La politique monétaire extrêmement souple menée dans la zone euro risque de créer une bulle immobilière. Si elle éclate, elle causera des dégâts nettement plus lourds qu’une bulle d’actions, assurent certains économistes.
La Banque centrale européenne mène une politique monétaire de plus en plus souple depuis le début de la crise financière de 2008. "Aujourd’hui, la BCE va vraiment très loin dans les efforts qu’elle déploie pour relancer l’inflation et la croissance économique", déclare Roland Gillet, professeur d’économie financière à la Sorbonne ainsi qu’à la Solvay Business School de l’ULB et expert au niveau international. "Voyez le taux de dépôt (la rémunération que perçoivent les banques qui laissent 'dormir' de l'argent à court terme auprès de la BCE, ndlr), qui s’établit désormais à -0,4%."
Si les dirigeants de la BCE suivent cette trajectoire, c’est avant tout parce que les politiques européennes s’avèrent incapables de créer les conditions d'une relance de la croissance économique, estime Roland Gillet. "Mais ce n’est pas parce que les taux sont extrêmement bas que les entreprises investissent davantage. En d’autres termes, la BCE se heurte aux limites de son action."
Selon les observateurs les plus critiques, la BCE court le risque de créer des bulles, parce que la masse monétaire générée par sa politique expansionniste reflue en bourse au lieu de servir l’économie réelle. Jacques Berghmans, cofondateur de TreeTop Asset Management, nuance: "Une certaine propension à prendre des risques est utile à la société. Et depuis la crise, l'aversion au risque a augmenté. La BCE doit inciter les individus à prendre des risques pour contribuer à relancer la croissance économique."
Dès qu’elle aura réussi dans cette entreprise, la BCE devra relever les taux et faire le nécessaire pour empêcher la formation de bulles, prévient-il. "Car dès que les bourses commencent à prendre de la hauteur, les épargnants se convainquent facilement qu’elles ne peuvent que progresser." Jacques Berghmans ne constate pour le moment pas de survalorisation des marchés d’actions. "Les rapports cours/bénéfice et cours/valeur comptable fluctuent autour de leur moyenne à long terme. Les bourses ne sont donc pas spécialement chères."
Une bulle est une valorisation qui ne repose pas sur des facteurs fondamentaux. "Traditionnellement, la formation d’une bulle est extrêmement rentable au début du phénomène, raison pour laquelle on y investit énormément", détaille Jacques Berghmans. "Une fois que cette bulle éclate, une autre se met à gonfler ailleurs, dans un autre secteur. Mais là aussi, une correction est inévitable. Les excès sont indissociables de la bourse. Il faut apprendre à vivre avec."
Le gestionnaire de fonds renvoie à une analyse récente de Bank of America Merrill Lynch, qui a étudié l’évolution du bénéfice par action depuis 1988 dans une quinzaine de secteurs. "Pour la bourse dans son ensemble, le bénéfice par action progresse en moyenne de 5,7% par an", reprend Jacques Berghmans. "Mais certaines périodes sont aussi marquées par une croissance beaucoup plus rapide. Les bénéfices ont presque triplé entre 2004 et 2008, par exemple. Cependant, ils provenaient pour 40% du secteur financier, qui ne représentait que 10% de l’économie à l’époque."
Les investisseurs doivent être attentifs aux déséquilibres de ce type, qui peuvent être le signe de problèmes à venir, et donc d’une sévère correction par la suite. "La rentabilité des banques a baissé de moitié depuis la crise, alors que les secteurs qui n’ont pas été victimes d’une bulle ont grosso modo continué à évoluer selon leur taux de croissance historique", poursuit Jacques Berghmans. La durée de vie typique d’une bulle fluctue entre 15 et 40 mois. Puis elle éclate. Il n’est pas toujours possible de savoir si on est en train d’investir dans une bulle, reconnaît Jacques Berghmans. Pour autant, les investisseurs ne sont pas condamnés à subir ses effets. "La meilleure manière de s’en protéger consiste à diversifier son patrimoine dans plusieurs catégories d’actifs et plusieurs régions, et à revoir régulièrement ses positions."
Taux bas = immobilier en hausse
Pour Roland Gillet, le danger est ailleurs: "Avec sa politique monétaire extrêmement accommodante, la BCE est en train de créer des bulles immobilières en Europe." L’an dernier, un rapport de Moody’s Analytics mettait en garde contre une forte hausse des prix immobiliers alimentée par les taux très bas. C'est déjà le cas en Allemagne, où les prix ont augmenté d’un quart depuis 2010. Et dans la mesure où les taux n’ont cessé de baisser depuis, le risque d’une survalorisation du marché immobilier résidentiel s’est accru. "Les épargnants ont tort de penser qu’ils ne courent aucun risque en investissant dans l’immobilier", soupire Jacques Berghmans.
Roland Gillet ne cache pas son inquiétude: "L’éclatement d’une bulle immobilière est beaucoup plus dévastateur pour l'économie que celui d’une bulle boursière. Souvenez-vous de ce qui s’est passé voici quelques années en Espagne, en Irlande ou aux Pays-Bas. N’oubliez pas que la majorité des épargnants possèdent une maison et sont le plus souvent en train de rembourser un crédit hypothécaire. Souvent, ils ont emprunté plus de la moitié du prix d’achat pour l’acquérir."
Une baisse des prix immobiliers produit un effet inversé sur le patrimoine, précise l’économiste. "Dès que les épargnants se sentent plus pauvres, ils compriment spontanément leurs dépenses de consommation. L’économie s’en trouve affectée, et de plus en plus de preneurs de crédits hypothécaires éprouvent des difficultés à rembourser leurs traites, par exemple parce qu’ils ont perdu leur emploi."
Des jeunes "incapables d'acheter"
Les estimations du marché immobilier belge divergent énormément. En témoigne l’analyse de la Banque nationale de Belgique, qui en arrive à une survalorisation de 3,5% selon une méthode de calcul, et de quelque 28% selon une autre.
Dans tous les cas, Roland Gillet juge qu'il ne faut pas prendre le problème à la légère. "De plus en plus de jeunes se disent incapables d’acheter un logement à cause des prix élevés", souligne-t-il. "La part du revenu des ménages consacrée au remboursement mensuel du crédit hypothécaire a augmenté de 60% en quinze ans. Pour acheter une maison, les jeunes ont souvent besoin de l’aide financière de leurs parents en plus de leurs fonds propres. Ils tendent à opter pour des logements de plus en plus petits. C’est inquiétant, même en faisant abstraction du rapport entre le prix et la valeur d’une maison."
Le "moment Minsky" est celui où le monde financier bascule de l’optimisme au pessimisme. Ce point d’inflexion porte le nom de l’économiste Hyman Minsky, qui a analysé comment l’augmentation des octrois de crédits en période de conjoncture favorable et leur contraction en période moins florissante rendent le système financier vulnérable et accroissent le risque de crise financière. En période de croissance, les investisseurs envisagent l’avenir avec optimisme, et ajustent leurs prévisions de bénéfices à la hausse. Il est dès lors plus intéressant d’investir avec des fonds empruntés. D’autant que le bailleur de fonds traverse, lui aussi, une phase optimiste. Un nombre croissant d’investisseurs privilégient les gains à court terme en vendant rapidement leurs actions ou leurs actifs immobiliers, au lieu de les conserver en portefeuille dans la perspective d’en tirer des revenus fixes sous la forme de dividendes ou de loyer.
Le moment Minsky survient lorsque les emprunteurs, entreprises et citoyens, se rendent compte que l’évolution de leurs revenus ne suit plus celle de leur endettement. Ils doivent dès lors réduire leurs dépenses pour épargner davantage. Quant aux bailleurs de fonds, ils craignent à nouveau que leurs emprunteurs se trouvent dans l’incapacité de rembourser les crédits octroyés, ce qui les incite parallèlement à accorder plus difficilement des prêts et à accepter moins volontiers le refinancement de crédits en cours. "
L'abus économique, comme l'abus d'alcool, a son revers inévitable", avait un jour remarqué l’économiste John Kenneth Galbraith. Après un krach, les prix des actifs – actions, obligations, maisons, terrains – retrouvent des niveaux inférieurs de 30 à 40% à leur sommet. La période d’inconfort financier et économique qui suit un krach boursier peut perdurer quelques mois voire de nombreuses années. Pour illustrer le premier cas de figure, prenons l’exemple de la crise en 1998 due aux difficultés du fonds LTCM qui a provoqué une chute de plus ou moins 20% des bourses durant l’été. Deux mois avaient suffi pour récupérer les pertes essuyées. À l’autre extrême, le krach boursier de 1929 eut des retombées sur l’économie mondiale pendant de longues années.