La notion d’établissement stable” est un concept très important du droit fiscal international. Or, la transition vers une économie numérique remet en question ce principe fondamental qui veut que l’on paie les impôts là où l’entreprise est installée. “Nous devons plus que jamais développer une vision prospective et anticiper sur la fiscalité de demain.”
Les entreprises technologiques comme Facebook, Apple, Google et Amazon sont les porte-drapeaux de l’économie digitale. Ces géants américains réalisent d’importants bénéfices en Europe. Pourtant, ils n’y paient que très peu d’impôts parce que les règles fiscales de l’économie traditionnelle ne sont pas adaptées à cette nouvelle génération d’entreprises. “Qu’il s’agisse d’impôts directs ou indirects, nous évoluons vers des systèmes où nous devrons taxer à l’endroit où la valeur ajoutée est créée ou les produits et services consommés”, estime Bert Gevers, associé Indirect Tax chez Loyens & Loeff.
Impôts directs
“Les bénéfices sont imposés dans le pays où les entreprises sont physiquement présentes: c’est la principale caractéristique de l’impôt des sociétés”, ajoute Natalie Reypens, associée chez Loyens & Loeff et spécialiste en Tax & Transfer Pricing. “Dans l’économie digitale cependant, nous ne pouvons plus nous contenter de cette approche traditionnelle. Les grandes sociétés technologiques américaines gagnent de l’argent avec des données sans devoir être physiquement implantées chez nous. Si vous êtes en Belgique et que vous téléchargez un livre sur le site d’Amazon, vous achetez un service à une société qui n’est pas physiquement présente dans notre pays. Les décideurs politiques estiment donc qu’il faut revoir les accords internationaux sur la taxation des entreprises.”
Seule une collaboration internationale permettra d’harmoniser les règles et d’éviter la double imposition.
L’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE), le groupe de réflexion des pays industrialisés, travaille à des mesures visant à adapter la fiscalité et à la rationaliser au niveau international. L’Union européenne a repris ces principes. Et notre pays se consacre lui aussi à l’élaboration de nouvelles règles. “On peut s’attendre à un élargissement de la notion d’établissement stable afin que l’on ne se base plus sur la présence physique mais sur la présence digitale des entreprises. Cela signifie que l’on taxerait les bénéfices là où se situent les utilisateurs, sans tenir compte de la présence physique du fournisseur numérique.”
“Ce basculement exige un tout nouveau cadre pour le droit fiscal. Une chose est certaine, aucun pays ne peut le faire de façon isolée. Seule une collaboration internationale permettra d’harmoniser les règles et d’éviter la double imposition.”
Impôts indirects
Sur le plan de la fiscalité indirecte, telle que la TVA, les droits de douane et les accises, des réformes majeures ont déjà été mises en place. “En Europe, nous appliquons la TVA là où les biens et les services sont utilisés”, confirme Bert Gevers. “C’était aussi une demande des grands États membres dans le domaine des services, parce qu’une grande part des revenus étaient perçus par de plus petits États membres. Par exemple, de nombreux fournisseurs se sont installés au Grand-Duché de Luxembourg et en Irlande afin de profiter d’un taux de TVA réduit. Ils pouvaient ainsi offrir aux consommateurs des prix beaucoup plus avantageux pour les produits digitaux.”
À partir de 2010, de nouvelles règles sont entrées en vigueur pour ce qui concerne la fourniture de services électroniques. Et depuis 2015, ces services sont toujours taxés là où se trouve le consommateur, quel que soit le lieu d’établissement du fournisseur. La législation continue d’évoluer sous la pression de la numérisation rapide et des risques de fraude qui l’accompagnent. Il reste du pain sur la planche dans le secteur de la vente en ligne: “Lorsque vous faites des achats sur une plateforme numérique comme Zalando ou Amazon, vous ne savez pas toujours avec certitude qui est le vrai fournisseur. De nombreuses autres entreprises – par exemple chinoises – utilisent ces plateformes pour proposer leurs produits. En Europe, elles doivent payer les droits de douane dans le pays importateur et la TVA dans le pays du consommateur. Bon nombre de ces vendeurs en ligne ne respectent pas ces obligations et paient trop peu d’impôts indirects.”
Les règles fiscales de l’économie traditionnelle ne peuvent être appliquées en l’état à cette nouvelle génération d’entreprises.
“Cette situation provoque des inégalités. Car les magasins physiques traditionnels ne peuvent vendre leurs produits au même prix. Avec son ‘Pack e-commerce’, l’Union européenne devrait renforcer les règles dès 2021. Il nous revient d’aider nos clients à mener leurs activités dans le respect des réglementations. Nous le faisons en étroite concertation avec le secteur et les pouvoirs publics. Grâce à notre présence internationale, nous pouvons discuter de la problématique du commerce en ligne avec des collègues basés à l’étranger. En réalité, toutes les juridictions sont confrontées à des défis similaires. Nous pouvons échanger des idées de solutions possibles et analyser celles qui ne fonctionnent pas.”
Impact sur les résultats
Pour un pays comme la Belgique, l’harmonisation internationale serait une bonne chose, juge Natalie Reypens. “Nos taux d’imposition n’ont jamais été très bas, ce qui crée un handicap concurrentiel. L’harmonisation des règles pourrait améliorer les choses. Mais nous en sommes encore loin. Les nouveaux principes fiscaux qui s’appliquent à l’économie numérique demandent que l’on change totalement la façon de voir les choses. En outre, nous devons revoir les conventions fiscales pour éviter la double imposition. En attendant, nous suivons de près toutes les évolutions. Nous décryptons les nouveaux concepts pour nos clients et examinons quel serait leur impact réel sur leurs résultats. Nous devons plus que jamais déployer une vision prospective.”