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reportage

Au festival Le Guess Who?, le futur des musiques en question

Le passage de Hakuna Kulala Club Night par Le Guess Who? avec un mélange de techno, house et dance. ©Juri Hiensch

Festival prescripteur, plaque tournante des sons d'hier et d'aujourd'hui, Le Guess Who? interroge notre rapport à la musique via une programmation visionnaire et cosmopolite. Organisé à Utrecht du 7 au 10 novembre, l'événement s'est érigé en modèle pour légion de festivals européens.

Plantée au beau milieu de la carte des Pays-Bas, la ville d'Utrecht est le théâtre des activités organisées par Le Guess Who?. Depuis 2007, ce festival urbain prend le pouls des musiques de demain avec un sens aiguisé de la remise en question. Toujours au taquet à l'heure de se projeter au-devant des nouvelles tendances, le rendez-vous hollandais a su évoluer au fil des éditions pour offrir une caisse de résonance à des projets venus du monde entier.

Ouverte à tous les styles, la programmation arpente le planisphère en vue de nous confronter à une saine réalité: les meilleurs sons de la planète possèdent des origines diverses et variées, mais ne sont en aucun cas l'apanage exclusif de l'Occident. Votre prochaine chanteuse préférée habite potentiellement au Togo. Le destin de l'électro se joue peut-être, en ce moment, dans les recoins de la cordillère des Andes. Le futur du jazz s’écrirait-il en Indonésie? Le rock serait-il meilleur au Japon? Une avalanche de questions et d’hypothèses globe-trotteuses happe inévitablement les esprits de celles et ceux qui franchissent les portes entrouvertes par Le Guess Who? en ce début du mois de novembre.

Qualité d’écoute

La proposition du festival défie les idées reçues et entrevoit la beauté au-delà des frontières. Un positionnement qui n'empêche pas Le Guess Who? de dérouler des affiches prophétiques, célébrant notamment un producteur comme Nicolás Jaar ou un groupe de rock comme King Gizzard and the Lizard Wizard avec une dizaine d'années d'avance sur les bains de foule. Cet art de l'anticipation est unanimement reconnu. À tel point que de nombreux festivals européens (Nuits Weekender, Sonic City, Fifty Lab, Pitchfork Music Festival, etc.) sont apparus dans le sillage de la manifestation hollandaise, se greffant stratégiquement dans le calendrier dans le but de profiter du travail de fond opéré depuis Utrecht.

À Utrecht, musées, églises, théâtres, bibliothèques, entrepôts et autres salles de spectacles servent ici les intérêts d’un événement étalé sur quatre soirées.

Cité médiévale traversée de canaux et de pistes cyclables, la quatrième plus grande ville des Pays-Bas offre une alternative de choix à l’ultra-touristique Amsterdam. Musées, églises, théâtres, bibliothèques, entrepôts et autres salles de spectacles servent ici les intérêts d’un événement étalé sur quatre soirées. À la différence de la plupart des festivals, Le Guess Who? ne monte pas à la hâte des scènes éphémères, mais s’appuie – le plus souvent – sur le confort et la technique de structures existantes qui, sans exception, fournissent une qualité d’écoute hors du commun aux concerts programmés. À ce titre, un détour par le Tivoli s’impose. Centre névralgique du festival, ce gigantesque bâtiment rétrofuturiste abrite des espaces de diffusion de multiples dimensions. Le complexe est hors-du-commun. Pour le décrire, il faut imaginer une superposition du Cirque Royal, de l’Ancienne Belgique et du Botanique reliée, en un même lieu, par un enchevêtrement d’escaliers et d’escalators. Du 7 au 10 novembre, le Tivoli s’est positionné à la pointe du jazz, du rock, de l’électro, de la soul, du rap, de la musique contemporaine et d’explorations audiovisuelles en tout genre.

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Généralement complet quelques minutes seulement après la mise en vente de ses billets – soit près de dix mois à l’avance –, Le Guess Who? est parvenu à établir une relation de confiance avec son public qui, les yeux fermés, achète chaque année un ticket (200 euros le pass quatre jours). Capable de rassembler 5.000 personnes par jour sur la foi d’un menu quasi dépourvu de têtes d’affiche, le festival s’est construit une histoire à part, à l’écart des programmations interchangeables proposées par tant d’autres rendez-vous musicaux. Les noms les plus établis se comptent ici sur les doigts d’une main: la pionnière du mouvement néo-soul Meshell Ndegeocello, l'ex-Sonic Youth Kim Gordon ou l'envoûtante Arooj Aftab, première chanteuse pakistanaise couronnée lors des Grammy Awards sont les atouts les plus "populaires" d'une affiche articulée autour de 150 concerts.

Arooj Aftab - Raat Ki Rani

Dans la matrice

Une fois sur place, on comprend que tout Le Guess Who? se joue au cœur de la matrice musicale: en (hyper) lien avec l'histoire, entre exploits d'autrefois et performances à venir. La 17e édition nous a ainsi donné l'opportunité de voir le futur de la musique Gnaoua (Asmâa Hamzaoui & Bnat Timboktou), de découvrir le Kanye West du Kenya (Kabeaushé) ou de danser sur une version projective et débridée de la samba (Mimosa). À côté de ces nouveaux noms, il y a ceux passés à postérité. À 64 ans, Hopeton Brown, alias Scientist, rappelle qu'il a inventé le dub, influencé Massive Attack et écrit un pan de l'épopée jamaïcaine. Pour sa part, Brian Jackson (72 ans) a composé les plus grands morceaux de Gil Scott-Heron. Allégrement samplé par Kendrick Lamar, le pianiste et flûtiste soul-jazz tient une forme olympique. À l'instar de Tucker Zimmerman qui, à 83 ans, délivre un concert bouleversant sous la nef de l'une des plus anciennes églises de la ville. Récemment redécouvert à la faveur d'une collaboration avec le groupe américain Big Thief, l'artiste tient sa place au panthéon de la mythologie folk-rock.

Se porter au chevet de musiques créées aux quatre coins du monde, c’est aussi prendre conscience de certaines réalités géopolitiques. À travers les personnalités invitées à se produire à Utrecht, Le Guess Who? parle aussi des crises et des conflits qui agitent l’époque. Venus de Ramallah, les producteurs palestiniens Shabjdeed et Al Nather soulignent ainsi, à leur façon, l’importance de la culture en période de guerre.

Enfin, il faut encore souligner que Le Guess Who? s’organise en lien direct avec les musiciens. Depuis une dizaine d’années, le festival confie en effet une partie conséquente de sa programmation à des artistes avisés : des curateurs comme Devendra Banhart, Shabaka Hutchings ou Fatoumata Diawara se sont déjà prêtés au jeu par le passé. Cette année, Darkside, le groupe de rock psychédélique japonais Bo Ningen ou la chanteuse pakistanaise Arooj Aftab ont activement participé à la programmation. Sans doute l’une des plus passionnantes de l’année.

Nos coups de cœur

Incubateur de talents et de valeurs sûres, Le Guess Who? est le lieu de toutes les révélations. La 17ème édition est venue célébrer de nouvelles promesses musicales.

Dawuna
Né dans le Maryland, un temps relocalisé au Kenya, et désormais implanté à New York, Dawuna s’invite à la lisière de la soul, du R’n’B et du gospel. Véritable laborantin, le chanteur américain manipule des bandes magnétiques et explore le potentiel des machines pour délivrer des chansons sensibles et maniérées qui, sans forcer, devraient séduire les fans de James Blake, de D’Angelo ou de Frank Ocean.

Party Dozen
Adoubé par Nick Cave, le duo australien Party Dozen rénove les codes du rock entre une batterie et un saxophone. En l’absence de guitare électrique, c’est le cuivre qui se charge des riffs et de la distorsion. Jamais à bout de souffle, l’incroyable Kirsty Tickle se déchaîne sur les percussions dispensées par son compère Jonathan Boulet (de canon). Un groupe explosif à (re)voir – pour le croire – sur la scène du Botanique, le jeudi 28 novembre.

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aja monet
Poète et activiste basée à Los Angles, aja monet insiste pour que son nom soit calligraphié en minuscule. L’artiste afro-américaine mérite pourtant de s’inscrire en lettres capitales dans les livres d’or du jazz, du slam et du spoken word. Épaulée par des musiciens d’exception, la chanteuse de 37 ans déclame ses mots avec passion et conviction. Diction parfaite, charisme absolu, aja monet est assurément l’une des voix les plus importantes de son temps.

Hyper Gal
Programmées dans une salle attenante à un restaurant asiatique, les Japonaises du groupe Hyper Gal n’y vont pas avec le dos de la cuillère. Les filles d’Osaka jouent vite, fort et sans concession. Tornade noise rock torpillée de beat saturés, l’affaire se joue entre les stridulations épileptiques de la chanteuse Koharu Ishida et les frappes convulsives de la batteuse Kurumi Kadoya. Véritable mur du son, la formule minimaliste du duo procure un maximum d’effets.

Chuck Strangers
Carrure de lutteur, flow puissant mais jamais menaçant, Chuck Strangers s’affirme à la pointe du hip-hop alternatif. Proche de Joey Bada$$ et du trio Flatbush Zombies, le rappeur de Brooklyn esquisse une bande-son typiquement new-yorkaise via des productions infusées de sons dénichés dans le coffre au trésor des musiques soul-jazz. Réservé, voire timide, Chuck Strangers étale ses talents de narrateur en marge des clichés bling-bling. Sobre et attachant.

Fyear
Attentif à toutes les formes d’expression, Le Guess Who? ne pouvait passer à côté de Fyear. Jazz, post-rock, metal et musique classique s’invitent au cœur de la formule hybride imaginée par ce collectif de Montréal. Politisé et engagé, le groupe propose une expérience poétique et immersive, toujours sous tension. Une performance rehaussée par des projections vidéo parfaitement ajustées aux slogans dispensés par ce gang à ranger entre The Ex, Mogwai et Godspeed You! Black Emperor.

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