Changer nos espaces de vie pour changer le monde
Alors que nos cerveaux seraient plus que jamais soumis à un "risque de pourriture", la réponse aux maux ambiants pourrait bien se trouver au coin de la rue. Dans nos “tiers-lieux”.
Début décembre, l’Université d'Oxford a désigné son mot de l'année 2024 censé représenter les tendances des mois écoulés, une sorte d’état du monde par le lexique. Elle a choisi… “brain rot”, qu’on pourrait traduire par "pourriture cérébrale". Les articles de presse ont fleuri dans les jours qui ont suivi, se transformant pour certains en tests de personnalité: “Souffrez-vous du phénomène du cerveau pourri?” C’est-à-dire: souffrez-vous de la "dégradation mentale liée à une consommation excessive de contenus numériques de mauvaise qualité", pour reprendre la définition établie par la vénérable institution britannique. Sans aucun doute, pour l’écrasante majorité d’entre nous, la réponse est oui.
#Je suis une pomme de terre
Cette dégradation mentale n’est pas une suspicion nouvelle. Le journaliste François Saltiel a rappelé que le mot apparaissait déjà chez le philosophe naturaliste américain Henry David Thoreau: "Alors que l'Angleterre s'efforce de guérir la pourriture de la pomme de terre, personne ne s'efforcera-t-il de guérir la pourriture cérébrale, qui sévit bien plus largement et de manière bien plus fatale?", écrit-il dans «Walden», en 1854.
Reste qu’on ne parlait pas d’économie de l’attention au XIXe siècle. Une attention qui serait aujourd’hui en chute libre. De 8 à 9 secondes si l’on en croit les recherches des ingénieurs de Google que Bruno Patino, président de la chaîne Arte, cite dans un livre paru en 2019, dont le titre résonne pas mal avec notre mot 2024: “La civilisation du poisson rouge”. Il y écrit: “Cette économie de l’attention détruit, peu à peu, nos repères. Notre rapport aux médias, à l’espace public, au savoir, à la vérité, à l’information.”
La Fondation Jean Jaurès, en France, enfonce le clou en sortant ces jours-ci une étude sur “l’exode informationnel”: une fatigue de l’information (on parle aussi de submersion) qui mènerait de plus en plus de personnes à déserter à la fois l’info et le fait d’en débattre avec ses proches à cause d’une “sensation angoissante de ne plus rien y comprendre, malgré des efforts”. Et l’étude de conclure que cette “grande transhumance a un coût démocratique majeur” et de proposer en guise de solutions la régulation des réseaux sociaux, l’éducation aux médias à l’école ou encore de “susciter le lien au public plus restreint plutôt que de cultiver l’audience”.
Le lien, nous y voilà. Tandis qu’Uber et de plus en plus de commerçants proposent une option “sans interaction” pour un “service silencieux” chez le coiffeur ou la manucure, d’autres, au contraire, déplorent l’absence de conversations dans leur établissement Horeca et y interdisent désormais les ordinateurs. Allez au Café Boudin en face de Bozar, vous verrez: pas d’ordinateur sur le temps de midi, indique de petits panneaux apposés partout.
#Je suis un poisson rouge qui se soigne
S’interroger sur nos liens, la manière de se parler et les espaces qui y sont dédiés, c’est tout l'objectif de la série en six volets que nous vous proposons les deux dernières semaines de cette fin d’année. Nous irons à Bruxelles, Paris et Berlin, dans les lieux culturels de ces capitales, mais aussi dans les campagnes, en tentant de trouver où et comment s’inventent des espaces qui permettent de mieux comprendre le monde et d’y vivre ensemble.
Cela passe d’abord par le fait de comprendre qu’Internet est un espace public comme un autre, et qu’il peut être violent et excluant pour une majorité de personnes, c’est ce que nous verrons notamment vendredi 27 décembre. On explorera ensuite des initiatives qui réfléchissent à l’inclusivité dans les théâtres, les villages wallons ou dans des quartiers entiers réputés ouverts. Ce ne sont que quelques propositions de découvertes de ces espaces qu’on appelle “tiers-lieux”, “tiers” pour signifier qu’il ne s’agit ni de la maison, ni du travail. Car dans nos tiers-lieux se jouent quantité d’enjeux primordiaux pour changer le monde, comme nous les décrivent nos trois spécialistes, l’architecte Apolline Vranken, le sociologue Antoine Burret et le philosophe Philippe Van Parijs.
Parce que pour répondre au «brain rot» mis en avant par Oxford, ne négligeons pas qu’une autre grande université britannique, celle de Cambridge, a de son côté choisi le terme "Manifest" comme mot de l’année. Il signifie le fait de pouvoir donner vie à ses rêves par la parole et, étonnamment, la presse francophone ne s’en est pas fait le relais. Alors, pour reprendre la réplique des Guignols de l’info sur Canal+ en l’adaptant au contexte 2024, une suggestion: “Vous pouvez maintenant éteindre votre téléphone et reprendre une activité normale”…
Dans nos tiers-lieux se jouent quantité d’enjeux primordiaux pour changer le monde, comme nous les décrivent l’architecte Apolline Vranken, le sociologue Antoine Burret et le philosophe Philippe Van Parijs.
Mardi 24.12 | Changer les règles du théâtre
De plus en plus de lieux culturels se donnent pour mission d’accueillir des publics exclus des salles de spectacles. Un concept nommé «Relax».
Jeudi 26.12 | Détourner une friche industrielle
Le 104, à Paris, ex-friche industrielle devenue centre culturel participatif emblématique, est foisonnant et se veut l’incarnation d’un carrefour entre les pratiques culturelles et artistiques.
Vendredi 27.12 | Changer les règles du net
L’autrice Myriam Leroy, victime de cyberharcèlement, ouvre ainsi à la galerie That’s what x said un espace de dialogue nouveau, en plein dans les Marolles, pour montrer l’ampleur de la misogynie et en faire un compost magistral.
Mardi 31.12 | Inventer dans un quartier coopératif
Depuis 2012, le «Holzmarkt 25» s’est installé sur les rives de la Spree, à Berlin. Sur un site verdoyant de plus 12.000 m², le quartier fait la part belle au street-art, aux arts et à la gastronomie.
Jeudi 02.01 | Promouvoir la diversité et la créativité
Le RAW Gelände, situé dans le quartier de Friedrichshain, est l’un des lieux emblématiques du Berlin “alternatif”. L’espace est ici tout entier dédié à la diversité et la créativité.
Vendredi 03.01 | Sortie de la ville, faire des cabanes
Les jeunes urbains sont de plus en plus nombreux à construire leur collocation en milieu rural, dans de véritables tiers-lieux qui s’ouvrent un peu partout en Wallonie.
1. Antoine Burret, sociologue: "Le tiers-lieu permet de conserver les liens entre des opposés"
Comment analysez-vous l’évolution des tiers-lieux depuis l’apparition de ce terme à la fin des années 80?
Le tiers-lieu désigne un lieu de sociabilité informelle. Le concept a été créé en référence aux tiers-lieux de culture européenne: café, taverne, etc. Ce type de lieu était en fait absent des plans d’aménagement des villes. Il est important de noter la grande diversité des tiers-lieux: un kebab peut être un tiers-lieu, par exemple. Hélas, le sens que l’on donne actuellement à ce mot est discutable: il est fortement associé à l’entrepreneuriat et au monde des start-up. Il y a eu une réorientation des tiers-lieux vers le travail, le commercial et la production. Le tiers-lieu colporte ainsi aujourd'hui une image très marketing. Or, dans le moment politique et social que nous vivons actuellement, il est plus que jamais nécessaire de réfléchir au sens fondamentalement politique des tiers-lieux.
Quel est-il?
Le tiers lieu est le lieu de la rencontre. C'est un lieu où l’on rencontre l’autre et où l'on construit des habitudes avec lui. C’est un lieu d’échange: on n’est pas forcément d’accord avec l’autre, mais on continue à vivre ensemble. Le tiers-lieu permet de conserver les liens entre des opposés. Il est le Parlement du peuple. Il permet de construire quelque chose de commun.
C'est une erreur de limiter le tiers-lieu à l'urbain?
Nous avons une vision réductrice des tiers-lieux en les cantonnant à l’urbain, à l’image du coworking par exemple. Ce sont évidemment ceux qui attirent majoritairement l’attention des politiques publiques et des médias. Mais les tiers-lieux en zone rurale sont cruciaux. Dans les zones rurales, certains commerces jouent le rôle de tiers-lieu, par exemple.
"Plus il y a de tiers-lieux, plus les gens sont à même de se protéger. Les tiers-lieux favorisent la connexion entre les personnes pour mieux s’organiser en cas de problème."
Quels liens constatez-vous entre le tiers-lieu et les nouvelles technologies?
Dès les années 90, les nouveaux acteurs du numérique se sont intéressés au tiers-lieu. Il y avait clairement une volonté de créer des tiers-lieux numériques. À côté de cela, il y a eu ensuite un mouvement d'éducation populaire qui a consisté à recréer des lieux d’échange informel sur base de ce qui se faisait alors sur Internet avec les forums, les blogs, etc. L'objectif était de reproduire ces modèles au niveau ultra-local afin de retisser des liens sociaux. Aujourd’hui, on observe un autre phénomène encore: certains tiers-lieux se construisent sur le principe de la déconnexion numérique, au travers d'une réflexion critique au sujet du numérique et de sa privatisation. Il faut bien comprendre que, dans les tiers-lieux, les phénomènes sociaux sont lisibles. Les tiers-lieux sont des lorgnettes sociétales.
Observez-vous des initiatives publiques novatrices concernant les tiers-lieux?
Au Japon, les tiers-lieux ont joué un rôle important dans le cadre de la catastrophe de Fukushima. Quand les populations ont dû se déplacer, les autorités publiques ont construit des bâtiments de fortune dans lesquels elles ont installé des tiers-lieux pour recréer de la sociabilité et de la solidarité. Le Japon a su mettre en place des tiers-lieux pour des situations de catastrophe, qui s’inscrivent dans le cycle de la prévention et de la sauvegarde en cas de crise. On a pu observer que plus il y a de tiers-lieux, plus les gens sont à même de se protéger. Les tiers-lieux favorisent la connexion entre les personnes pour mieux s’organiser en cas de problème. Ce modèle devrait faire école en Europe. Le tiers-lieu peut constituer un appui permanent dans l’amélioration des conditions de vie des personnes. (S. B.)
2. Apolline Vranken, architecte: "Il faut réfléchir aux seuils de nos lieux"
Quelles sont les caractéristiques des lieux qui rassemblent?
D’abord, je dirais qu’on ne recherche pas les mêmes lieux selon notre âge, notre mode de vie ou de socialisation. Mais cela n’empêche pas de pouvoir (se) rassembler. Je donne souvent l’exemple de la Place Morichar qui est selon moi le skatepark le plus mixte de Bruxelles. Ce n’est pas parfait, mais on y trouve des espaces de négociation, c’est-à-dire des espaces appropriables, sans prescription d’usage, comme la plaine, à côté d’espaces prescrits, comme le skatepark. C’est la combinaison des deux qui rend le tout intéressant.
Travailler l’inclusivité des espaces publics, c’est aussi prendre conscience des codes implicites à maîtriser pour prendre part à la vie de beaucoup de lieux?
On pourrait ainsi réfléchir à faire déborder le lieu culturel vers la rue ou, au contraire, faire rentrer la rue à l’intérieur du lieu. Dans l’idée de casser la barrière invisible qui délimite trop fermement les deux espaces. L'aménagement des seuils est aussi un élément clé à l’échelle du logement individuel, car cela a des vertus sur les liens de proximité et de voisinage. Cela augmente également le sentiment de sécurité dans les villes: savoir que les rez-de-chaussée des rues qu’on traverse de nuit sont habités, ça a un effet sécurisant.
Est-ce qu’un tiers-lieu permet vraiment de créer de la mixité?
Si on revient à l’élémentaire, cela devrait être un lieu où l’on peut retrouver d’autres personnes ou se retrouver soi, sans devoir consommer. Un lieu où il y a des toilettes et l’accès à l’eau potable. Idéalement, où l’on est au chaud ou du moins couverts. Je pense à Muntpunt qui ferme un peu plus tard, dont l’accès est gratuit, sans obligation d’achats. Aujourd’hui, ce qu’on appelle tiers-lieu, ce sont souvent des occupations temporaires et il y a des structures qui font ça très bien, comme la Communa.
"On pourrait ainsi réfléchir à faire déborder le lieu culturel vers la rue ou, au contraire, faire rentrer la rue à l’intérieur du lieu."
Mais il y a aussi des dérives?
Dans mes visites guidées du Béguinage, dans le centre de Bruxelles, j’ai toujours un mot pour la privatisation ou du moins la commercialisation pratiquée par Pali Pali qui administre la friche du Grand Hospice. Consommer pour pouvoir prendre place. On observe que le lien promu par le projet est fabriqué par des personnes qui viennent de France et connaissent assez mal les dynamiques locales. On est face à de la gentrification à cause de la nature lucrative des activités qui y sont menées, alors que le site est propriété du CPAS. Je peux entendre qu’à Usquare, l’occupation précaire dans l’ancienne caserne d’Ixelles, on fasse une guinguette, car l’objectif final potentiellement est un pôle Horeca, mais, au Grand Hospice, il s’agira d’habitat intergénérationnel, ça n’a pas de sens. (Char.)
3. Philippe Van Parijs, philosophe: "Les tiers-lieux contribuent à la bonne santé de nos démocraties"
Comment distinguez-vous les tiers lieux?
À mon sens, il est utile de distinguer les tiers-lieux intérieurs et les tiers-lieux qui se trouvent dans l’espace public. La démocratie, il faut le rappeler, s’est graduellement développée grâce au rôle joué notamment par les cercles et les salons. Ces derniers ne désignaient pas une société politique organisée, mais des lieux où on discutait politique, où il y avait un débat sur la chose publique. Des tas de lieux de ce type continuent d’exister dans nos sociétés. Ils font partie du fonctionnement d’une démocratie. C’est là où l’on réfléchit ensemble et où se forment des initiatives.
"La rue est un tiers-lieu important pour la démocratie. Il y a 3 manifestations par jour sur le territoire de la région bruxelloise, c'est beaucoup."
Mais jusqu’où s’étend votre idée de tiers-lieux extérieurs?
Il me semble que la rue est un tiers-lieu important pour la démocratie, par exemple. Il y a 3 manifestations par jour sur le territoire de la région bruxelloise. C’est beaucoup quand on y réfléchit. Bien sûr, ces manifestations ont des ampleurs différentes, mais elles montrent que la rue est un complément essentiel à l’isoloir. La rue est une forme de correctif à la démocratie électorale. C’est donc un contrepoids au fonctionnement politique formel. On peut penser aux premières marches pour le climat, par exemple. Les politiques n’ont en soi pas ou peu d’intérêt à propager les tiers-lieux, mais il n’en reste pas moins que nos démocraties doivent permettre leur développement. Les tiers-lieux contribuent à la bonne santé de nos démocraties. (S.B.)
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