Réouverture de la culture en Europe: où en est-on?
La culture en Europe est à différents degrés de déconfinement, mais la plupart sont très faibles. Pourtant, ce n’est pas la bonne volonté du secteur ni les avis scientifiques qui manquent.
Un peu partout en Europe, des experts se montrent de plus en plus favorables à une reprise de la culture et le font sur base d’études comme celle menée en Allemagne par l’Institut Hermann-Rietschel de Berlin qui concluait en février que les théâtres, salles de concert et musées respectant les consignes sanitaires habituelles apparaissent comme les lieux les plus sûrs par rapport à une liste incluant les supermarchés, les bureaux en open space ou les écoles. Bertrand Maury, chercheur à l’université Paris-Saclay et membre de MODCOV19, une plateforme pour mieux lutter contre la pandémie en France déclarait début mars sur France Culture: "En l’état actuel des connaissances, il apparaît qu’un bon nombre de salles pourraient être rouvertes." Et notamment les grandes salles et toutes celles possédant une ventilation de qualité: "Permettre le renouvellement de l’air par de l’air extérieur va permettre la dilution ou la diminution de la concentration de ces petites particules potentiellement contaminantes."
Quant aux événements extérieurs, il faudrait y maintenir des précautions de distanciation, mais "il semble vraiment clair maintenant que la plupart des contaminations se font en lieux clos". Sans compter chez nous les propos de l’épidémiologiste Yves Coppieters à notre consœur de La Libre: "Fondamentalement, ces lieux qui avaient montré leur capacité à appliquer ces protocoles stricts auraient pu rouvrir dès janvier." Alors qu’attendent les pays européens?
"On voit de grosses différences entre les institutions fortement subventionnées et des lieux qui génèrent la plupart de leurs revenus eux-mêmes."
Aux Pays-Bas: tout est fermé et peu de perspectives
Fermés depuis le 15 décembre, tous les lieux culturels sont à l’arrêt et aucune perspective positive ne se dessine avant les vacances de Pâques alors que les magasins ou les coiffeurs sont ouverts, ce qui, comme en Belgique, suscite l’incompréhension du secteur culturel. La situation depuis 2020 est catastrophique, selon Heidi Vandamme, experte en communication muséale internationale basée à Amsterdam: "On voit de grosses différences entre les institutions fortement subventionnées et des lieux qui génèrent la plupart de leurs revenus eux-mêmes. Le Van Gogh Museum, qui ne reçoit quasiment pas de subventions, en est un bel exemple. Des aides de l’État ont été mises en place, mais certains contrats ne sont pas prolongés. De façon générale, beaucoup d’institutions s’attendent à des chiffres dans le rouge, encore cette année." Les musées se tiennent prêts à ouvrir leurs portes, le secteur de la scène mène une grande campagne pour afficher sa résilience et des tests "Covid-safe" sont menées dans des stades de foot et des salles de concert. Un consortium a d’ailleurs vu le jour pour organiser ces tests grandeur nature et en partager les résultats.
En France, même chose
"Rien n’est ouvert à ce jour, malgré la conformité de la plupart des établissements, la volonté des acteurs culturels, et... le maintien des soldes", ironise Pauline Coutant, responsable de la communication et des publics à la Condition publique de Roubaix, "et cet arrêt inclut bien sûr le monde de la nuit, grand oublié de cette crise de la culture perçue comme non essentielle." La "reprise" entre septembre et fin octobre 2020 avait redonné un immense espoir, mais "après cinq nouveaux mois de fermeture, les artistes, les lieux, les équipes qui les font vivre, sont fatigués de suspendre, décaler, reprogrammer tournages, filages, montages d’expositions." Les festivals de musique se questionnent sur la tenue ou non de leur édition: "Les Eurockéennes de Belfort sondent leur public, mais certains ont déjà annulé (Hellfest, Garorock, Solidays, etc.)" tandis que la ministre de la Culture Roselyne Bachelot proposait des jauges à 5.000 places assises "qui pourrait être augmentées".
"Rien n’est ouvert à ce jour malgré la conformité de la plupart des établissements, la volonté des acteurs culturels, et... le maintien des soldes."
Alors, la colère monte: un mouvement d’occupation des théâtres et des cinémas grandit de jour en jour et les internautes auront vu la performance de Corinne Masiero nue sur la scène des César pour demander "Qui veut la peau de Roger l’intermittent?" Mais une bonne partie de l’énergie s’emploie par ailleurs à se réinventer: des chansons livrées à domicile par la compagnie On OFF basée à Lille; "L’appart chez toi", DJ set en visio par Barbara Butch; CultureBox, créée en 2006 sur le web et devenue une nouvelle chaîne (éphémère) de France TV depuis début février: "ça fait vivre des spectacles qui devaient tourner comme l’incroyable Room with a view de Rone avec la Cie (La)Horde et le Ballet national de Marseille. Tout le monde a, malgré lui, appris à 'se raconter', c’est un formidable élan créatif et j’espère que cette énergie éditoriale vis-à-vis des coulisses de l’art se prolongera après la reprise." Quand est-elle programmée, cette reprise? Fin février, le gouvernement annonçait "un retour progressif d’ici mi-avril" et des concerts-tests avec plusieurs milliers de personnes sont prévus. En attendant, le secteur ronge son frein.
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En Grèce, la précarité comme seul horizon
"La situation en Grèce est dramatique", analyse la journaliste grecque basée en Belgique Elli Mastorou, "La culture n’est nulle part, le seul déconfinement culturel dont je pourrais parler c’est le mouvement #MeToo qui a mené à l’arrestation d’un ancien directeur du Théâtre national grec." Un hashtag similaire au belge #StillStandingforCulture a vu le jour: #supportartworkers. "C’est un mouvement qui s’est formé il y a un an pour faire prendre conscience au ministère de la nécessité de créer un cadre social et légal pour les artistes", nous explique l’artiste franco-grecque Anna Muchin. Déjà largement ébranlé·es par des années d’austérité économique, les artistes ne sont pas bien depuis longtemps en Grèce: "C’est la jungle, il n’y a pas de statut pour les artistes, il faut cumuler trois voire quatre boulots alimentaires. Nous avons été extrêmement fragilisé·es par dix ans de précarité et de dettes illégitimes. Ce sont des situations passées sous silence." Aucun déconfinement n’est annoncé. "Plein de lieux qui sont indépendants ne savent simplement pas comment survivre." Et Anna Muchin, quant à elle, est expatriée depuis plusieurs années. "Je réfléchis souvent à rentrer, mais notamment à cause de la gentrification de l’immobilier, je n’aurais pas les moyens de vivre en Grèce."
En Grande-Bretagne, un plan de réouverture à partir d’avril
Selon Johann Harscoët, notre confrère de L’Echo basé à Londres, 400 millions de livres de soutien au secteur sont prévus, soit une extension de près de 25% des aides déjà accordées depuis le début de la crise: "Le Treasury assure que le fonds Covid Recovery a permis le maintien de 75.000 emplois et ce plan ressemble beaucoup à la dernière étape avant le retour progressif à la normale. La réouverture de l’ensemble des musées, galeries et salles de spectacles se fera de façon échelonnée entre le 12 avril et le 21 juin." Le Royal Opera House de Londres a par exemple déjà annoncé sa réouverture le 17 mai avec des représentations parallèlement données en public et en streaming.
"Ces lieux qui avaient montré leur capacité à appliquer ces protocoles stricts auraient pu rouvrir dès janvier."
"Boris Johnson se dit 'très optimiste' sur la fin totale et définitive des restrictions à cette échéance, avec potentiellement des salles de concerts en pleine capacité dès cet été." Malgré ces promesses, des festivals d’été comme Glastonbury ont dû annuler leur deuxième édition de suite. Des parlementaires font pression sur le gouvernement pour qu’il garantisse un système d’assurance collective pour tous ces événements. "Le bout du tunnel approche, mais malgré les aides, le secteur des arts et du spectacle sortira profondément transformé de cette crise."
Au Grand-Duché du Luxembourg: déconfinement partiel
Les grandes salles de spectacle et de cinéma sont fermées, mais les musées, petites salles et bibliothèques ont ouvert progressivement depuis le début d’année. "Dans les lieux, certaines activités continuent, y compris la pratique pédagogique et amatrice. Ces activités peuvent avoir lieu sans masque jusqu’à 4 personnes. Jusqu’à 10 avec masque et distance. Et jusqu’à 100 si les gens sont assis et distanciés." Des concerts-tests à la Rockhal ont eu lieu récemment dont les Luxembourgeois·es attendent les résultats. "Mais courant avril, on espère voir la réouverture de l’horeca et une augmentation des jauges pour les salles. Il y a la volonté du gouvernement que les choses avancent", nous a expliqué Loïc Clairet, directeur des Francofolies et de la Nuit de la Culture.
En Italie, les musées sont ouverts
"En Italie, à partir de juin 2020, la tenue de spectacles avait été autorisée, sous certaines conditions", nous raconte Cécile Angelini, docteure en philosophie de l’art et curatrice à Turin, "Mais en octobre 2020, suite à l’augmentation des cas, le gouvernement a décidé de réimposer les mêmes limites fixées avant l’été, en fermant tous les lieux de culture."
"Il est étrange, selon moi, d’avoir ouvert les lieux de culte – et autorisé les cérémonies religieuses – alors même que les institutions culturelles étaient fermées."
L’Italie a alors adopté un système de "couleurs" pour caractériser le risque de contagion dans ses régions. "Depuis 14 janvier 2021, un arrêté du Premier ministre a permis, dans les zones jaunes uniquement, l’ouverture au public des musées et d’autres lieux culturels sous certaines conditions semblables à celles du mois de mai: réservation, entrées limitées, distanciation, etc. La Sardaigne, seule zone blanche, n’est pas obligée de respecter ces mesures.
"Beaucoup de manifestations ont eu lieu pour dénoncer l’incohérence des mesures ponctuelles prises par le gouvernement, l’absence de mesures pour garantir la continuité des revenus et la nécessité d’une réforme structurelle. Il est également étrange, selon moi, d’avoir ouvert les lieux de culte – et autorisé les cérémonies religieuses – alors même que les institutions culturelles étaient fermées. Il est temps que la culture soit valorisée politiquement et soutenue financièrement par les gouvernements."
En Norvège: activités autorisées pour les moins de 20 ans
"Même avec les aides, de nombreux artistes et indépendant·es risquent de quitter le secteur."
Alessandro Belleli travaille pour Tvibit, un hub culturel à Tromsø en Norvège: "Nous sommes actuellement en semi-lockdown. Des rassemblements peuvent se tenir s’ils respectent un petit nombre de personnes, mais les activités réellement autorisées le sont uniquement pour les personnes de moins de 20 ans." Une période très difficile pour les artistes, "mais aussi pour celles et ceux qui travaillent dans les festivals et les industries créatives en général". Les freelances particulièrement ont subi des pertes de revenus et se sont organisés pour faire entendre leur voix. "Même avec les aides, de nombreux artistes et indépendant·es risquent de quitter le secteur." La situation est encore incertaine pour les festivals de musique ou même de cinéma. "L’espoir est grand mais il est difficile de savoir si ces événements auront lieu et quelle forme ils prendront. De notre côté, nous espérons organiser des choses de plus grande envergure à l’automne."
En Suisse, des salles de spectacle à 50 places
"Les musées sont ouverts depuis deux semaines et les salles de spectacle sont censées ouvrir le 22 mars. Le hic, c’est que c’est conditionné à des jauges de 50 personnes", énonce circonspect Jérôme Richer, artiste suisse. Les grandes salles ont donc déjà fait le choix de ne pas ouvrir. "Les questions d’embouteillages dans les représentations des pièces risquent de péjorer longtemps aux acteurs et actrices dont certain·e·s pensent à se réorienter professionnellement. Cela va poser la question de la diversité de notre terreau artistique. La seule chose positive que je vois dans cette crise, c’est qu’elle nous a fait prendre conscience du fait qu’on était atomisé et qu’il fallait parvenir à parler d’une voix commune. Dans les arts de la scène, les gens se sont organisés pour faire entendre leur voix et poser des questions de société: est-ce qu’on est juste là pour travailler et consommer?"
"Certain·e·s artistes pensent à se réorienter professionnellement."
En Espagne, les lieux sont ouverts, mais le secteur souffre
Parfois vantée comme une oasis de lieux culturels accessibles (salles de spectacle et de cinéma comprises) au sein d’une Europe en lockdown, l’Espagne ne voit pas la vie en rose pour autant: "La situation du secteur culturel est dramatique, pour faire simple. Un aperçu des mesures mises en place montre que la plupart d’entre elles sont orientées vers l’accompagnement des pertes d’emplois et la fermeture d’équipements, de salles, voire d’organisations", pense Mercedes Giovinazzo, directrice de la Fondation Interarts à Barcelone. L’été pourrait être une période d’espoir et de calme relatif pour cette Fondation "pour nous permettre la réalisation d’activités culturelles (festivals, etc.). Nous l’espérons vivement".
Et en Belgique?
Nous ne sommes donc pas les moins bien lotis. Mais théâtres, salles de concert et cinéma seront-ils la priorité du printemps? En tout cas, le secteur des arts de la scène et les cinémas tapent impatiemment du pied les sols de leurs lieux fermés. Aux quatre coins de la Wallonie et à Bruxelles, des rassemblements, des débats et même des concerts ont eu lieu ces derniers jours. Pour la quatrième fois, et avec un rythme de plus en plus soutenu, les artistes et les lieux culturels sous le slogan #StillStandingforCulture ont fait savoir samedi que leur patience a des limites: "Sommes-nous condamnés à être des variables d’ajustements?" se demandait ainsi le Théâtre National lors d’une conférence sur sa scène principale.
Une réouverture progressive pourrait pointer le bout de son nez, notamment pour des événements en extérieur, dès début avril, mais elle est jugée trop lente (y compris par la ministre francophone de la Culture Bénédicte Linard, voir ci-dessous) et non adaptée pour les concerts et le théâtre. La tenue d’événements-tests en intérieur censés appuyer les études scientifiques qui montrent le caractère "safe" des lieux culturels pourrait rassurer le Comité de concertation. Mais pour beaucoup, le mal est fait et il faudra sans doute des années pour régler l’embouteillage de spectacles à montrer dans les arts de la scène et surtout donner sa place à une génération de primo-créateurs et créatrices sacrifié·es sur l’autel de la sécurité sanitaire.
Est-ce que 6 événements-tests pour préparer le déconfinement culturel seront suffisants pour avoir des conclusions scientifiques satisfaisantes?
Oui, je pense. Car ces expériences-pilotes visent à compléter l’arsenal des expériences déjà menées ailleurs ou durant l’été 2020, avec comme objectif une reprise durable et soutenable pour le secteur. Car on sait que les petites jauges ne sont pas tenables financièrement et on n’a pas envie de jouer au yo-yo avec les mesures. On va tester des situations différentes: avec des distanciations différentes, des jauges de public différentes, avec ventilation extérieure et/ou intérieure, etc. pour voir la contamination potentielle de ces groupes exposés différemment.
Envisagez-vous des tests sans port de masque? L’épidémiologiste Yves Coppieters parlait sur LN24 de l’importance d’oser des expériences avec un risque plus élevé.
Au départ, non, mais nous sommes en train d’affiner. On pourrait en faire un. Mais l’idée globale est de préciser les conditions nécessaires à la reprise et de répondre à l’extrême prudence du Comité de concertation par des protocoles validés scientifiquement.
À ce propos, le ministre Pierre-Yves Dermagne (PS) reconnaissait sur la RTBF avoir été trop "frileux" par rapport au déconfinement de la culture. Qu’en pensez-vous?
Moi, cela fait un an que j’accompagne le secteur culturel et que je relaie aux autres niveaux de pouvoir la souffrance terrible. C’est aussi ce travail qui a permis de faire rouvrir les musées en décembre et, avant ça, de garder les librairies ouvertes. Aujourd’hui, les trois ministres de la Culture ont fait une proposition de reprise progressive, mais le Comité de concertation ne l’a pas retenue telle quelle à ce stade.
Avril, n’est-ce pas un peu tard pour mener ces tests?
Non, car on n’est pas tributaire des résultats. Ce n’est pas un préalable à toute activité culturelle. D’ailleurs, le plan "plein-air" (et qui concerne bien tous les secteurs de la culture) annoncé par le Premier ministre démarre début avril. On savait bien que la reprise serait graduelle, même si on aurait voulu qu’elle soit plus rapide.
Quid d’une structure comme la Vénerie à Watermael-Boitsfort qui a organisé un concert illégal de Quentin Dujardin auquel a été vu un député Ecolo?
Je comprends tout à fait la détresse et le désarroi de ceux qui ont l’impression de ne pas être entendus, je les rejoins en partie. Moi aussi, je pense que la reprise culturelle aurait pu être un peu plus ambitieuse. Par contre, les événements dont j’ai eu vent se sont déroulés, à ma connaissance, dans des conditions strictes. Le secteur se fait entendre de façon responsable et on doit saluer cette façon de manifester.
Quelles sont les perspectives à long-terme? Le secteur ne se remettra pas facilement de cette traversée du désert.
On avait déjà travaillé avant la seconde vague sur des pistes avec le groupe "Un Futur pour la Culture". On a conscience qu’il faudra du temps pour reconstruire notamment le lien avec les publics et on a 40 millions sur la table pour accompagner la reprise, mais aussi sur ces enjeux majeurs de diffusion et de médiation.