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interview

Hélène Giannecchini: “L’amitié est un sentiment politique”

Hélène Giannecchini publie "Un désir démesuré d’amitié" dans la collection "La librairie du XXIe siècle" du Seuil.

Avec "Un désir démesuré d’amitié", Hélène Giannecchini redonne à l’amitié une place centrale, questionne nos modèles de société et propose une vision émancipatrice des liens humains. Rencontre.

Et si l’amitié était la révolution que nous attendions? C'est en tout cas l'impression laissée par le livre d'Hélène Giannecchini, et elle procure un bien fou. Mêlant récit intime et théorie politique, l'autrice pioche dans ses souvenirs personnels et dans des centres d'archives queers (relatives aux minorités sexuelles et de genre) pour créer un dialogue constant avec des œuvres qui inspirent son propos. "Un désir démesuré d'amitié" donne vie à des points de vue théoriques par le biais de personnages mis en scène dans des moments de la vie quotidienne, ce qui rend l'ouvrage intelligible et puissant.

Docteure en littérature et spécialiste des rapports entre texte et images, Hélène Giannecchini a construit son livre à partir de photographies, notamment celles, jusqu'à présent méconnues, de l'Américaine Donna Gottschalk. Ce récit lui permet aussi de partir à la recherche de son héritage queer, sa "famille choisie".

Hélène Giannecchini publie "Un désir démesuré d’amitié" dans la collection "La librairie du XXIe siècle" du Seuil.
Hélène Giannecchini publie "Un désir démesuré d’amitié" dans la collection "La librairie du XXIe siècle" du Seuil. ©Bénédicte Roscot

Au départ de ce livre, il y a la rencontre entre des images, des textes et votre expérience personnelle...

Plus le temps passait, plus j’avais envie d’imaginer d’autres modes de vie avec mes amies. J’ai récemment découvert le texte de Saint-Just “Rendre le peuple heureux” (1794). Il place l'amitié au coeur de son projet d'institution révolutionnaire. Cette lecture a confirmé l'intuition que j'avais: l’amitié est un sentiment politique.

C'est aussi un sentiment précieux qu’on vit a priori toutes et tous, et à tous les âges. L'amitié nous relie donc. Pourquoi alors n’accorde-t-on pas autant de place à l’amitié qu’à l’amour romantique? C’est tout aussi fondamental dans une vie.

"La famille est de plus en plus une idéologie de droite."

Hélène Giannecchini

Quelle est la frontière entre l’amour et l’amitié?

Il n’y a, je crois, pas de réponse toute faite. D'ailleurs, plus j’écris, plus j'étudie, et moins je parviens à être catégorique et à affirmer. La réponse est souvent que sexe fait la différence entre amour et amitié, mais ce n’est peut-être pas si vrai. Il y a des gens amoureux et en couple qui ne font plus l’amour et, au lieu de se culpabiliser, ils pourraient penser ça comme une possibilité de leur lien. Il existe aussi des "sexfriends", des personnes qui ont des relations sexuelles sans développer une vie de couple. On voit bien que les catégories sont trop rigides et ne permettent pas de rendre compte nos vies.

Dans mon dernier chapitre, je cite Ken Popert qui dit qu’il ne couche pas avec son amoureux mais avec son ami, et que ses amis ne sont pas ses copains qui ne sont pas ses potes. Il constate que le langage est pauvre. Je suis d’accord. Entre ami, amant et rien, il y a une multitude de possibles, mais le langage nous restreint.

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L'amitié est-elle dépourvue de rapport de pouvoir?

C’est un lien plus horizontal, mais ce serait un peu naïf de se dire qu’il n’y a jamais de rapport de pouvoir. Une personne millionnaire qui serait amie avec une personne gagnant peu d'argent aurait une forme d'ascendant, même si leur lien est sincère. Les rapports de force se sont présents dans nos sphères les plus intimes et nous devons les penser.

Peut-être que la question de la possession traverse moins l’amitié. On a souvent plusieurs amies et on est moins soumise à l’idée, à mon avis discutable, qu’une personne nous appartient exclusivement

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Pour vous, l’amitié se manifeste par des actes du quotidien ou de vulnérabilité, comme lorsqu’une amie vous apprend à faire du vélo à 25 ans.

J’ai essayé de recenser des pratiques d’amitié. La philosophie définit souvent l’amitié comme un grand sentiment, une forme de conversation, un rapport commun au langage. Je crois que l'amitié se fonde aussi sur la quotidienneté: partager des repas, pouvoir être en silence, boire un café et passer quatre heures à discuter. Je voulais raconter ces petites choses.

Vous écrivez une sorte de généalogie queer, vous partez à la recherche de votre histoire et de votre héritage. Est-ce que l’amitié est intrinsèquement différente si on est queer?

Tout le monde a des amis, évidemment, l'amitié n'est pas une spécificité queer. J’ai beaucoup travaillé sur le livre  “Family we choose” de l’anthropologue Kath Weston qui fait son terrain sur la côte ouest des États-Unis dans les années 80, en pleine épidémie de sida. Elle se rend compte que le terme “famille choisie” est particulièrement utilisé. Ça correspond à une réalité: les personnes atteintes du sida sont régulièrement abandonnées par leur famille, ce sont les amis et amants qui les accompagnent dans leurs soins et parfois jusque dans leur mort. L’amitié peut être une affaire de vie ou de mort dans les milieux queer. C’est encore le cas aujourd’hui.

« Am(i)es sœurs », Blanche Leridon & Hélène Giannecchini

Il y a aussi plus de fluidité dans les liens, moins de distinction entre ex et amie par exemple. J’ai eu la chance de rencontrer Judith Butler lors de mes recherches en Californie. Nous avons parlé ensemble de l'importance de certaines fêtes comme Noël pendant lesquelles on est réunies avec nos amies, nos exs, nos familles. Il y a une forme de continuum.

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Des choses s’inventent dans les milieux queer qui pourraient bénéficier à tout le monde. Il y a une autre manière de penser les liens, une inventivité qui pourrait rendre tout le monde un peu plus libre. Quand on sort d’une norme, on se rend compte que plein de choses sont possibles. 

Pourquoi l’homosexualité dérange?

Parce qu’elle est une attaque aux normes de genres, à la structure bourgeoise de la société. La famille favorise la reproduction des êtes mais aussi des normes et de l'ordre. L'homosexualité est subversive, et donc elle fait peur. Il y a une radicalité révolutionnaire là-dedans. Comme l’amitié.

"Un désir démesuré d'amitié" est ponctué de photographies queer qu'Hélène Giannecchini analyse.
"Un désir démesuré d'amitié" est ponctué de photographies queer qu'Hélène Giannecchini analyse.

Vous réfléchissez à vous marier avec vos amies pour sécuriser vos liens. Cela signifie qu'autrement, la société restreint l’amitié?

Une des cellules de base de la société est la famille hétérosexuelle. Elle permet de se transmettre des biens, vivre ensemble, se marier et avoir des contrats qui protègent. Parfois, quand un proche est malade ou mourant, il n’y a que la famille qui est admise à l’hôpital. C'est terrible pour ceux qui sont en rupture familiale.

Avant un changement de la loi, qui va prendre du temps, il faudrait un changement des consciences. Réussir à se dire que l’amitié peut être aussi importante que l’amour et la famille. Ne pas hiérarchiser les liens.

"Ce que je sais, je le sais depuis la place que j’occupe dans le monde. Paradoxalement, Il y a une forme de modestie à écrire au 'je'."

Hélène Giannecchini

Dans le livre, vous parlez de votre propre famille, avec laquelle vous êtes proche. Vous n’êtes pas dans le rejet de la famille, l’un n’exclut pas l’autre.

Oui, je cherchais un endroit de nuance. Je voulais pouvoir dire ces deux choses à la fois: j’aime ma famille et pourtant je me méfie de la famille comme idéologie.

Le livre n’est pas contre les gens qui font une famille et des enfants mais cherche à montrer d’autres modes de vie. On trouve parfois bizarre qu'une personne de 45 ans vive encore en colocation par exemple; d'où procède ce jugement? Ce sont des questions que nous devons collectivement nous poser.

Je constate aussi que la plupart des gouvernements de droite et d’extrême droite ont une obsession de la famille. C’est une valeur cardinale. On dit qu’il faut protéger les familles. Que les familles sont en danger. La famille est de plus en plus une idéologie de droite. Pourquoi?

Enfin, je tiens à dire que j’ai écrit un livre de littérature, donc profondément subjectif. Je tiens à situer mon point de vue et je trouve important qu’on arrête de nous faire croire à ce mythe de l’écrivain tout puissant qui saurait tout. Ce que je sais, je le sais depuis la place que j’occupe dans le monde. Paradoxalement, il y a une forme de modestie à écrire au “je”. Je ne suis que moi.

Hélène Giannecchini: "La famille est de plus en plus une idéologie de droite".
Hélène Giannecchini: "La famille est de plus en plus une idéologie de droite". ©D. R.

Votre livre est parsemé d’images. Ce sont des outils qui alimentent votre écriture?

Quand je commence un livre, je cherche des images liées à mon sujet qui s’accumulent au mur au-dessus de mon bureau. Parfois, j’en ai une centaine. Je construis mon livre à partir de ces images. Ensuite, j'aspire à la plus grande clarté possible. On a cette idée que la littérature doit utiliser des grands mots compliqués. Je crois on contraire que c’est très difficile d’être simple et que la simplicité apporte plus de puissance.

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Vous avez consulté énormément de centres d’archives, vous êtes allé jusqu’aux États-Unis. C’est un travail au long cours.

Cela représente quatre ans de travail à peu près. Il y a une forme de lenteur dans l’écriture qui est précieuse. Pour trouver sa justesse, il faut être lent.

Les deux derniers mois, je n'ai plus fait que ça, toute la journée, sans week-end. Mes amies ont été là pour me relire, me faire à manger, me remonter le moral. Il y a aussi une dimension collective dans l'écriture même.

L'amitié est donc le centre du livre, sous toutes ses formes...

Récit

"Un désir démesuré d'amitié"

Par Hélène Giannecchini

La Librairie du XXIe siècle - Seuil

288 p. - 21€

Hélène Giannecchini participe à un débat à 17h le 30/11 à Bozar

Note de L'Echo:

L’amitié? Une autre idée du bonheur

Il faut le préciser, il n’est pas question d’amitié virile dans cet éloge de l’amitié à laquelle nous invite Hélène Giannecchini et une série d’autres auteurs queer qui en ont fait le premier commandement d’une politique progressiste et émancipatrice.
Je pense au trio inséparable formé par l’auteur «transclasse» Edouard Louis et les philosophes Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie.

De leur table ronde que leur avait organisé Bozar, le 17 septembre dernier, je retiens le plaidoyer de Lagasnerie pour un autre mode de vie et une recherche du bonheur qui ne soit pas automatiquement centrée sur la quête de reconnaissance institutionnelle, conditionnant tout un système de reproduction sociale.

De g. à d., Geoffroy de Lagasnerie, Didier Eribon et Edouard Louis au café...
De g. à d., Geoffroy de Lagasnerie, Didier Eribon et Edouard Louis au café... ©Paul Lehr
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Il voit au contraire le bonheur comme le résultat d’une création relationnelle qui ne soit pas basée sur les hiérarchies, et l’amitié, comme l’occasion de se donner à soi-même sa propre finalité. L’amitié, dit-il, ne procède pas d’un principe d’accaparement mais d’une augmentation réciproque. Ce qui nourrit votre ami vous nourrit vous-même…

Une certaine idée du «bonheur pur» qui renvoie à l’utopie d’une société plus juste et égalitaire, mais qui se distingue des modèles communautaires imaginés par Fourier et consorts. C’est réinstituer ce que recherchaient au café Sartre et Beauvoir, les avant-gardes et autres amateurs de bohème et d’«anarchisme pratique»: une vie sans centre, autorisée et protégée par un «État ami»… | Xavier Flament

Geoffroy de Lagasnerie - 3 : une aspiration au dehors : éloge de l'amitié
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