"Je ne peux pas m'arrêter, j'ai peur de manquer"
À 84 ans, Philippe Bouvard a un emploi du temps de jeune homme: rédaction d’éditos et de chroniques, émission de radio, écriture de livres… Sa boulimie de travail lui viendrait d’une enfance marquée par la guerre et la peur de manquer. "Je ne peux pas arrêter, impossible. Ou alors il faut qu’on m’arrête."
Après 62 ans de journalisme, 15.000 émissions de radio et des milliers d’interviews, il continue à jongler avec les mots. La seule chose qu’il sait faire, dit-il, faux modeste.
L’antre parisien de Philippe Bouvard vaut le déplacement: après avoir formé le code de la porte d’entrée d’un banal immeuble du 17e arrondissement qu’on traverse ensuite de part en part, il faut sonner à une grille fraîchement repeinte de vert, qui ouvre sur un adorable jardin et un charmant hôtel particulier, qu’on dirait appartenir à un notable qui a bien réussi dans la vie. "Il y a plus de 25 ans que je vis ici; c’est une petite maison de province à 3 minutes à pied des Champs Elysées."
À l’étage, l’un des centres névralgiques de l’infatigable journaliste et chroniqueur: sa bibliothèque. Une pièce entièrement tapissée de livres anciens et le bureau où il enregistre ses chroniques (le studio portable est l’un des seuls sacrifices à la modernité). Cette bibliothèque, c’était l’un des trois rêves d’enfant du petit Philippe Bouvard, les deux autres étant d’occuper le fauteuil de Pierre Lazareff et d’avoir son propre théâtre. Il les a tous réalisés, puisqu’il a été patron de "France-Soir" et qu’il a dirigé, pendant 16 ans, la salle de spectacles Gaîté-Bobino.
"J’aurais bien aimé trouver la foi, mais tous les ecclésiastiques auxquels je me suis adressé n’étaient pas intéressés par ma belle âme…"
Célèbre dans toute la France pour avoir animé l’émission de radio "Les Grosses Têtes" pendant 37 ans (jusqu’à cet été), le petit homme rondouillard aux yeux malicieux est également connu et apprécié en Belgique. La semaine dernière, il a reçu, chez nous, un hommage dont il ne s’est pas encore remis. "C’était mieux que bien. Je suis revenu de Bruxelles, mais je ne suis pas revenu de l’accueil qu’on m’a fait! C’est fabuleux. D’abord, les Belges m’aiment bien, peut-être parce qu’ils sentent que je les aime aussi. Je suis plutôt joyeux, bon vivant et pas compliqué. Mais je crois que je dois la plus grande partie de ma popularité en Belgique au fait que les Belges écoutaient les ‘Grosses Têtes’ sur Bel RTL."
Son périple bruxellois l’a mené des studios de RTL, où il a enregistré une émission qui sera diffusée en radio ce samedi, au cercle B19, puis à un dîner de gala… Avant le Palais d’Egmont, le lendemain, où le ministre des Affaires étrangères Didier Reynders a remis la décoration de commandeur de l’ordre de la Couronne à un Bouvard sous le charme. Interview, entre moments d’émotion et formules à l’emporte-pièce.
La fin de vos "Grosses Têtes", c’était un choc?
J’ai tourné la page, ça y est, et je suis en train d’en écrire d’autres.
Vous avez passé vos vacances là-dessus?
Non, je ne prends jamais de vacances. J’ai une maison à Cannes et généralement, en été, je dépasse rarement 5 ou 6 heures par jour. Mais je continue à faire, tous les jours, mon éditorial en première page de "Nice Matin" et ma chronique du "Figaro Magazine". J’ai aussi relu les pages du livre qui vient de paraître (publié chez Flammarion, il sort ce samedi en Belgique, NDLR), "Bouvard de A à Z", 2.000 formules que j’ai choisi de publier. Ma vraie actualité, c’est ce livre. J’ai aussi passé mon été à écrire la moitié d’un roman qui paraîtra l’année prochaine.
Cela raconte quoi?
Ce sera un regard sur la Côte d’Azur et le monde des jeux.
Né le 6 décembre 1929 à Coulommiers.
Marié, deux enfants.
- 1948: Ecole supérieure de journalisme à Paris, qu’il quitte après quelques mois.
- 1953: entre comme coursier au service photo du "Figaro".
- 1977: début des "Grosses Têtes" sur RTL, remercié en 1999 et retour en 2001. Il quitte l’animation de l’émission en 2014.
- 1982-85: "Le Petit théâtre de Bouvard" sur Antenne 2, il accueille Chevallier et Laspalès, Mimie Mathy, les Inconnus…
- 1987-2003: directeur de la rédaction de "France-Soir".
- 1990-2006: dirige la salle de spectacles Gaîté-Bobino.
À peine avez-vous dit adieu aux Grosses Têtes que vous démarrez une émission, "Allô Bouvard", le week-end sur RTL.
C’est une émission qui me tenait à cœur, dont le défi consiste à inverser l’interactivité radiophonique. D’habitude, c’est un journaliste qui demande leur avis aux auditeurs et là, ce sont des auditeurs qui demandent son avis à un journaliste. C’est une manière d’utiliser ce que j’ai vu, entendu et parfois compris (sourire) en 62 ans de journalisme.
62 ans de métier… On dit que vous avez réalisé 35.000 interviews?
Si on est dans les chiffres, j’ai aussi fait 15.000 émissions de radio et 8.000 émissions de télévision… mais c’est parce que la durée de mon parcours est aussi très au-delà de la moyenne nationale. (Sourire.)
C’est tellement difficile d’arrêter?
C’est impossible. Il faut qu’on vous arrête… ce qu’on a fait pour les "Grosses Têtes". Mais bon, on m’a arrêté un dimanche et, cinq jours après, je commençais une nouvelle émission. D’ailleurs, dès que notre conversation est terminée, il faut que je retourne travailler.
Vous avez aussi une chronique tous les matins sur Bel RTL…
Oui, et cela, je ne l’avais jamais fait avant. Cela remplace au moins partiellement la rediffusion en temps réel des "Grosses Têtes" par Bel RTL.
Pourquoi travaillez-vous autant?
J’ai été un cancre et un paresseux durant les 22 premières années de ma vie. Alors, depuis, je me rattrape… Il y a une loi des compensations qui dit que, quand on n’a pas fait certaines choses, il faut les faire plus tard. Moi, je n’ai pas travaillé quand j’étais jeune et depuis, je suis aux travaux forcés. Enfin, aux travaux forcés… mais je ne suis jamais allé à mon bureau entre deux gendarmes! Je travaille parce que j’aime ça. Et que je ne sais pas faire autre chose.
Vous avez pourtant une vie de famille bien remplie.
Oui, je vais être arrière-grand-père. Encore un garçon… Je n’ai eu que des filles qui ne font que des garçons. (Sourire affectueux.)
Vous avez toujours rêvé d’être journaliste? Vous avez fréquenté, un temps, l’école de journalisme de Paris…
Oui, mais j’ai été foutu à la porte très vite. En fait, j’ai eu la vocation à 6 ans, quand j’ai fait mon premier petit journal qui a été imprimé par un oncle, qui avait une imprimerie. Et puis je n’ai plus jamais fait que des journaux, à l’école communale, au lycée, à l’armée…
Cela vous amusait plus que l’école? Vous avez fréquenté plusieurs lycées…
Je ne les ai pas tous faits, mais je connais une bonne partie des lycées parisiens. D’ailleurs, j’ai souvent été sollicité pour faire partie de l’amicale des anciens élèves, alors que j’y étais juste resté quelques jours…
Pendant très longtemps, vous n’avez jamais parlé de votre enfance. Ce n’est qu’en écrivant vos mémoires, il y a 2 ans, que vous avez révélé que vous étiez un enfant juif caché pendant la guerre… Pourquoi?
On ne m’avait pas posé la question. Et puis, les souvenirs d’enfance, il faut attendre d’être assez vieux pour qu’ils vous reviennent, c’est un phénomène de la mémoire. J’ai écrit un livre de mémoires il y a deux ans, qui s’appelait "Je crois me souvenir" et qui racontait mon enfance, et notamment mon enfance sous l’occupation.
Cette époque vous a marqué.
Beaucoup. À telle enseigne que je ne suis pas très européen, que je ne supporte pas les feux d’artifice parce qu’ils me rappellent les bombardements de 1943 et que j’ai toujours peur de manquer. Cela vous marque durablement.
C’est par peur de manquer que vous travaillez autant?
Il y a une partie de l’explication, sûrement. La peur de manquer explique que l’on continue à travailler, parce qu’on ne sait pas de quoi demain sera fait.
Comment vivez-vous la montée de l’antisémitisme actuellement en France?
J’en pense beaucoup de mal. Je redoute que l’on ravive le racisme. Aujourd’hui presque toutes les guerres sont des guerres de religion.
Quel est votre rapport avec la religion?
J’ai toujours été athée, ou plutôt agnostique, c’est-à-dire que je cherche quelque chose que je ne trouve pas. J’aurais bien aimé trouver la foi, mais tous les ecclésiastiques auxquels je me suis adressé n’étaient pas intéressés par ma belle âme. (Rires.)
Vous êtes toujours accro au jeu?
La passion a un peu diminué, en même temps qu’augmentaient les impôts… Le joueur est un contribuable volontaire. C’est un type qui va porter son argent dans un établissement où l’État en prélève une bonne part. J’ai échangé beaucoup d’argent contre un peu d’adrénaline.
Vous avez dit un jour que le jeu est une passion suicidaire.
C’est vrai, le jeu est une activité suicidaire. Ce que Dostoïevski a oublié de remarquer quand il a écrit "Le joueur" (alors qu’il était lui-même un grand joueur), c’est que le joueur a beaucoup plus d’émotion dans la perte que dans le gain. Cela relève du suicide assisté.
Mais vous n’êtes pas suicidaire?
Oh! Pas du tout. Je me bats même en ce moment contre la légalisation de l’euthanasie…
Cela dit, vous avez aussi écrit une trilogie sur la mort dont le premier volume s’intitulait "Je suis mort, et alors?". La mort vous intrigue?
Je manque d’informations sur le sujet… Mais je ne suis pas le seul, et ça ne m’empêche pas d’en parler. C’est un sujet qui me tenait à cœur, auquel je pense beaucoup moins depuis que j’ai eu le temps d’en parler, souvent sans le prendre trop au sérieux, dans trois livres successifs.
Le troisième est sorti au début de cette année et s’intitule "Les morts seraient moins tristes s’ils savaient qu’ils pourront encore se tenir les côtes en regardant les vivants".
L’un de vos premiers livres s’intitulait "Un oursin dans le caviar" (un million d’exemplaires vendus en un seul été!). C’est vous qui trouvez tous ces titres?
"Au jeu, j’ai échangé beaucoup d’argent contre un peu d’adrénaline. (…) Le joueur a beaucoup plus d’émotion dans la perte que dans le gain."
Oui. J’ai longtemps été ce qu’on appelle dans les journaux un "titrier". Et je continue à écrire le titre de mon éditorial quotidien dans "Nice Matin" et celui de ma chronique hebdomadaire au "Figaro Magazine".
C’est aussi vous qui, tous les jours, rédigiez le petit mot d’introduction de chaque "grosse tête"?
Oui. J’aime me définir comme un jongleur de mots.
Quand on se baptise soi-même "l’oursin", on peut se faire des amis dans ce métier?
Oui bien sûr. Mes amis se nomment Bernard Pivot, Jacques Chancel, Philippe Labro. J’ai deux amis chers à mon cœur en Belgique, Marc Pasteger et Jean-Charles De Keyzer.
Mais on se fait aussi beaucoup d’ennemis?
Mes ennemis, j’ai pris la précaution de les choisir en mauvaise santé pour qu’ils disparaissent avant moi.
Et ça fonctionne?
Oui, ça fonctionne pas mal. (Sourire.)
Vous avez aussi des mots très durs contre des personnes en bonne santé…
J’ai un combat contre les incompétents de la gauche française. Mais je ne suis plus seul dans ce cas. Avant l’élection de Hollande, j’étais un des seuls à dire: "Ce type n’est pas antipathique, mais il ne fait vraiment pas le poids, ce n’est pas parce qu’on a dirigé le département le plus endetté de France qu’on peut diriger la France." Et aujourd’hui, je me sens très majoritaire.
Vous êtes inquiet?
Oui, beaucoup. Et encore plus inquiet compte tenu de l’âge que j’ai, parce que j’aimerais bien qu’avant que je ne disparaisse, la France aille mieux.
Vous n’êtes donc pas qu’un journaliste, observateur du monde qui l’entoure?
Ah si, je ne suis que ça: un témoin! À de rares occasions, je suis devenu acteur, mais mon vrai métier est celui de témoin. Je vois et j’explique. Parfois j’explique ce que je n’avais pas entièrement compris, mais ça, c’est la grâce de l’état de journaliste.
Comment voyez-vous l’évolution du journalisme?
Internet a tout bousculé. Je pense que c’est bon qu’il y ait ce nouveau vecteur, parce que cela va permettre d’employer de nombreux jeunes journalistes, mais je les plains. Enfin, comme ils n’auront pas connu autre chose, ils souffriront moins. Quand je pense que le journaliste d’internet gagne à peine de quoi ne pas mourir de faim et que, de surcroît, il ne peut pas ou très rarement se faire un nom, je me dis qu’il faut encore beaucoup plus aimer ce métier que je ne l’ai aimé, pour vouloir le faire aujourd’hui.
Le papier a-t-il un avenir?
Distinguons. Je crois à l’avenir du livre papier, plus confortable que le livre informatique. Et puis, le livre laisse une trace. (Il désigne d’un geste sa bibliothèque.)
Vous continuez à suivre les nouvelles technologies?
Oh non! Je me suis arrêté à la radio et la télévision. Je n’utilise pas les réseaux sociaux, je n’ai pas de blog. Je fais appel aux médias que je connais. Et j’ai assez de tribunes comme ça. Je ne suis pas privé d’occasions de dire ce que je pense.
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