"L'espion qui aimait les livres" de John Le Carré: les doutes et remords d'un agent très secret
Un espion peut en cacher un autre, comme un ultime roman de John Le Carré peut en cacher un autre. Deux ans après sa mort, le romancier porte un coup d'estoc au MI6.
Réglant ses comptes avec "le cirque" qu'est à ses yeux le service de renseignements britannique, John Le Carré, décédé en 2020, livre une confession intime. Et une intime conviction: l'amour et l'amitié, la littérature et la vie authentique, valent tout l'or du monde.
Les derniers romans de John Le Carré reviennent sur le remords d'avoir sacrifié des agents, d'avoir détruit des familles et d'avoir été berné.
Ce roman posthume nous entraîne dans le Norfolk, à la suite d'un jeune trader londonien pris de répulsion pour son métier. Scrupules et fortune sous le bras, il ouvre une modeste librairie avec l'intention de renouer avec les valeurs essentielles. "Fini les saunas, lampes à bronzer et tapis de course en environnement climatisé, merci beaucoup; fini les beuveries pour célébrer un énième coup financier risqué et socialement inutile; et fini les coucheries d'un soir qui s'ensuivent inévitablement." Il l'apprendra tardivement, l'homme au trench fatigué qui pousse sa porte appartenait au Secret Intelligence Service. Il n'en a peut-être pas fini, du moins avec sa conscience.
Plans d'urgence pour l'Apocalypse
À l'heure où la guerre froide reprend du galon, où l'inimaginable revient, passer la tête dans les bureaux des renseignements a de quoi faire frémir le lecteur qui comprend "que Brits et Américains imaginaient des trucs à la docteur Folamour. Des plans d'urgence pour l'Apocalypse. Où tracer la ligne rouge. Sur qui faire péter une bombe nucléaire et quand." Pas un mot sur la Russie dans ces pages écrites contre la Grande-Bretagne "qui rêve encore de grandeur, faute de se trouver un autre rêve".
Ce dernier opus a le souci de sauver ce qui peut l'être, de veiller sur les êtres fragiles et d'accorder la liberté à qui a voué sa vie au service du Royaume.
Edward, l'espion bibliophile, digère mal l'histoire, "tout le désastre en Irak dû aux vaillants services secrets britanniques" au lendemain de la Première Guerre mondiale, "aux frontières du pays tracées avec une règle et un crayon en une après-midi". Les dégâts sur les populations se font encore sentir, jettent des gens sur les routes ou sur des canots que l'Angleterre refoule.
Les derniers romans de John Le Carré, espion du MI6 pendant les années soixante, reviennent tous sur le remords d'avoir sacrifié des agents étrangers pour la géopolitique, d'avoir détruit des familles et d'avoir été berné. Cette critique, cette franchise l'ont sans doute retenu de publier ce roman de son vivant.
De l'audace, de l'esprit et du cœur
Très peu politiquement correct, surtout en ce moment, ce pavé dans le punch éclabousse l'establishment élitiste, méprisant, ignorant et pressé, mais accorde tendresse et indulgence aux vieux de la vieille, des cracs dans leur domaine, spécialistes de haut vol, dont certains avaient le sens à la fois du devoir et de la moralité.
Tout l'art de John Le Carré est de signifier d'une phrase la déréliction, la gentrification des quartiers populaires, la ruine du service public, le dévouement sans faille des travailleurs immigrés dans le service aux personnes. Passent aussi des têtes bien faites sur de jolies jambes, dans des manteaux de léopard, car espionnes et espions sont aussi beaux qu'élégants, comme si la sale besogne devait avoir un revers de soie.
Quittant les bunkers insonorisés, Le Carré pénètre dans les familles, au sein des couples engagés au service de Sa Majesté, et souligne là encore les conséquences de la falsification. D'un style enlevé, rageur, empathique, ce dernier opus a de l'audace, de l'esprit et du cœur; le souci de sauver ce qui peut l'être, de veiller sur les êtres fragiles et d'accorder la liberté à qui a voué sa vie au service d'un Royaume, qui s'est enchaîné lui, à l'incompétence, à l'intérêt particulier et au mensonge.
Roman
"L'espion qui aimait les livres"
Note de L'Echo:
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