Gergely Madaras, chef d’orchestre: "Interdire une culture n’arrête pas une guerre"
Bannir les compositeurs et les interprètes russes? Directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Liège, le chef hongrois Gergely Madaras rappelle l’inutilité et l’injustice d’une telle attitude.
Le soir du 24 février, jour où les troupes russes ont envahi l’Ukraine, Gergely Madaras est en Angleterre. Il s’apprête à diriger le Symphonique de Bournemouth dans la "Pathétique" de Tchaïkovski. Un spectateur crie son désaccord. Madaras se tourne vers la salle. Il rappelle que Tchaïkovski évoque ses propres racines, baignées de culture slave par une grand-mère russo-géorgienne. Qu’il condamne toute forme de violence car "aucune cause politique ne peut être plus importante que la vie humaine. Et la musique de Tchaïkovski montre combien elle peut être fragile".
Votre réaction fut accueillie par des applaudissements nourris, mais l’incident est significatif à l’heure où certains veulent déprogrammer le répertoire russe. Absurde?
Interdire une culture n’arrête pas une guerre. En 14-18, les belligérants ont chacun boycotté les arts de l’autre au nom d’un nationalisme culturel. La guerre se menait avec les armes et avec les mots. Dans les théâtres hongrois, les pièces de Shakespeare étaient jouées sous le nom de leur traducteur hongrois, János Arany. On a aussi rebaptisé certaines villes. Sankt Petersburg est devenue Petrograd, moins germanique.
"Tchaïkovski, Stravinski, Dostoïevski, Pouchkine représentent la culture slave. Ils n’ont rien à voir avec ce qui se passe."
Quand on s’est rendu compte que ces interdictions culturelles ne stopperaient pas le conflit, la bourgeoisie intellectuelle a reprogrammé les créateurs historiques. Une protestation visant à exprimer, des deux côtés, que ceux-ci représentaient une large culture paneuropéenne. Tchaïkovski, Stravinski, Dostoïevski, Pouchkine représentent la culture slave, magnifique cadeau à notre civilisation européenne. Ils n’ont rien à voir avec ce qui se passe.
Dès le XIXe siècle, nombre de compositeurs ont créé des œuvres célébrant leur culture et leur folklore...
... oui, mais la frontière entre nationalisme et patriotisme est très nette. Béla Bartók, grand patriote de l’histoire musicale hongroise, a mis en valeur ses accents nationaux et folkloriques sans devenir nationaliste. Il a montré que les différentes cultures avaient leur propre voix mais qu’elles apprenaient les unes des autres. Bartók a prouvé que l’on peut conserver une voix patriotique distincte, sans être exclusif ou supérieur aux autres.
"Il n’est pas responsable de la part d’une organisation artistique d’établir une règle qui met potentiellement en danger un artiste."
Des organisateurs de concerts demandent aux musiciens russes de prendre position contre Poutine. Certains annulent même d’office leur participation. Votre réaction?
Il me semble essentiel que des artistes de renommée internationale ouvertement associés au gouvernement de Poutine condamnent son agression. Un artiste qui sympathise avec ce qui se passe en Ukraine n’a pas sa place sur une scène. Mais demander des déclarations politiques aux artistes est autre chose. Il y a une grande différence entre un artiste qui condamne la violence depuis la sécurité de son domicile parisien ou londonien, et les conséquences pour un artiste qui exprimera son opinion contre le régime, si lui et sa famille se trouvent en Russie. De nombreux messages privés de mes amis musiciens russes en Russie, honteux de ce qui se passe, prennent clairement position, mais ils craignent de s’exprimer en public. Il n’est pas responsable de la part d’une organisation artistique d’établir une règle qui met potentiellement en danger un artiste.
On peut bombarder un théâtre, mais on ne fera jamais taire une partition?
Exact! Nous devons regarder au-delà de la partition et en maîtriser le contexte historique. Chostakovitch, plus d’une fois, s’est élevé silencieusement contre l’agresseur, sans que celui-ci s’en aperçoive, envoyant un message subtil mais clair. Quant à Tchaïkovski, sa musique peut même devenir un symbole contre l’oppression de Poutine. Lorsque l’une des dernières chaînes télé antigouvernementales, TV Rain, a été réduite au silence, elle diffusait en boucle des scènes du "Lac des cygnes". Cette musique a une importance significative en Russie depuis les années 80. La radiodiffusion soviétique diffusait alors des scènes du ballet lors de la liquidation rapide et réussie d’importants secrétaires du parti. Depuis, à Moscou, cette musique est perçue bien plus comme un symbole de changement politique que de nationalisme...
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