Daniel Blanga Gubbay, KunstenFestivaldesArts: "Les artistes sont nos antennes"
Du 11 mai au 3 juin, le monde entre à Bruxelles avec 34 projets artistiques en provenance de 28 pays, dont 23 créations, à découvrir dans 30 lieux culturels et dans l'espace public. Un 28e Kunstenfestivaldesarts toujours aussi engagé.
C'est l'effervescence au Quai du Commerce, à deux pas du centre-ville, où le Kunstenfestivaldesarts a son siège. Après les années covid qui ont entravé son ouverture au monde, l'envie de découverte est restée intacte chez Daniel Blanga Gubbay, codirecteur de l'événement du printemps qui met en résonance les productions des multiples communautés qui peuplent Bruxelles et la myriade d'artistes venus du monde entier. La langue et l'identité sont au menu de cette 28e édition, toujours aussi politique, de même que l'érosion des droits acquis dans le monde et la productivité au travail, dont l'arrêt momentané a laissé passer quelques fleurs entre les pavés...
Le covid a accéléré le recentrage de l'offre culturelle sur la scène locale. Quel impact sur un événement aussi international et pluriel que le Kuntenfestivaldesarts?
Durant la pandémie, nous avons commencé à explorer la possibilité de soutenir des artistes internationaux qui créent à Bruxelles ou travaillent à distance, mais nous avons aussi vu le risque de devoir couper la partie internationale de notre festival. Or, nous la revendiquons d'autant plus que le danger de fermeture est bien réel à notre époque.
Vous parlez du retour des nationalismes et de la vague conservatrice qui enfle en Europe?
Il me semble important de maintenir un festival comme le nôtre dans la capitale de l'Europe alors que se développe dans beaucoup de pays ce discours populiste qui défend d'abord les intérêts locaux, au prix de l'isolement. En soutenant des artistes basés en Iran, en Malaisie ou au Brésil, nous ne le faisons pas uniquement pour eux, mais aussi, et surtout, pour le public bruxellois qui a besoin d'être confronté à des perspectives qui viennent d'ailleurs, à des regards singuliers et multiples sur le monde.
"Le public bruxellois a besoin d'être confronté à des perspectives qui viennent d'ailleurs, à des regards singuliers sur le monde."
Nous sommes face à une complexité paradoxale, à la fois de plus en plus connectés sur ce qui se passe un peu partout sur la planète, mais souvent de manière stéréotypée. Donner la possibilité à des artistes de Téhéran, La Havane, Tokyo ou Abidjan de nous montrer comment ils créent dans le contexte politique qui est le leur est une richesse incomparable pour nos 30.000 spectateurs.
Comment voyez-vous évoluer Bruxelles, notamment en matière de diversité dont on dit qu'elle est devenue l'identité même de la ville, une "ville-monde"?
Nous revenons souvent aux origines du festival, créé en 1994 par Frie Leysen dans le but de fédérer les communautés française et flamande avec le soutien de leurs pouvoirs subsidiants respectifs (la Fédération Wallonie-Bruxelles et la Vlaamse Gemeenschap), tout en s'appuyant sur le maillage des théâtres et des centres d'art. Mais aujourd'hui, il y a une multiplicité d'autres communautés qui se sont développées et qui n'habitent pas seulement cette ville, mais produisent une intense vie culturelle. Autant d'initiatives qui dépassent le cadre institutionnel habituel et qui nous ont conduits à impliquer davantage les centres culturels et les gemeenschapscentra en contact avec ce public qu'on ne voit pas dans les lieux habituels de notre réseau.
Dans le marketing de la ville, on dit souvent que "Bruxelles est le nouveau Berlin". Mais, dans les faits, on a un peu de mal à identifier ces cultures alternatives. Comment les repérez-vous?
Souvent, ce ne sont pas des lieux culturels à proprement parler, mais des associations qui nous ont permis de découvrir quantité d'artistes. En 2019, nous avons mis sur pied une "free school" et développé des pratiques artistiques liées à la transmission des savoirs, comme ces étudiants en mécanique qui ont travaillé avec un artiste à un projet de science-fiction sur la transformation de la voiture.
Comment faites-vous la part des choses entre l'artistique et le socioculturel?
Une question aussi vieille que le festival! Frie Leysen disait souvent: "Oui, mais est-ce vraiment une création artistique?" La forme artistique reste centrale, mais beaucoup d'artistes l'interrogent aujourd'hui. La Cubaine Tania Bruguera a ainsi créé une école fictive, en prise directe avec son environnement artistique, pour expérimenter avec plus de liberté que ne le permettrait le contexte académique classique. Contrairement aux 30 lieux qui nous accueillent, nous avons le luxe de ne pas devoir penser la programmation à partir de formats à remplir, mais de se demander d'abord quelle est l'urgence et la nécessité du moment.
"L'artiste doit être capable de poser les bonnes questions... mais pas d'y répondre. Ça, c'est au politique de le faire."
Ce qui caractérise le festival, c'est cette flexibilité extrême des formats. Mais il est vrai qu'il y a de plus en plus de projets qui touchent à la société et à la politique, et que la question se pose de savoir s'ils relèvent du travail de médiation ou de l'art. Il n'y a pas de réponse unique, mais des paramètres: l'artiste doit être capable de poser les bonnes questions... mais pas d'y répondre. Ça, c'est au politique de le faire.
Y a-t-il un fil rouge qui rende lisibles des formes aussi singulières?
Au Kunstenfestivaldesarts, 85% des spectacles sont des créations. Créer des thématiques nous enfermerait. Frie Leysen disait: "Les artistes sont nos antennes". Il faut pouvoir être à leur écoute plutôt que suggérer ce qu'ils auraient à nous dire. C'est aussi la conviction que chaque produit artistique parle de plusieurs choses à la fois. Nous voulons défendre cette complexité dans un monde qui a tendance à tout simplifier, à tout catégoriser, pour pouvoir tout ingurgiter.
Ce serait ça finalement le critère pour déterminer qu'il s'agit bien d'une œuvre d'art?
C'est en tout cas la raison pour laquelle nous ne voulons pas de thématiques et désirons mettre en avant la singularité de chaque proposition. Mais une fois que la programmation est là, des projets font écho à d'autres. Et c'est à ce moment-là qu'on voit surgir "l'air du temps" et de quoi parlent les artistes aujourd'hui. Nous organisons d'ailleurs des débats et des rencontres pour dégager ce qui est en train d'émerger.
Et qu'est-ce qui émerge en 2023?
C'est inattendu, mais il y a une vraie réflexion qui s'installe entre l'identité et la langue. Sarah Vanhee, qui est née en Flandre occidentale, s'interroge par exemple sur la standardisation du flamand et part de là pour évoquer l'homogénéisation de la modernité qu'on cantonne généralement à des contextes extra-européens comme la colonisation. L'artiste australien Ahilan Ratnamohan, qui vit à Anvers et est aujourd'hui étiqueté "artiste flamand", va créer un spectacle en français pour voir comment son identité va évoluer avec l'apprentissage d'une autre langue.
Le monde du travail, durablement impacté durant la pandémie, a semble-t-il inspiré plusieurs artistes de cette édition...
Il y a effectivement une réflexion sur la productivité, par exemple chez la chorégraphe Dana Michel qui reprend, un peu à la manière de Chaplin dans "Les Temps modernes", les gestes de l'univers "corporate" pour les déstructurer et montrer à quel point les corps sont imprégnés par la culture du travail. "Il Capitale", de la compagnie Kepler-452, revient sur l'occupation, depuis 2021, d'une usine italienne par ses 422 travailleurs qui refusent que la direction délocalise leur outil de travail. Un spectacle très touchant qui pose la question du temps et de ce qu'on en fait quand la production s'arrête.
"La chorégraphe Dana Michel montre comment nos corps sont imprégnés par la culture du travail."
Les droits de l'homme sont aussi au cœur de plusieurs propositions...
C'est évidemment le cas de l'Iranien Amir Reza Koohestani qui part de l'arrestation d'une femme à Téhéran pour un post sur Instagram. Je retiens aussi le travail de deux artistes polonais: Alex Baczyski-Jenkins qui retrace en danse l'histoire des communautés queer en Pologne, et Gosia Wdowik qui s'intéresse au lien entre burn-out et activisme à travers la lutte des femmes pour le droit à l'avortement. Un projet très fort sur le sentiment d'impuissance qu'elles développent et la fatigue de devoir toujours rester sur leurs gardes. Les droits acquis ne le sont jamais pour toujours.
FESTIVAL
28e édition du Kunstenfestivaldesarts
Création artistique contemporaine: danse, théâtre et performances de Belgique et du monde entier
34 projets artistiques, dont 23 premières mondiales
Du 11 mai au 3 juin 2023, dans dans les théâtres, l'espace public et des lieux insolites ou inédits de Bruxelles.
Note de L'Echo:
Abonnez-vous à notre newsletter hebdomadaire et retrouvez toute la culture que vous aimez à L'Echo: les rendez-vous incontournables dans tous les genres artistiques, racontés par 20 plumes enthousiastes et engagées, des entretiens avec de grands témoins qui éclairent notre époque.
Les plus lus
- 1 Notre-Dame de Paris rouvre ses portes, des dizaines de chefs d'Etat présents (photos)
- 2 Une vague de licenciements massifs en vue en Belgique, selon les avocats d'affaires
- 3 Les voitures électriques d’occasion, même bradées, restent sur les bras des sociétés de leasing
- 4 Gouvernement fédéral: Bart De Wever met un plan d'économies de 20 milliards sur la table de l'Arizona
- 5 Mons, Charleroi et Liège refinancées, mais poussées au régime sec par le gouvernement wallon