Aurait-on pu éviter l'horreur?
Sitôt après le drame, commence l’analyse et la relecture des faits. "Quand il y a un attentat, c’est un échec. C’est une évidence." La parole aux experts.
C’est le propre de ce genre d’événements tragiques et soudains. Ils génèrent immédiatement un flot de questions pour lesquelles les réponses se font parfois attendre. Parce qu’il faut du temps pour décanter. Parce qu’il est toujours plus facile de réécrire l’histoire a posteriori que de l’anticiper. Et parce qu’une bonne partie des éléments sont encore sous le sceau du secret.
1. Pourquoi pas de "lockdown" après les attentats de Bruxelles?
Ce n’est pas qu’il nous manque, ce bouclage complet de la ville. Mais en novembre dernier, alors que la menace terroriste planait, Bruxelles a littéralement été fermée. Transports à l’arrêt, volets fermés devant les commerces, portes d’écoles verrouillées. Et ici, après un double attentat sanglant, on aurait presque l’impression que les autorités en font moins. Une impression qu’il convient de modérer: tous les policiers mobilisables ont été rappelés, la présence militaire a été renforcée, de même que les contrôles aux frontières; les usagers du train sont fouillés et seules quelques stations de métro bruxelloises sont desservies.
N’empêche. Commerces et écoles n’ont pas baissé les bras; la capitale n’est pas une ville morte. "En novembre, la menace visait clairement les lieux à forte concentration de personnes", rappelle-t-on au cabinet du ministre de l’Intérieur, le N-VA Jan Jambon. À présent, la menace est… différente. (Sur le fond, vous n’en saurez pas beaucoup plus.) "Le principe, c’est que chaque situation est différente, explique-t-on au Centre de crise. Même s’il s’agit dans les deux cas d’un niveau quatre d’alerte, les informations qui ont conduit à cette évaluation sont différentes. Ce qui génère des mesures de sécurité différentes."
2. L’enquête belge a-t-elle "patiné" après les attentats de Paris?
"Quand il y a un attentat, c’est un échec."
Il n’y a pas à tergiverser, pour Thomas Renard, spécialiste du terrorisme au sein de l’Institut Egmont. "Quand il y a un attentat, c’est un échec. C’est une évidence. Paris et Bruxelles: il s’agit vraisemblablement de la même cellule terroriste. Qui a mené les attentats à Paris, en opérant en grande partie depuis la Belgique. Et maintenant, ce qui restait de cette cellule a réussi à commettre le pire à Bruxelles, alors qu’elle avait tous les services de renseignement à ses trousses." Il faudra tirer des leçons de cet échec. "Laisser un peu de temps pour décanter. Mais en identifier les causes. En séparant ce qui relève du petit couac de ce qui a constitué une ‘erreur fatale’."
Thomas Renard insiste: oui, il est possible de prévenir un attentat. "La preuve: il n’y en a pas tous les jours. Plusieurs fois par an, en Europe, on démantèle des réseaux prêts à passer à l’action. C’est le travail quotidien des services de renseignement." Une tâche digne d’un équilibriste. "Il y a une tension permanente. Entre le souci de rassembler le plus possible d’informations avant d’intervenir, histoire de disposer de suffisamment de preuves et la nécessité d’intervenir avant le passage à l’acte."
"Rares sont les personnes disposant de tous les éléments du dossier pour pouvoir juger de l’efficacité de leur action."
Ce n’est pas pour autant qu’il faut tirer à vue sur les services de renseignement et de police belges. "Déjà, parce que rares sont les personnes disposant de tous les éléments du dossier pour pouvoir juger de l’efficacité de leur action, estime Michel Liégeois, professeur en relations internationales à l’UCL et directeur du Centre d’étude des crises et des conflits internationaux. Ensuite, parce que porter un jugement global estimant que le système est défaillant et que ces défaillances sont la cause des événements, cela me semble léger. Je me permets d’en douter fortement. Les dernières vingt-quatre heures sont là pour le prouver: l’enquête avance très vite; la plupart des suspects sont déjà identifiés. Cela ne donne pas l’impression de services dépassés."
Michel Liégeois en convient: cet argument pourrait être retourné contre les services belges. Si les suspects ne leur sont pas inconnus, comment expliquer qu’on les ait laissé agir et semer le chaos? "Vous savez, des personnes connues, il y en a tellement. Les empêcher d’agir, cela imposerait de les placer sous surveillance continue, afin de pouvoir identifier le moment du passage à l’acte et d’être en mesure de les en empêcher. Cela demande des moyens colossaux, qui ne peuvent être dégagés que pour des personnes sur lesquelles pèse une forte suspicion. Il est évidemment plus facile de mesurer le danger a posteriori que quand on se trouve face à une multitude de choix."
Même raisonnement pour ceux qui estiment que la Belgique a vraiment tardé à mettre la main sur Salah Abdeslam. Quatre mois, ce n’est pas rien. "Cela pose des questions", confesse Thomas Renard. Qu’il ne faudrait pas exagérer non plus. "J’ai du mal à trouver ce délai anormalement long, reprend Michel Liégeois. Salah Abdeslam était caché dans un appartement. Tout ce que cela nécessite, c’est un complice pour le ravitaillement. Cela limite les possibilités de se faire repérer. S’il ne bouge pas, il ne se fera par exemple pas repérer par une caméra de surveillance. Un homme qui reste sur place, vous avez peu de chances de l’attraper, sauf si vous savez où il se planque. Ce qui aurait été nettement plus étonnant, c’est qu’il ait réussi à traverser la moitié de l’Europe. Mais pas qu’on le retrouve à Forest ou à Molenbeek."
3. N’aurait-il pas fallu élever le niveau de menace après l’arrestation de Salah Abdeslam fin de semaine dernière?
Après coup, l’envie est forte de répondre oui. Un "oui" franc et massif. "Avec le recul, bien sûr, acquiesce Thomas Renard. Mais dans les faits, niveau trois ou niveau quatre, il s’agit aussi d’une communication à l’égard du gouvernement et de la population. Et ce qui importe vraiment, ce sont les mesures de sécurité prises sur le terrain. Et la question se pose alors en ces termes. Qu’aurait-on fait de plus pour empêcher cela? Aurait-on pu faire quelque chose de plus?"
"Il faut accepter que dans nos sociétés ouvertes, nous soyons par définition vulnérables à des individus prêts à donner leur vie pour leur nuire."
Il faudra bien s’y faire, estime Michel Liégeois. "Il faut accepter que dans nos sociétés ouvertes, de flux permanents de personnes et de services, nous soyons par définition vulnérables à des individus prêts à donner leur vie pour leur nuire. Alors, c’est vrai que les Belges n’ont pas forcément cette culture du renseignement très centralisé, avec un maillage très serré de tout le territoire. Mais il faut se poser la question: que fallait-il faire? Fermer préventivement les aéroports et tous les transports en commun? Mais pour combien de temps? C’est inconcevable. On pourrait renforcer les contrôles dans les aéroport, en imaginant une vérification du passeport et de la carte d’embarquement avant de pénétrer dans l’aéroport. Mais cela signifie des files en dehors du bâtiment. Et que les familles, par exemple, ne peuvent plus accompagner ceux qui prennent l’avion."
Le professeur de l’UCL relève également que le niveau de sécurité en Belgique a quand même porté certains fruits. "On le voit: les auteurs de cet attentat ont fait preuve d’une forme d’amateurisme et de précipitation. Aussi tragique que soient les événements, si l’on compare avec des attentats similaires, que ce soit à Londres ou Madrid, le nombre de victimes est relativement limité. Et les terroristes s’en sont pris à des cibles accessibles et faciles. Il existe des cibles de bien plus grande valeur stratégique, mais c’est autrement plus complexe. On le voit: nous sommes encore en train d’apprendre à lutter contre le terrorisme et à réagir. Quand on voit l’efficacité des secours à Bruxelles, il est évident que l’on a tiré les leçons des événements de Paris. Cela n’aurait pas été si efficace si Bruxelles avait été touchée en premier."