"Avignon n'est plus le lieu de l'entre-soi"
Dimanche, Olivier Py fêtera ses 51 ans. Dimanche, ce sera le dernier jour du festival qu’il dirige depuis trois ans. Une édition riche, endeuillée par Nice, rehaussée par des spectacles forts et où les artistes belges ont fait mouche.
Quelques jours après l’attentat de Nice, comment échapper aux peurs et revenir à la vie?
À Nice, des personnes ont été tuées parce qu’elles sont allées voir le feu d’artifice avec leurs enfants. Le festival a ressenti cela douloureusement. Il me semble que l’art et la culture sont un moyen pour échapper aux peurs et revenir à la vie. Il n’y a qu’à observer le public. Même s’il a été frappé d’effroi, il a répondu "présent" au festival. Je crois qu’il sait qu’en étant présent et en sortant, il fait un acte engagé, militant et résistant.
Valérie Lang écrit dans "Corps de Bataille": (le théâtre) "Puisqu’il nous change, nous, pourquoi ne changerait-il pas le monde?".
Je n’appartiens pas à une famille de théâtre, ni même à une famille très proche de la culture. Pourtant, le théâtre m’a changé. Alors pourquoi pas un autre homme, puis un autre, etc. Et in fine, la société. Le but de Jean Vilar, ce n’était pas seulement de créer un festival, c’était de faire un élément constitutif d’un changement sociétal. Au festival, il y a des éléments de réponses et d’espoir. Nous avons besoin des poètes. L’art change le monde!
"Les Damnés" d’Ivo Van Hove est le spectacle-événement de l’édition 2016. Il signe avec virtuosité le grand retour de la troupe de la Comédie-Française à Avignon. Comment avez-vous réagi la première fois que vous avez vu la pièce?
J’ai été émerveillé par le travail accompli. Ce que j’y ai vu, je ne l’avais jamais vu, alors que je suis spectateur du Français depuis 30 ans. Les comédiens ont accompli une véritable révolution au sein de leur vénérable et noble institution. Je suis fier d’y avoir contribué à ma manière, discrètement. Je me suis contenté, en effet, de proposer le nom d’Ivo Van Hove à Éric Ruf. Et Ivo Van Hove a eu l’excellente idée de nous proposer le scénario "Des Damnés" qui résonne fortement en Europe, aujourd’hui. Il a réussi à le décontextualiser, à l’éloigner un peu de son récit initial – "la montée du nazisme en Allemagne" – pour parler d’aujourd’hui. C’est pour cette raison que le public a répondu aussi unanimement.
"J’ai encore une année pour affirmer le projet: Avignon, le lieu où l’horloge de la conscience sonne à l’heure." Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon
Cette année, vous mettez en scène "Prométhée enchaîné" et "Eschyle, pièces de guerre" qui tressent les signes de la 70e édition: la démocratie, la place des femmes, la dévoration du pouvoir, l’étranger, les médias et la violence de la guerre. Cette coïncidence est troublante…
Cela fait sept ans que je travaille sur le répertoire d’Eschyle. Et cela ne me suffit pas. Cette année, j’ai remonté "Prométhée enchaîné". Si l’œuvre d’Eschyle résonne encore, c’est peut-être parce que nos démocraties et cultures européennes s’enracinent dans sa pensée et l’expérience de la démocratie athénienne demeure "exemplaire", "modélisante" pour l’Europe – même si elle ne ressemble pas à nos démocraties actuelles.
C’est bien que vous notiez la cohérence dans la programmation. Je ne voudrais pas qu’elle soit une liste de spectacles. Un grand festival, c’est celui qui met "en cohérence" des artistes, connus et inconnus. Ce n’est pas un supermarché de la culture. Ce n’est pas la FIAC, même si je n’ai rien contre elle.
Outre le caractère politique de l’ensemble de la programmation, on peut voir une invitation à reconsidérer notre place par à rapport à notre milieu.
C’est encore un lien intérieur dans la programmation et une mise en cohérence très intéressante. La place de l’homme dans le monde, bien sûr, mais aussi physiologiquement par rapport à la matière. J’y ajouterai l’exposition "Surfaces" d’Adel Abdessemed qui interroge le rapport qui existe entre la mémoire et le présent, à travers des bas-reliefs à l’Antique qui évoquent notre histoire récente. Dans le festival, de nombreuses pièces traitent aussi de la relation "homme-technologie". Est-ce que les moyens physiologiques, anthropologiques sont à la hauteur de la violence née de la technologie? Nous pourrions, par exemple, imaginer une prochaine édition sur le thème du robot, de l’androïde et demander: qu’est-ce que l’humain?
Le Festival est centré sur la création du Moyen Orient. En quoi, vous intéresse-t-elle tant?
Tout le monde s’intéresse au Moyen Orient. Il est très médiatisé. C’est le lieu des guerres reconduites, créant une sorte de fatalité. Si nous nous y intéressons tant, depuis deux ans, c’est parce que nous avons constaté qu’il n’est pas si éloigné de nous et que ce qui s’y passe, a des incidences directes sur la politique des pays européens.
Au début du festival, je me suis amusé à dire qu’il y avait un focus belge. Car les spectacles belges sont plus nombreux que les spectacles du Moyen-Orient. La Belgique est un pays très intéressant du point de vue politique.
Justement, cette année, les œuvres belges connaissent un grand succès, à la fois public, professionnel et critique. De manière générale qu’ont-elles de si singulier?
J’aime rappeler la phrase de Marcel Broodthaers: "L’humanité est belge". Je trouve cette phrase censée, profonde. C’est le succès de la Belgique. C’est la réussite culturelle de la Belgique. Elle a fait confiance à ses artistes, elle les a aimés. Je dis souvent aux ministres de la culture: "regardez, comment les Belges procèdent. D’abord, ils identifient l’artiste et après, ils essaient de trouver une institution qui lui corresponde. Et non l’inverse". C’est le secret des Belges.
Trois ans après votre entrée en fonction en tant que directeur, comment percevez-vous l’évolution du Festival?
Aujourd’hui, je peux l’affirmer, c’est une révolution! Même si dans les faits, c’est plus la "deuxième année" que "notre troisième année". Car la première année n’était pas "normale". J’arrivais et l’énergie que j’aurais dû mettre dans le projet a été entièrement réquisitionnée par le conflit des intermittents.
Je crois qu’Avignon est devenu en trois ans, non plus seulement le lieu des élégances spectaculaires, mais une capitale de la vie intellectuelle et politique, pendant trois semaines. J’ai encore une année pour affirmer le projet: Avignon, résolument politique, le lieu où l’horloge de la conscience sonne à l’heure. Cette année, je peux dire que cette transformation a été comprise même si, au début, nous avons désarçonné le public, les professionnels et les critiques. Notre projet est arrivé à sa pleine maturité. On ne pourra plus dire qu’Avignon est le lieu de l’entre-soi ou le lieu réservé à une élite. C’est le lieu où toutes les bonnes volontés viennent pour comprendre leur présent.
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