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Anna Colin Lebedev, politologue: "Nous sommes face à un pouvoir russe qui navigue à vue"

Née en Russie soviétique, Anna Colin Lebedev a vécu en Ukraine et en Biélorussie. ©Kristof Vadino

Face à un pouvoir russe qui navigue à vue, l'issue de la guerre en Ukraine, et son éventuelle extension au reste de l'Europe, sont de plus en plus imprévisibles, estime Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques.

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, la sociologue et politologue française Anna Colin Lebedev est consultée de toute part pour sa connaissance approfondie des sociétés post-soviétiques et de l'armée russe.

Née en Russie soviétique, elle a vécu en Ukraine et en Biélorussie, ce qui fait d'elle une des rares analystes dont les recherches se doublent d’un ancrage dans les populations touchées. Dans cet entretien accordé à L’Echo, elle revient sur la trame de cette guerre et la complexité de ses racines.

Qu’avez-vous ressenti le jour de l’invasion?

Je ne m’attendais pas à une attaque, car je la jugeais contraire aux intérêts de la Russie, même si je ne suis pas tombée des nues. L’état de choc est venu du caractère massif, à l’ancienne, de l’attaque.

Je n’avais pas anticipé, non plus, la mauvaise information du Kremlin sur l’état de la société ukrainienne. Le Kremlin n’a pas été capable d’entendre un certain nombre de messages. C’était d’autant plus surprenant que toutes les informations étaient à la surface, il n’y avait pas besoin d’être dans le renseignement pour les avoir.

L’une des choses sur lesquelles je n’avais aucun doute, c’est sur la capacité de l’Ukraine à résister.

Qu’est-ce qui a poussé le président Poutine à attaquer?

Là, nous ne pouvons faire que des hypothèses. Au moment de lancer l’invasion, Poutine était dans une sorte de mission historique à accomplir qui dépassait les calculs pour y arriver. Il y avait quelque chose de plus grand à réaliser, au prix de grands sacrifices.

"La manière dont la Russie conduit ses combats détruit les territoires qu’elle est censée exploiter."

Anna Colin Lebedev
Spécialiste des sociétés post-soviétiques

Aujourd’hui, on est dans une situation plus composite parce que les objectifs de la guerre ont beaucoup bougé côté russe. On est dans l’incapacité de dire pour quel objectif l’armée russe combat.

La Russie poursuit-elle des objectifs économiques?

Cette raison me paraît moins pertinente. D'abord, parce que la Russie n’est pas en capacité d’exploiter tout le territoire qu’elle possède. Un quart du pays est occupé par 75% de la population, la communication est très mauvaise et beaucoup de zones sont en friche. La question des ressources ne se pose pas.

Dans l’objectif initial, le gain économique était la cerise sur le gâteau. Mais la manière dont la Russie conduit ses combats détruit les territoires qu’elle est censée exploiter. Dans le Donbass, dès 2014, la guerre a détruit les capacités économiques de la région. Les mines, les industries métallurgiques sont dévastées. Marioupol est totalement détruite.

Vladimir Poutine brandit la "lutte contre les nazis" pour justifier sa guerre auprès des Russes. Pourquoi cet argument suranné fonctionne-t-il toujours?

Avant la chute de l’URSS, lorsqu’on demandait de quoi les Russes étaient fiers, un seul fait historique revenait: la victoire sur le nazisme. L’effondrement de l’URSS a entraîné un effondrement sur la manière dont Staline a conduit la Seconde Guerre mondiale. Il y a eu une relecture de l’histoire qui a tenu pendant une bonne partie des années 90.

Vladimir Poutine, une fois élu, s'est ressaisi de cet élément central pour en faire un nouveau socle du pouvoir. Tout ce qui était lié à la collaboration avec l’Allemagne et aux choses commises par le soldat soviétique fut éliminé. Il a créé la mémoire d’un pays qui aurait été uniformément du côté du bien. Le pacte germano-soviétique a disparu, et la collaboration avec les nazis n’avait eu lieu que du côté des Ukrainiens et des Baltes.

Cela a rendu les Russes de plus en plus aveugles à l’horreur de la guerre et les a amenés à croire que les cendres étaient encore chaudes du côté de l’Ukraine, et qu’il aurait suffi d’une étincelle pour que cela redémarre. Toutes ces violences subies et infligées, qui n’ont jamais été verbalisées, ont pu se muer en acceptation des violences commises par l’armée russe sur le terrain.

"On a eu des témoignages d’officiers et de soldats russes pour qui l’ordre d’attaquer est autant une surprise que pour nous."

L’armée russe se livre à des massacres, comme à Boutcha, puis à des bombardements de civils. D’où vient cette volonté de destruction?

C’est une question complexe, qui va occuper tous les experts. Ce qui s’est passé à Boutcha et ce à quoi on assiste aujourd’hui relèvent de dynamiques différentes.

Au début, cette invasion est présentée comme une guerre de libération contre un gouvernement néo-nazi qui opprime une population. Vous avez la logique d’une armée qui a l’habitude de s’attaquer aux civils, comme en Tchétchénie. Si ces civils ukrainiens s’opposent à elle, c’est qu’ils sont ces néo-nazis qu’il faut combattre. Cela légitime la cible.

La question qui se pose, c’est de déterminer par quel processus cela s’est mué en dynamique de destruction des civils de plus en plus assumée. Le projet de la Russie est devenu un projet d’attaque contre les civils dans l’espoir qu’ils se retournent contre leur gouvernement.

Et puis, on a des forces russes désorganisées, où le circuit de commandement n’est pas clair, les soldats ne sont pas des professionnels.

Pourquoi l'armée russe, que l’on dit être l'une des plus puissantes du monde, multiplie-t-elle les échecs?

C’est une armée qui n’est pas préparée à faire cette guerre-là. On a eu des témoignages d’officiers et de soldats russes pour qui l’ordre d’attaquer était autant une surprise que pour nous.

"L’armée russe est gangrenée par la corruption, ce qui fait qu’elle n’a jamais la capacité qu’elle prétend avoir."

L’armée russe a surtout fonctionné, sous le ministre de la Défense Sergei Shoigu, par la mise en scène de ses exercices et de ses capacités, plutôt que par des entraînements réels. On sait que les exercices ont lieu, mais que ceux qui ont participé n’ont aucune chance de tenir l’arme qu’ils viennent de montrer devant la caméra.

L’armée russe est gangrenée par la corruption, ce qui fait qu’elle n’a jamais la capacité qu’elle prétend avoir. Dès le début, on voit des armes rouillées, des rations périmées, des véhicules militaires dont les pneus crèvent au bout de quelques jours, parce que l’argent qui était censé être là pour les remplacer a été détourné.

Comment s’est organisée la résistance ukrainienne?

L’Ukraine vit depuis 2014 dans un état d’alerte plus ou moins permanent. J’ai interrogé de nombreux miliciens qui se sont battus cette année-là. Une fois retournés dans la vie civile, la plupart ont continué à suivre un entraînement militaire.

Au moment où la Russie a attaqué, ce fut le choc. Mais ce n’était pas une surprise. Les Ukrainiens savaient comment rejoindre une unité militaire ou approvisionner les combattants sur le front. Pour les autres, l’évacuation s’est mise en place très vite, les administrations et les services se sont remis très vite à fonctionner.

Le cas des chemins de fer est exemplaire. Les premiers trains d’évacuation ont démarré dès le premier jour de l’attaque. Les Ukrainiens n’attendaient pas la guerre, mais ils étaient prêts.

"Il y a un sentiment dominant chez les Russes, c’est que leur opinion ne compte pas."

La Russie peut-elle encore étendre le conflit au reste de l’Europe?

Les objectifs russes sont fluctuants. Le récit officiel livré à la population russe est que "si la Russie perd, c’est parce que son adversaire n’est plus l’Ukraine, mais l’Occident avec toute la puissance de l’Otan".

Nous sommes désignés comme adversaires explicites. Cela correspond-il à une intention militaire ou une volonté de justifier les échecs? C’est difficile de le savoir, car nous sommes face à un pouvoir russe qui navigue à vue.

Quel est l’état d’esprit de la population russe? Soutient-elle toujours la guerre?

Il y a un sentiment dominant chez les Russes, c’est que leur opinion ne compte pas. Que peuvent-ils faire, dès lors? Adhérer aux décisions du pouvoir peut être une manière de faire face à cette impossibilité de peser et d’agir. Si un rouleau compresseur vous arrive dessus, un des moyens de lui échapper est d’être sur le bulldozer.

Nous arrivons aussi après huit années de matraquage sur "l’Occident hostile" et sur "l’Ukraine hostile". Cela n’était pas forcément destiné à déclencher la guerre, mais à préparer la population au fait que cette guerre en Ukraine relève de l’évidence.

Le peuple russe pourrait-il renverser le régime?

Ce n’est pas la population russe qu’il faut regarder, mais celui qui dira "on arrête tout". Il faut regarder du côté des élites qui, à différents niveaux, font des calculs coût-avantage. Des gouverneurs, des ministres, des responsables militaires qui ont, plus que la population, le sentiment de compter dans le choix politique parce qu’ils en paient le prix.

Or, le rapport coût-avantage est en train de se renverser en défaveur du pouvoir. Avec les échecs militaires, on a l’impression qu’ils perdent énormément. C’est du côté de ces gens, qui ne sont pas animés par un désir de paix ni de justice, qu’il faut regarder le changement, pas de la population.

Comment voyez-vous le conflit évoluer?

Je suis plus que prudente sur cette question. Cette guerre nous a réservé pas mal de surprises. La seule chose que je peux dire, c’est que la Russie arrive à transformer à ce jour tout échec sur le terrain en un discours politique qui est recevable par les Russes. Si demain la guerre s’arrêtait, le pouvoir russe arriverait à le vendre à la population.

Comment analysez-vous la personnalité de Vladimir Poutine?

Je le vois comme un homme soviétique ordinaire qui porte en lui les traces de traumatismes que portent beaucoup d’hommes russes, et qui n’ont pu être exprimés.

"La Russie, ce sont des jeux de pouvoir et tout cela est en activité en ce moment."

Cet homme-là s’est retrouvé au pouvoir, et la question que l’on se pose, nous, sociologues, c’est de se demander si Poutine a transformé la population russe, s’il manipule la Russie, ou s’il exprime la Russie par son côté extrêmement représentatif des traumatismes de cette société. C’est cela la question: Poutine n’est-il que le miroir du pays qu’il dirige, ou l’exception, le tyran qu’il faut renverser?

Il est aussi obsédé par l’Histoire…

Oui, depuis récemment. La question que je me pose, c’est qu’est-ce qu'il a lu pendant la période du covid pour ressortir aujourd’hui toute cette violence? On sait qu’il n’a pas vu grand monde, qu’il n’a même pas rencontré ses plus proches collaborateurs.

D’ailleurs, ce ne sont pas les personnages de son entourage les plus visibles et les plus médiatisés qui sont les plus influents. On se focalise beaucoup sur Kadyrov et Prigojine, mais ce sont des marginaux pour la classe politique russe.

Les jours de Vladimir Poutine sont-ils comptés?

Aucune idée. L’une des forces de Poutine est sa capacité à détruire les institutions politiques, à les vider de tout leur sens. Les partis d’opposition russes n’en sont pas. Les générations intermédiaires d’hommes politiques n’ont pu émerger.

Même au sein du parti au pouvoir, on ne trouve que la génération Poutine. Le plus jeune est Medvedev, c’est tout dire... Les quadras, de la génération (du président ukrainien, NDLR) Zelensky, sont totalement absents. C’est ce qui rend l’anticipation difficile. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas des personnages en train de penser à la place qu’ils vont prendre.

Qu'est-ce qui est le plus important pour comprendre cette guerre?

Si on parle de la Russie, tout comme de l’Ukraine, il est extrêmement important de ne pas simplifier. De ne pas oublier les autres forces politiques qui existent, et de ne pas se focaliser sur Poutine. La Russie, ce sont des jeux de pouvoir et tout cela est en activité en ce moment. Il faut connaître cette complexité.

Côté ukrainien, il faut voir aussi qu’il y a une société qui est en guerre, et pas juste des héros sur le front. L’Ukraine est une société complexe. On dépeint tellement les Ukrainiens en héros, qu'on leur dénie toute humanité et qu’au moindre faux pas, on ne leur pardonnera pas.

Les phrases-clés
  • "Je ne m’attendais pas à une attaque, car je la jugeais contraire aux intérêts de la Russie."
  • "Au moment de lancer l’invasion, Poutine était dans une sorte de mission historique à accomplir qui dépassait les calculs pour y arriver."
  • "C’est une armée qui n’est pas préparée à faire cette guerre-là."
  • "Ce n’est pas la population russe qu’il faut regarder, mais celui qui dira 'on arrête tout'."
  • "Si on parle de la Russie, tout comme de l’Ukraine, il est extrêmement important de ne pas simplifier."
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