Henda Ayari: "On n'a pas l'habitude d'entendre une femme musulmane dénoncer un homme musulman"
Ancienne salafiste, aujourd’hui militante laïque et féministe, Henda Ayari a porté plainte contre l’islamologue Tariq Ramadan pour viol. Une étape de plus dans une vie passée à briser les chaînes.
Le 20 octobre 2017, Henda Ayari provoque un séisme. Elle accuse Tariq Ramadan de viol. L’islamologue suisse est une personnalité médiatique, un penseur controversé mais influent. Il enseignait à Oxford avant sa mise en congé par l’université le 7 novembre dernier. Il a ses fervents partisans et ses fervents détracteurs.
Portée par la vague #balancetonporc, Henda Ayari décide de donner le nom de son (présumé) agresseur. Dans son livre "J’ai choisi d’être libre" paru en novembre 2016, elle avait relaté l’épisode mais sans identifier l’homme. L’atmosphère de libération de la parole sur les violences sexuelles lui fait sauter le pas. S’ensuivent des attaques par médias interposés, un violent harcèlement en ligne, la multiplication des dépôts de plaintes des deux côtés.
Sortir du silence, sortir de l’emprise et de la domination, c’est une voie qu’Henda Ayari a déjà empruntée, elle qui a été salafiste pendant près de dix ans, sous la coupe de son (ex) mari.
Attablée dans un café tranquille de Rouen, sa ville natale, elle revient sur ces chaînes qu’il lui a fallu briser pour se construire.
Depuis que vous avez porté plainte pour "des faits criminels de viol, agressions sexuelles, violences volontaires, harcèlement, intimidation" contre Tariq Ramadan, quelle est votre vie quotidienne?
J’essaie de mener une vie normale de maman avec ses projets. Mais sur le plan moral, c’est une vie compliquée car je suis la cible d’attaques sur les réseaux sociaux. Je suis victime de cyberharcèlement. Ce n’est pas facile car c’est une forme de pression. Et puis je reçois des appels anonymes, on vient sonner à ma porte, des gens se présentent au bureau de mon association. J’ai reçu des menaces de mort. Je suis sous protection policière. C’est vrai que ce n’est pas évident.
"Si je suis attaquée plus que les actrices ou d’autres personnes qui ont aussi porté plainte contre des hommes puissants, c’est parce qu’on n’a pas l’habitude d’entendre une femme musulmane dénoncer un homme musulman."
Et chaque semaine il y a de nouveaux épisodes, la partie adverse faisant sortir de soi-disant conversations ou autres attestations. Le but c’est de me discréditer, de me faire reculer, de me faire renoncer à cette procédure. Mais moi, aujourd’hui, je ne peux plus faire marche arrière. Je suis présidente d’une association (Libératrices, NDLR) qui aide les femmes à aller de l’avant. Si je recule, c’est toutes ces femmes qui reculent.
Regrettez-vous d’avoir porté plainte, au vu de ce déferlement?
Non. J’avais conscience que cela n’allait pas être facile, mais je ne pensais pas que cela allait être aussi violent. On me traîne dans la boue. Au début, je me suis demandé si j’avais bien fait. Et puis j’ai été contactée par d’autres victimes, j’ai reçu des messages de femmes me remerciant pour ce que j’avais fait. Tout cela me renforce dans mon combat pour les droits des femmes, pour porter toutes ces femmes qui sont victimes, anonymes et qui n’osent pas parler.
Les faits visés par votre plainte ont eu lieu en 2012. Quelle a été la raison qui vous a poussée à porter plainte?
Je pensais vivre avec ce secret. Je me disais qu’il est trop puissant, c’est quelqu’un de connu, qui a beaucoup de moyens et que personne n’allait me croire. C’est pour cela que je n’ai pas donné son nom dans mon livre. J’en ai parlé parce que cela fait partie de mon histoire, mais j’ai utilisé un pseudo car je craignais ses représailles.
Ce qui m’a poussée à porter plainte c’est le phénomène #balancetonporc. J’ai vu des actrices de cinéma qui ont dénoncé le producteur Harvey Weinstein qui est pourtant quelqu’un de très puissant. Je voyais à la télévision, je lisais sur les réseaux sociaux que c’était le temps de la libération de la parole des femmes, qu’il fallait qu’elles n’aient plus peur. Je me suis dit "pourquoi pas moi?" C’est ce qui m’a poussée, un matin, à donner son nom sur ma page Facebook et à porter plainte le même jour (le 20 octobre 2017, NDLR).
Avec le phénomène #MeToo, beaucoup de femmes et d’hommes se sont rendu compte de l’ampleur de la domination masculine. Vous, en aviez-vous conscience avant #MeToo?
J’en avais bien conscience, mais là c’est devenu plus flagrant. Je me rends compte à quel point c’est partout, à quel point c’est grave, que c’est plus grave que ce que je pouvais imaginer. Car cela concerne toutes les catégories sociales, professionnelles. Si je suis attaquée plus que les actrices ou d’autres personnes qui ont aussi porté plainte contre des hommes puissants, c’est parce qu’on n’a pas l’habitude d’entendre une femme musulmane dénoncer un homme musulman. C’est un sujet tellement tabou dans le monde musulman.
Il faut bien avoir conscience que dans certains pays on oblige la femme qui a été violée à épouser son violeur. On pousse les femmes à culpabiliser, à avoir honte, on leur dit que si elles ont été violées c’est qu’elles ont provoqué l’homme.
"Il n’est pas question de faire croire à une femme que si elle a été violée c’est de sa faute et qu’elle doit avoir honte et garder le silence."
Dès l’enfance, on fait comprendre à la fille qu’elle est inférieure au garçon. On élève différemment les garçons et les filles de génération en génération. Et moi je dénonce cette différence parce que dès le début on met dans la tête de la petite fille qu’elle est coupable d’être née de sexe féminin. Ensuite on lui fait croire que le voile est une obligation pour être une bonne musulmane parce qu’elle risque de susciter le désir des garçons. C’est encore une forme de culpabilité pour les filles et de déresponsabilisation pour les garçons. Cela laisse sous-entendre que si une femme qui n’est pas voilée est violée, c’est de sa faute, elle n’avait qu’à porter le voile. Aujourd’hui, je veux mettre le doigt là-dessus. C’est intolérable et il faut briser la loi du silence.
Vos détracteurs vous accusent de ne pas être une bonne musulmane.
Je le dis, partout, je suis musulmane. Ce n’est pas parce que je suis sortie de l’extrémisme, du salafisme ou ce n’est pas parce que j’ai retiré mon voile que je ne suis pas musulmane. C’est ce qu’on veut nous faire croire. On va dire "Henda Ayari, elle n’est plus musulmane, elle attaque l’islam, elle attaque les musulmans, elle attaque les femmes voilées". C’est totalement faux. On dit cela pour me décrédibiliser parce que mon discours ennuie les islamistes.
Mon discours c’est dire que les hommes et les femmes sont égaux et qu’il n’est pas question de faire croire aux femmes qu’elles sont inférieures. Il n’est pas question d’obliger les femmes à porter le voile. Il n’est pas question de faire croire à une femme que si elle a été violée c’est de sa faute et qu’elle doit avoir honte et garder le silence. Aujourd’hui, je me fais le porte-voix de ces femmes qui ont envie d’être des femmes libres, indépendantes, qui ont envie d’être respectées – et respectées dans tous les sens du terme, pas à la seule condition qu’elles portent un voile.
Moi je suis une femme française, musulmane. Je suis pour un islam de paix, de tolérance, d’amour et de partage. Je n’attaque pas l’islam, j’attaque les islamistes; c’est-à-dire ces hommes qui se servent de l’islam pour dominer les femmes, qui veulent imposer le voile intégral, le salafisme. Je suis contre cette doctrine sectaire qui ne peut pas être en accord avec les lois de la république. Je suis passée par là. Dans cette doctrine, on nous enseigne la haine. J’en connais les textes et c’est très dangereux.
Pendant près de dix ans vous avez été immergée dans le salafisme par votre mari. Comment cela est-il advenu?
Je suis partie en vacances en Tunisie et je me suis retrouvée mariée du jour au lendemain, à 21 ans. Il a jeté mes livres à la poubelle, il m’interdisait de sortir seule donc je ne pouvais plus aller à l’université où je faisais des études – je voulais devenir juge pour enfants –, et tout de suite j’ai été enceinte donc le piège s’est refermé rapidement sur moi. Il m’a obligée à porter le voile intégral et à suivre la doctrine salafiste. Il me faisait apprendre par cœur les textes – avec contrôles surprises – pour que je les transmette à nos enfants.
Comment êtes-vous sortie de l’emprise de votre ex-mari salafiste?
Grâce à l’école. J’étais une petite fille curieuse de nature. Fille unique de parents musulmans mais non pratiquants qui ont divorcé à mes deux ans. J’ai eu une enfance malheureuse avec une mère qui me faisait subir des maltraitances graves.
Ma bouée de secours, c’était l’école. J’adorais lire, j’ai aimé la philosophie, la littérature. Et face aux textes salafistes, je posais des questions, je relevais des incohérences entre les textes et les pratiques de mon mari. ça le mettait en colère. J’étais un peu trop éveillée à son goût. Il est devenu violent sur le plan psychologique et physique. C’est aussi l’amour pour mes enfants qui m’a aidée. Quand j’ai demandé à mon mari si le djihad était obligatoire, il m’a dit oui et que nos deux garçons le feraient. Pour lui, notre fille porterait le voile à 7 ans et serait mariée à 14 ans. Là, la petite graine a commencé à germer. Et je l’ai quitté en m’enfuyant avec nos trois enfants un matin où il était parti faire des papiers au consulat.
Se défaire d’un endoctrinement prend du temps. Comment cela s’est passé pour vous?
Oui, il a fallu des années. Après la séparation, je suis revenue à Rouen. J’ai fait une dépression. J’ai perdu la garde de mes enfants pendant deux ans. Il me fallait un logement et donc un travail. J’ai ôté mon voile pour avoir plus de chance d’être embauchée. Et j’ai fait de multiples petits boulots. C’était la première fois de ma vie que je gagnais de l’argent par moi-même. J’ai remonté la pente, j’ai pris confiance et la juge m’a redonné la garde de mes enfants. J’ai été acceptée pour une formation de greffière qui a duré 18 mois. Fonctionnaire, c’était la sécurité. De joie, de confiance, j’ai ôté mon voile. Puis, cela s’est mal passé, on a voulu me muter en Martinique. Pendant quelques jours, j’ai remis mon voile en me disant que ce pays ne voulait pas de moi. Mais, à y réfléchir, je me suis dit que je n’allais pas faire ce cadeau aux intégristes, ainsi qu’à ceux qui m’avaient écartée professionnellement. En mars 2015, j’ai créé mon association, "Libératrices", pour aider les femmes à s’émanciper.
Mais le déclic absolu, cela a été le Bataclan, en novembre 2015. Ce fut un électrochoc. A ce moment, j’avais encore quelques idées du salafisme en moi. A partir de ces attentats, c’était terminé, je ne voulais plus en entendre parler. Et j’ai mis en ligne, sur ma page Facebook, deux photos de moi. L’une du temps de mon voile intégral, l’autre sans voile. Avec comme message: "A 20 ans, j’étais jeune et salafiste. A 39 ans, je suis une femme musulmane libre. Henda". Cela a provoqué d’innombrables réactions, un buzz. Un éditeur m’a contactée. Et j’ai écrit "J’ai choisi d’être libre".
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