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Grèce: Où sont les touristes?

Le hall d’entrée de l’hôtel Ελπίδα (Espoir) brille de mille feux, les uniformes sont repassés, le personnel nous fait son plus beau sourire. Dans les îles grecques, comme à Rhodes, les gérants d’hôtels font tourner l’économie avec l’énergie du désespoir. "Nous sommes prêts, mais où sont les touristes?" Embarquons-nous quelques jours dans les coulisses d’un hôtel de luxe en Grèce.

Ce week-end, en Grèce, tous les yeux seront rivés sur les urnes, mais la vraie bataille se livre ailleurs: dans le petit bureau de Theofilos Lakkas, directeur de l’hôtel Amathus Beach à Rhodes, un magnifique cinq étoiles à un jet de pierre de la vieille ville.

- Mister Theofilos, avez-vous du travail pour moi?
- Non, je suis désolé.
-Mais j’ai travaillé ici l’année dernière, et vous étiez pourtant content de moi?
- Je sais, mais nous n’avons pas de clients.
- Dans ce cas, pourriez-vous m’avancer 200 ou 300 euros? S’il vous plaît, je n’ai plus d’argent pour m’acheter un pain.
- Désolé…

En débarquant à l’aéroport de Rhodes, on ne s’aperçoit de rien. L’endroit grouille de touristes. En une heure, plusieurs charters en provenance d’Helsinki, d’Amsterdam et de Bruxelles ont atterri. Le sujet de prédilection n’est pas la crise grecque, mais le temps qu’il fait. Rien de nouveau sous le soleil, mais ce n’est qu’une apparence. Les derniers chiffres publiés par l’organisation du tourisme SETE, datent de l’an dernier (jusqu’au mois d’octobre) et étaient plutôt rassurants: le tourisme, qui représente 15% du PIB grec, a bien résisté. Les îles grecques ont accueilli 20% de touristes en plus que l’année précédente. Le printemps arabe a découragé de nombreux amateurs de soleil de se rendre dans des pays comme la Tunisie et l’Egypte, et une partie d’entre eux se sont retrouvés sur les îles grecques.

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Les chiffres les plus récents sont scrupuleusement tenus secrets, ce qui ne présage rien de bon. Les réservations sont en chute libre. Selon certaines sources, elles seraient en baisse de 60%. Les Allemands, touristes les plus nombreux à Rhodes, se sont massivement abstenus. Idem pour les Anglais, les Hollandais et les Belges. Ils ont vu trop d’images de grèves, de bagarres de rues et de manifestations. Certains ne veulent pas de problèmes pendant leurs vacances, d’autres trouvent qu’aller en Grèce aujourd’hui équivaut à se payer sur le cadavre. Mais le tourisme donne – directement et indirectement — du travail à 746.000 personnes (presqu’un poste sur cinq en Grèce). C’est l’unique radar de l’économie qui tourne encore un peu.

Pour attirer les clients en espérant qu'ils dépensent un peu sur place, la direction vend des packages à perte.

Pendant que je m’enregistre à la réception de l’hôtel, une famille française s’en va: "Nous avons eu une semaine superbe. L’île est magnifique. Dommage que l’hôtel soit si vide. Au restaurant, c’est quand même plus agréable quand il y a plus de monde." Coralie De Cuyper, responsable des ventes et du marketing, qui raccompagne le couple, a sa réponse toute prête: "Spread the word. Racontez à vos amis que Rhodes est l’endroit idéal pour les vacances, et que vous avez été bien reçus. Mettez un commentaire sur Trip Advisor!"

La Belge est arrivée à Rhodes avant le début de la saison touristique, la plus difficile de toute l’histoire de l’île. Elle dirige du nouveau personnel et accueille les clients. "Personne ne doit repartir avec un sentiment d’insatisfaction. Nous avons besoin de chaque client." Elle s’anime "C’est tout de même incroyable?! Tout le monde est reparti sur les plages d’Egypte et de Tunisie. Alors que les Grecs ont tellement besoin de cet argent! Hier, j’ai lancé une promotion: 499 euros pour une semaine en demi-pension dans ce cinq étoiles, vol compris. Nous vendons à perte. La priorité numéro un, c’est d’attirer les clients, en espérant qu’ils dépenseront un peu d’argent sur place. Et que nous puissions rentrer dans nos frais."

De nombreux habitants de Rhodes dépendent des touristes étrangers pour joindre les deux bouts. Voula, la secrétaire de l’hôtel, a récemment demandé si elle pouvait avoir un uniforme, car elle n’a plus les moyens de s’acheter des vêtements décents. Le gouvernement n’a pas touché aux salaires dans le privé, mais a augmenté les taxes. En outre, on a beaucoup coupé dans les allocations de chômage, dont les travailleurs du secteur touristique dépendent six mois par an. Les prix dans les supermarchés sont restés les mêmes et sont comparables à ceux que nous connaissons en Belgique.

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Dans le restaurant, au buffet, une moussaka fumante côtoie un plat de frites bien dorées. Une vingtaine de tables sont occupées, dont six par un club de bridge belge. "Cet hôtel est notre deuxième chez nous. Nous ne nous laisserons pas chasser par une crise", disent-ils en chœur. Le personnel remplit les verres en souriant. Pourtant, de plus en plus de Grecs ont faim, y compris à Rhodes. Les enfants tombent dans les pommes à l’école parce qu’ils n’ont rien mangé le matin. Les gens abandonnent leur chien dans les bois. Ils ne peuvent plus payer les croquettes. "Et dire que dans les hôtels et les restaurants, on jette des tonnes de nourriture, soupire Coralie De Cuyper. On devrait voir comment rassembler cette nourriture pour la distribuer à ceux qui ont faim. Mais c’est une question difficile, car aucune firme privée ne veut attirer les mendiants."

Des choix faits à contrecœur

On me donne une chambre de catégorie supérieure, en fait une suite avec piscine privée. Ce n’est pas la place qui manque dans l’hôtel, qui compte plus de personnel que de clients. Dans ma salle de bains, je trouve un petit message: "merci de ne pas gaspiller l’eau".

Le jour où je ne peux plus payer mes gens à temps, à temps.

Ioannis Misthos

directeur général de l'hôtel

Ioannis Misthos, directeur général de l’hôtel, est chaque jour confronté à des choix cornéliens. Des choix qui, en moins de deux ans, ont blanchi toute sa chevelure, auparavant noire de jais. Il ne dort plus. Deux cents familles dépendent de lui. "Si je n’arrive pas à maintenir ce navire à flot, tous ces gens vont se retrouver à la rue. Je ne pourrais pas le supporter". Il économise sur tout, sauf sur la qualité. Pour le moment du moins. La frontière est très mince. Il y a peu, il a engagé soixante stagiaires et étudiants roumains et bulgares, à un salaire très bas. Ils ne lui coûtent que 600 euros par mois maximum. "Que puis-je faire d’autre? Si l’hôtel fait faillite, nous serons tous sans travail."

Le mot est dit. La faillite, la crainte de chaque hôtelier à Rhodes. À quelques centaines de mètres de là se trouve un hôtel fantôme. Capsis, jusqu’il y a peu, membre du groupe Sofitel, et qui a fait le plein de touristes pendant toute la saison l’an dernier. Cette année, les portes sont restées fermées. L’hôtel a triste mine, et les mauvaises herbes ont déjà commencé à envahir le jardin. Capsis ne sera pas le seul hôtel à fermer ses portes cette année, prédit Ioannis Misthos. "La plupart des hôtels se trouvent au bord du gouffre: trop de dettes". Son hôtel ne fait pas exception. "Il y a deux ans, nous avons agrandi l’hôtel, nous y avons ajouté le spa et des suites luxueuses. Nous devions recevoir des primes des pouvoirs publics, mais nous les attendons encore. La semaine dernière, je suis allé à Athènes pour négocier un nouveau prêt avec les banques. Impossible. Le robinet des crédits est fermé."

Le maître mot est désormais "économiser". La plupart des hôtels paient leurs fournisseurs et leur personnel avec retard. Dans certains hôtels, le personnel attend toujours son salaire de septembre dernier. Misthos paie encore à temps: "Le jour où je ne peux plus payer mes gens à temps, j’arrête". Cette saison, le management a dû introduire, à contre cœur, une formule "all inclusive". "C’est contre nos principes, mais nous n’avons pas le choix. C’est la seule chose qui se vend bien pour le moment", nous explique Coralie De Cuyper. Mais le management a fixé ses limites. "Chez nous, pas de petits bracelets en plastique, et nos clients sont servis à table. All inclusive ou pas."

Depuis quelques semaines, les menus et cartes des vins de l’hôtel ont été traduits en russe. C’est aussi une mesure que le management a dû prendre contre son gré. Les Russes sont les seuls à venir encore à Rhodes en grand nombre. Avec des montagnes de cash dans leur portefeuille. Pour un hôtel 5 étoiles, une invasion de Russes n’est pas sans danger, parce qu’ils sont bruyants et souvent ivres. Misthos: "Nous avons besoin d’un mix équilibré. Si une nationalité devient dominante, les autres ne viennent plus."

Sauver les apparences

Je pars en ville, armée d’une longue liste de questions. J’ai rendez-vous avec des responsables de la Chambre de commerce. "Greece has a small problem", me répondent sans sourciller Nikolaos Papastamatiou et Constantinos Kastellorizios lorsque je leur demande si la crise est profonde. J’ai avec moi les chiffres récents de la banque nationale de Grèce, qui montrent que les revenus du tourisme ont baissé de 44,7% en janvier et février, et le show de bonnes nouvelles se poursuit. "Le tourisme est longtemps resté à l’abri de la crise. Nous commençons à en ressentir les premiers effets. Mais nous allons surmonter ces difficultés. Les bons hôtels survivront, ça, je peux vous le garantir." Sauver les apparences. Le président de l’association des hôteliers, Andonis Cambourakis, lui aussi, nie l’évidence. "Non, madame, l’hôtel Capsis n’est pas fermé" et "certains hôtels sont complets" ou "la Grèce est un marché mature, c’est normal que nous augmentions de 5% une année, pour redescendre de 5% l’année suivante." Nier pour survivre, espérer que les problèmes se résoudront d’eux-mêmes. Et dans l’intervalle, sauver les apparences.

Pour du franc-parler, je dois attendre de rencontrer Michael Efstathiou. Il gère l’agence immobilière de son père. La discussion commence par un sourire qui tient plus de la grimace. "J’espère qu’il y aura une troisième génération et que tout ne va pas s’écrouler". Des centaines de petites pensions de famille sont à vendre. Maintenant que l’hôtel Capsis est en faillite, il craint que d’autres grands hôtels suivent le même chemin. "Le marché immobilier est complètement bloqué. Il y a des vendeurs, mais aucun acheteur: les Grecs n’ont pas un rond, et pour les étrangers, la situation est bien trop incertaine." Michael Efstathiou s’attend à ce que la situation dans l’île s’aggrave encore au cours des prochains mois. "Beaucoup de Grecs vont perdre leur maison, parce qu’ils ne peuvent plus rembourser leur emprunt hypothécaire. 85% des maisons à Rhodes sont hypothéquées au-dessus leur valeur. Avec les banques qui jetteront les maisons sur le marché les prochains mois, les prix vont complètement s’effondrer."

De quoi donner le bourdon… De retour à l’hôtel, j’ai besoin de boire un ouzo pour me remonter le moral. Le barman Manolis me remplit un verre. C’est son dernier jour. La semaine prochaine, il part travailler dans un restaurant grec à Hambourg. "Je n’ai plus rien à faire ici. Je fais le même travail que l’an dernier, mais pour 400 euros de moins: 1.000 euros, c’est mon salaire mensuel, et il me faut déjà 350 euros pour payer mon essence." Tous les jeunes quittent le navire en détresse. Même le grand patron de l’hôtel se prépare à envoyer sa fille de 16 ans aux Etats-Unis. "Nous évoluons rapidement vers une sorte de Serbie, où le salaire moyen est de 362 euros par mois. Nous sommes en train de devenir une destination de vacances bon marché, avec du personnel bon marché. Est-ce ce que nous voulons pour nos enfants? Pas moi."

Un avis qui n’est pas partagé par Nikos, le maître d’hôtel, qui est rentré au pays après un séjour à l’étranger. "Les gens comme Manolis pensent qu’en Allemagne, l’argent pousse sur les arbres. Il va être déçu. Il n’y a pas de meilleur endroit sur terre que notre pays. C’est notre faute si nous sommes dans cette situation, et c’est à nous de nous en sortir. Fuir n’a aucun sens. Travailler, oui."
L’espoir est là parce que la Grèce dispose d’atouts qui ne peuvent être balayés par une crise financière. "Je suis amoureuse de ce pays, et pas seulement parce que le soleil brille 300 jours par an, déclare Coralie De Cuyper. En Belgique, tout le monde râle sans arrêt. Si nous sommes dans une file et que nous roulons pendant deux heures côte à côte, nous faisons tout pour éviter le regard de l’autre. Chez les Grecs, les vitres se baissent et ils commencent tout de suite à discuter. En quelques minutes, ils décident d’aller boire un café ensemble." Les Grecs autour de la table confirment: "Cette passion grecque, tellement typique, notre pathos, nous ne devons pas y renoncer. Notre authenticité est la clé de la solution. Nom d’une pipe, nous avons tout de même quelque chose à offrir!"

Jeudi matin, je prends congé d’Ioannis, Theofilos, Jorgos, Nikos, Voula, Manolis. Je rentre en Belgique avec la responsable belge du marketing. Dans le hall de départ de l’aéroport, la serveuse Moschoula nous attend avec un petit cadeau. "Je veux vous remercier parce que vous êtes venu ici pour dire la vérité et nous aider." C’est son jour de congé. Gênée, j’accepte son cadeau. Deux bises, en Grèce, on commence par la joue droite. Ensuite, c’est le charter qui rentre en Belgique à moitié vide. En Belgique, il fait 12 degrés, et il pleut des cordes, nous annonce le pilote.

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