"Russes! Vous voulez vraiment envahir l'Ukraine?"
L'Ukraine, menacée comme jamais par les troupes russes, peut basculer à chaque instant dans le chaos. L'Echo s'est rendu à Kiev et Senkivka, un village frontalier, à la rencontre de témoins de ce grand jeu géopolitique de plus en plus insoutenable.
"Russes! Vous voulez vraiment envahir l’Ukraine? Mais pourquoi? Vous avez déjà un pays immense", lance Nicolaï, le regard fier, sourire aux lèvres. Il pointe du doigt la Russie voisine, à deux pas, derrière une forêt obscure. Là, plus de 137.000 militaires russes, 1.500 chars et de l’artillerie lourde sont tapis, du nord au sud de la frontière et en Biélorussie, prêts à bondir sur l'Ukraine d'une minute à l'autre sur ordre de Moscou.
Nous sommes dans le village frontalier de Senkivka (nord-est), un îlot de maisons en bois, perdu dans les étendues enneigées. Surnommé "Les Trois Sœurs", ce point géographique est à la limite entre l’Ukraine, la Russie et la Biélorussie.
Nicolaï, petit père venu d'un autre âge, a marché trois kilomètres à pied, comme chaque jour, pour venir puiser son eau au vieux puits du village. Il n’ose croire à une invasion de l’Ukraine, sa terre. Son seul bien. "Ils disent qu’il pourrait y avoir une guerre. Mais ici, tout est calme", lâche-t-il.
"S'ils arrivent, de Biélorussie ou de Russie, je prendrai une arme et je partirai dans la forêt."
Lorsqu’on l’interroge sur ce qu’il ferait en cas d’invasion, il n’hésite pas. "S'ils arrivent, de Biélorussie ou de Russie, je prendrai une arme et je partirai dans la forêt", dit-il. Mais une guerre fratricide lui est inconcevable. "J’ai un frère en Biélorussie, à 3 km d’ici, et nous n’avons aucun problème. Comment des frères pourraient-ils se dresser les uns contre les autres?"
Nous nous rendons au poste-frontière. Sur la route, des chicanes ont été installées pour bloquer les chars. Un bunker camouflé, bordé de tranchées, est pointé vers la Russie. Nous approchons de la barrière. Nous ne sommes pas les bienvenus. Les gardes nous prient de partir.
Un calme apparent
À Kiev, l’anxiété est forte, sous un vernis de calme. Le cœur de l’Ukraine continue à battre, même par moins 10 degrés. Les commerces et les restaurants sont ouverts. Au centre, les immeubles austères de l’ère soviétique scintillent, bariolés de lumières et d’annonces de grandes marques occidentales. Les passants défilent. La place Maidan, où eurent lieu les manifestations proeuropéennes de 2014, est quasi vide. Les files de voitures s’amoncellent aux heures de pointe. Rien ne distingue la capitale ukrainienne des autres grandes villes du monde.
Pourtant. En une seconde, tout peut basculer. Et cette seconde, devenir l’ultime moment volé d’une paix révolue.
Trois scénarios sont envisagés en cas d’attaque de la Russie. Le premier, le plus clair, est l’invasion totale de l’Ukraine. Il suffirait à l'armée russe d'une semaine ou deux pour prendre le pays, disent la plupart des experts. Après, une guérilla s'installerait. Le risque d'un embrasement du conflit à l'échelle européenne n'est pas exclu.
"J’espère sincèrement que Poutine bluffe."
Par crainte de cette éventualité, les Occidentaux commencent à prendre des mesures. Cette semaine, Américains, Britanniques et Canadiens ont demandé à leurs ressortissants de quitter l’Ukraine. Lufthansa et Swiss ont supprimé des vols pour éviter que leur équipage passe la nuit à Kiev.
Le ballet diplomatique entre Russes et Occidentaux se poursuit. Sans résultat. Jamais les tensions entre l’est et l’ouest n’ont été aussi fortes depuis la Guerre froide.
"Les gens sont anxieux. Nous n’avons plus confiance en l’avenir", confie Roman Sushchenko. Ce journaliste a passé trois ans dans les geôles russes, de 2016 à 2019. Accusé d'espionnage, il a été utilisé par le Kremlin comme instrument de pression sur son gouvernement. Il est devenu un héros de l'Ukraine. "J’espère sincèrement que Poutine bluffe. Notre armée manque de moyens pour se défendre", dit-il. "Mais les forces russes à la frontière ne sont pas encore suffisantes pour envahir le pays."
L’issue dépendra du président russe, Vladimir Poutine, et de ses conseillers. "Il est entouré de modérés et de faucons. Pour l’instant, les faucons ont une grande influence sur Poutine", résume-t-il.
La peur au ventre
"J’ai peur pour ma vie", grince Viktoria, 24 ans, le regard perdu. "Je vis à Berdiansk (sud-est), près de la frontière russe. Je ne sais pas quoi faire. On ne nous dit rien."
"De ville en ville, le sentiment est le même, l’insécurité et la peur."
Berdiansk, aux bords de la mer Noire, fait partie des villes stratégiques que la Russie pourrait envahir pour effectuer la jonction entre la région du Donbass, occupée par les forces pro-russes, et la Crimée, annexée illégalement par Moscou en 2014. Cette jonction, c’est le deuxième scénario d’une attaque russe. Il est jugé très probable par les analystes.
"J’ai beaucoup voyagé à travers le pays ces derniers jours. De ville en ville, le sentiment est le même, l’insécurité et la peur", explique Alexander Solontay, professeur à l’Institut d’Éducation politique de Kiev.
Les Ukrainiens se plaignent du manque d’informations. Des rumeurs circulent, comme celle de l’infiltration du pays par une cinquième colonne russe préparant l’invasion.
"Certains cherchent sur Google des instructions sur la manière de réagir en cas d’attaque."
"Beaucoup de gens ont déjà quitté le pays, d’autres s’apprêtent à partir. Ceux qui restent ignorent quoi faire. Certains cherchent sur Google des instructions sur la manière de réagir en cas d’attaque", poursuit-il. À l’étranger, la diaspora est sur les dents. "J’ai revu ma famille à Noël, en Tchéquie. Ils ne voulaient pas me laisser repartir."
Le gouvernement cherche à calmer les esprits. "Neuf personnes sur dix à Kiev se comportent comme si de rien n’était. Ils parlent de la menace, sans que cela dépasse le stade de la conversation", dit-il. "Les autres, environ 300.000 personnes, se préparent au pire. Beaucoup ont une valise à l’entrée de la maison, et ils sont prêts à se cacher dans un abri."
Les vieux, habitués à la guerre, accumulent les réserves. "Les plus jeunes se moquent de la situation", sourit-il.
Dans la tête de Poutine
Que se passe-t-il dans la tête de Poutine? Le maître du Kremlin s’est engagé dans une partie d’échecs où l’Ukraine est une étape vers la reconquête de la zone d'influence de l'ex-URSS, voire de l’ancien empire tsariste. Il exige que l'Ukraine n'adhère jamais à l'Otan et que l'alliance se retire de tous les pays de l'ancien bloc soviétique.
"Poutine voit l’Ukraine comme un ennemi affaibli", estime Alexander Solontay, "si les Ukrainiens étaient mieux instruits de la situation, il aurait un vrai ennemi en face de lui."
Ce qui se passe est une guerre d’un nouveau genre, où se conjuguent comme jamais le militaire, l’économique et l’information.
C’est aussi une guerre d’influence entre oligarques russes et ukrainiens. "Ce qui se passe est très dangereux. Notre pays a été divisé, la Crimée annexée", raconte Sergeï Petkoff, un journaliste. "L’Ukraine est un pays pauvre, rongé par la corruption. Cette guerre n’est là que pour l’argent, c’est une guerre d’oligarques."
La guerre a déjà commencé
"Il y a une hystérie autour de la situation, un manque d’informations, et cela nous rend nerveux."
L’Ukraine est envahie depuis 2014 par des forces pro-russes infiltrées au Donbass, et soutenues par l’armée russe. "Il y a une hystérie autour de la situation, un manque d’informations, et cela nous rend nerveux", résume Denys Savchenko, directeur de SOS Crimée, une ONG portant secours aux Criméens déplacés.
"Nous sommes déjà en guerre avec la Russie. Nous pensons que Moscou pourrait chercher à accroître son contrôle sur les territoires de l’est, le Donetsk et le Lougansk, en les occupant définitivement", poursuit-il. C’est le troisième scénario.
"Il y a un an, on aurait dit que la guerre à l’est du pays n’intéressait que quelques initiés, une bulle d’activistes. Aujourd’hui, les Ukrainiens sentent que quelque chose arrive. La confusion s'installe", ajoute-t-il.
"Quand les Russes sont arrivés en Crimée, personne n’y croyait. Personne ne le prenait au sérieux."
Tamara, une Tatare de Crimée, a quitté Sébastopol en février 2014, dès le début de l’occupation russe. "Quand les Russes sont arrivés en Crimée, personne n’y croyait. Personne ne le prenait au sérieux", dit-elle. "C’est arrivé durant la nuit. J'étais à la maison. Les gens à la frontière voyaient des tanks arriver. Mais en ville, on n’y croyait pas."
Les Tatars de Sébastopol ont été les premiers à manifester contre l'annexion, face aux pro-russes. En vain. "Une semaine plus tard, les militaires russes entraient dans la ville, sans insigne ni couleurs", ajoute-t-elle.
Tamara s’est installée à Kiev, et retourne quelques fois clandestinement chez ses parents. "J’espère qu’un jour la Crimée reviendra à l’Ukraine. Mais quand je vais chez les miens, on m’interdit de parler politique."
"Trahis par l’Europe"
Dans ce grand jeu d’échecs et de géopolitique, les Ukrainiens se sentent abandonnés.
"Les Ukrainiens ont surtout l’impression d’être une pièce sur le jeu d’échecs de Poutine."
"Le sujet le plus discuté ces jours-ci concerne l’Europe", confie Alexander Solontay. "Les gens se demandent pourquoi l'Europe ne soutient pas l’Ukraine comme le font les États-Unis, le Royaume-Uni et même la Turquie. Les Ukrainiens se sentent trahis par l’Europe."
Le refus par l’Allemagne que l’Estonie livre des missiles antichars à l’Ukraine, en début de semaine, est dans toutes les conversations. Comme les tensions entre Berlin et Paris, incapables de s’accorder sur des sanctions dissuasives contre Moscou.
Les États-Unis ont multiplié les aides économiques et militaires. "Mais cette assistance arrive aussi dans le cadre du clash entre les États-Unis et la Russie", précise Denys Savchenko. "Les Ukrainiens ont surtout l’impression d’être une pièce sur le jeu d’échecs de Poutine. Notre gouvernement n’a pas fait tout ce qu’il pouvait. Et la corruption reste le problème numéro un."
Debout, fiers et forts
Le gouvernement ukrainien n’inspire pas entièrement confiance. Selon une enquête récente de l’Institut Ukrainien pour le Futur, 65% des Ukrainiens pensent que leur gouvernement n’en fait pas assez. Plus de la moitié se disent prêts à défendre leurs frontières.
Des nos entretiens, il ressort que l'armée est la seule institution dans laquelle les Ukrainiens ont confiance.
En Ukraine, on croise les héros d'une invasion qui, en réalité, a commencé depuis 8 ans. Nicolaï. Roman. Viktoria. Alexander. Sergeï. Denys. Tamara. Humains ballottés sur l’échiquier des puissances inhumaines. Ils ont peur, mais ils sont debout, fiers et forts, et c'est là le signe de leur liberté.
Le bruit des bottes n’a jamais rien résolu. Ce conflit, sans issue militaire possible, ne prendra fin que dans le dialogue. Mais pour les régimes autoritaires, nostalgiques des grands empires et des conquêtes guerrières, la peur est le seul moteur de ce qu’ils osent appeler leur paix.
La crainte d’une invasion imminente de l’Ukraine par la Russie provoque une onde de choc dans les milieux diplomatiques et des affaires. Les tensions sont montées à un tel point que, cette semaine, plusieurs pays occidentaux, les États-Unis et le Royaume-Uni en tête, ont prié leurs ressortissants de quitter le pays "sans tarder". Certains compagnies aériennes occidentales ont stoppé leurs vols de nuit et en matinée pour éviter à leur personnel de passer la nuit à Kiev.
L’ambassade de Belgique poursuit ses activités jusqu’à nouvel ordre. Aucune consigné particulière n’a été donnée aux ressortissants et aux entreprises belges. Les voyages en Ukraine sont toutefois vivement déconseillés.
Une vingtaine d’entreprises
Les entreprises belges actives en Ukraine, majoritairement flamandes, poursuivent leurs activités. Parmi elles, le géant brassicole InBev, le spécialiste de l’aluminium Reynaers, le groupe de produits d’hygiène Ontex, l’entreprise de matériaux de construction Etex, le groupe de semiconducteurs Melexis ou encore les entreprises du secteur agricole Grandhold, Granex, Kris Vit Ukraine et BBG.
"Il y a une vingtaine d’investisseurs belges actifs en Ukraine", confie Tatiana Korotitch, conseillère économique et commerciale de l’Awex, l’agence wallonne à l’exportation. "La situation n’est pas claire. Nous attendons et nous espérons le retour au calme".
Les ventes belges en hausse
Ce n’est pas le moment pour ces entreprises de ralentir la cadence. L’an dernier, les exportations belges en Ukraine ont bondi de 25% à plus de 600 millions d’euros. Du jamais vu.
Les ventes de biens ont bien progressé. Il s’agit, en grande partie des produits chimiques et phytosanitaires majoritairement d’origine flamande, et de machines destinées au secteur agricole ukrainien. Les volumes des services, concentrés sur l’IT, sont aussi en hausse.
En automne, juste avant le début de l’escalade des tensions entre l’Ukraine et la Russie, les entreprises belges enregistraient encore une forte activité. "Maintenant, c’est une période de patience. Les sociétés tournent, il n’y a pas de panique, même si, bien sûr, nous ressentons une inquiétude", poursuit Tatiana Korotitch. "Les entreprises belges qui produisent ici ont des équipements, des ateliers. Elles doivent poursuivre leurs activités, en toute sécurité bien sûr."
Les importations ukrainiennes en Belgique ont, elles aussi, grimpé l’an dernier, de 31% à environ 400 millions d’euros.
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