Profession intrapreneur, ou comment les salariés deviennent actionnaires de leur entreprise
À l'instar des Syensqo ou Broptimize, un regain d'intérêt pointe pour l'actionnariat salarié. Pour transmettre, partager ou co-entreprendre. Quelques start-ups et PME défrichent de nouvelles manières de gérer l'entreprise.
Le partage de la propriété des entreprises entre leurs actionnaires "traditionnels" et leurs collaborateurs tenait encore du fantasme à la fin du XIXe siècle, lorsque le socialiste français Jean Jaurès contribua à la création de la Verrerie ouvrière d'Albi, première société gérée collectivement par ses travailleurs.
Depuis, des torrents d'eau se sont déversés sous les ponts et, sous la poussée créatrice des Anglo-Saxons, le concept d'actionnariat salarié s'est développé abondamment. Le lancement cette semaine d'un nouveau programme d'actionnariat salarié par le groupe chimique coté Syensqo a réveillé l'intérêt pour ce système. Le profil des sociétés qui y adhèrent et les objectifs poursuivis ont évolué ces dernières années vers plus de PME et plus d'intrapreneuriat.
Jusqu'il y a peu, en Belgique, c'étaient surtout des sociétés cotées en bourse qui recouraient à l'actionnariat salarié, dans la poursuite de deux objectifs différents: soit augmenter la rémunération des dirigeants et cadres via l'octroi de stock options ou l'accès à des actions fortement décotées, soit aligner les intérêts des collaborateurs avec ceux de leur entreprise.
Le brasseur AB InBev appartient à la première catégorie, le grand distributeur Colruyt à la deuxième. Mais ces dernières années, alors que la veine a commencé à se tarir du côté des sociétés cotées, un nombre croissant de PME et, parmi elles, de start-ups et scale-ups, ont commencé à mordre à l'hameçon avec d'autres objectifs en tête.
Moins de cotées, plus de PME
"On observe un basculement des sociétés cotées vers les PME", confirme Marc Mathieu, qui préside la Fédération européenne de l'actionnariat salarié. "On le voit aux États-Unis, au Royaume-Uni, mais aussi en Belgique. Dans notre pays, le personnel des grandes sociétés cotées a été en grande partie délocalisé, ce qui explique l'érosion du système que l'adoption de nouveaux incitants fiscaux à l'échelle nationale ne suffirait pas à relancer. En Grande-Bretagne, on assiste actuellement à une petite révolution. Le développement spectaculaire du concept là-bas dans les PME est fondé sur le mécanisme de la Fiducie d'actionnariat salarié ('Employee Ownership Trust'). C'est ce qui permet d'organiser la transmission d'entreprises sans investissement financier de la part des salariés."
Ce modèle d'actionnariat salarié collectif a pour grand avantage que les salariés ne déboursent pas un cent, mais rembourseront progressivement leurs actions par le fruit de leur travail, c'est-à-dire par les bénéfices de "leur" entreprise qui iront rembourser la fiducie ou le holding prêteur.
Outre-Manche, on y recourt massivement pour transmettre des entreprises. En Belgique, l'électricien industriel Technord a utilisé le même principe pour ouvrir son capital l'an dernier à ses salariés: 251 de ses collaborateurs ont souscrit aux actions via une sorte de tiers investisseur abondé par le holding public Wallonie Entreprendre (WE).
Un autre industriel wallon a engagé un processus similaire: Automation & Robotics (A&R). Là, le personnel a acquis directement 34% du capital de la société, tandis que WE en a pris 25%, qu'il rétrocédera progressivement aux collaborateurs. Chez A&R, le but du jeu est de transmettre l'entreprise au personnel, tandis que chez Technord, il s'agit de partager les résultats, de faciliter les recrutements et, last but not least, de développer un management participatif.
Chaque entreprise déploie sa version du système
"En Angleterre, nombre de PME ont besoin de nouveaux actionnaires, et le succès de l'actionnariat salarié s'inscrit donc dans une optique de transmission, reprend Marc Mathieu, mais on peut bien sûr en faire autre chose. Il n'y a pas de modèle unique."
On ira plus loin: aujourd'hui, il existe presque autant de modèles que d'entreprises, comme l'a conclu le bureau conseil EY, qui organisait le mois dernier un séminaire sur ce type d'actionnariat. On en veut pour preuve deux exemples de plans récents, mis en place par deux PME wallonnes, Broptimize et Elneo.
"Nous avons d'abord voulu répondre à une demande de nos employés."
Chez Broptimize, jeune pousse qui aide ses clientes entreprises à optimiser leurs dépenses d'énergie, 17 collaborateurs sur un effectif de 60, mais seulement 38 éligibles (il faut un an d'ancienneté), ont acheté cette année des actions via un "mix" d'augmentation de capital et de cessions de parts autodétenues. Ils ont pris 1,3% du capital. Leurs actions seront bloquées quatre ans (et le système réouvert aussi tous les quatre ans).
Ici, le premier objectif est plus que surprenant: "Nous avons d'abord voulu répondre à une demande de nos employés", explique Michaël Menu, co-fondateur avec son frère Sébastien. "C'est l'esprit start-up, les collaborateurs s'identifient fort à l'entreprise." Cette demande est apparue au bon moment, puisque "nous voulions rendre la réussite de l'entreprise à nos collaborateurs, mais nous ne savions pas comment", précise Sébastien Menu.
Leur société affiche une forte croissance, et ils réinvestissent tous ses profits dans ses activités, "pour avoir plus d'impact positif possible pour la planète". Pas de dividende en vue donc pour les néo-actionnaires. "Nous voulons faire adopter une position entrepreneuriale à nos collaborateurs", poursuit Sébastien Menu. "Nous prenons des risques tous les jours." Et donc, eux aussi. "On fait cela de manière humaine, complète son frère. On leur dit: attention, n'y allez pas les yeux fermés. On ne souhaite pas non plus qu'ils s'endettent pour acheter les parts, cela pourrait avoir des effets pervers."
"J'ai voulu casser ce modèle pour aller vers un capitalisme communautaire."
Casser le modèle
Chez Elneo, société spécialisée dans les compresseurs, les pneumatiques et les instruments de mesure, le plan a été inauguré en 2023: 32 employés sur un total de 93 y ont souscrit et détiennent aujourd'hui un gros 10% du capital. Ils doivent aussi "payer les actions de leur poche", mais Elneo leur octroie si nécessaire un crédit pour doubler leur mise, à des conditions privilégiées et à rembourser sur sept ans.
Pour Jonathan Bouhy, CEO et actionnaire majoritaire d'Elneo, l'objectif est double: "Il s'agit primo de partager les objectifs et les résultats de la société et d'éviter que l'argent ne revienne qu'à une ou deux personnes. J'ai voulu casser ce modèle pour aller vers un capitalisme communautaire. Deuxio, le but est aussi de pérenniser l'entreprise à long terme sans que son avenir dépende d'une famille actionnaire."
Ses salariés devenus actionnaires "croient dans l'entreprise et son projet, poursuit-il. Ils ont envie d'y investir pour en détenir un petit bout, de sorte que chaque jour, ils viennent travailler dans 'leur' société." L'idéal à l'avenir serait, à ses yeux, que l'ensemble des collaborateurs investissent dans Eleno et qu'un jour, celle-ci appartienne en majorité à ses salariés.
"Comment peut-on développer un projet commun si la société n'est pas partagée?"
Apport minimum élevé
On retrouve cette volonté de partager l'entrepreneuriat chez Easi, mais via un système différent, basé sur une forme de méritocratie. Cette entreprise spécialisée dans les logiciels et le cloud, créée en 1999 par Salvatore Curaba, s'est intéressée très tôt à l'actionnariat salarié, avec beaucoup de force de conviction. "Comment peut-on développer un projet commun si la société n'est pas partagée?" s'est demandé le fondateur. Qui poursuit: "J'aurais eu du mal à exiger en permanence le meilleur de mes collaborateurs si je ne partageais pas l'entreprise avec eux. Son succès vient de leur travail, de quel droit en serais-je le seul actionnaire?"
Et, selon son expérience riche de deux décennies de plans salariés, l'impact sur l'apport de chaque néo-actionnaire est impressionnant. "Dès qu'une personne devient actionnaire, dit-il, elle devient partenaire et son engagement est différent. Et tout le monde est content, car avec la croissance de la société, l'investissement s'avère super-rentable." Salvatore Curaba a d'ailleurs introduit aussi l'actionnariat salarié au club de football de La Louvière, qu'il dirige: le club compte aujourd'hui plus de 300 actionnaires, dont une trentaine travaillant pour lui. "Un club de foot doit appartenir à une communauté et pas à un seul homme", estime-t-il.
Les critères d'éligibilité mis en place chez Easi sont toutefois plus contraignants que dans les autres exemples. "Deux principes les régentent, explique le CEO Jean-François Herremans: Un, il faut avoir un certain niveau d'expérience et d'expertise dans la société, notamment être senior et avoir quatre ou cinq ans d'ancienneté. Deux, nous voulons nous assurer que chaque nouveau candidat actionnaire applique les valeurs de l'entreprise, ce que nous faisons via son évaluation annuelle."
"Beaucoup de jeunes déclarent qu'ils aimeraient fonder leur propre entreprise: ce système leur permet de la créer dans Easi."
Un autre élément contraignant est le niveau financier de souscription. "L'investissement minimum est fixé aujourd'hui à 25.000 euros, poursuit le CEO. Nous voulons un engagement important de chaque personne et nous voulons qu'elle ait un esprit d'entrepreneur. Il faut s'investir en tant que personne dans Easi pour faire en sorte que celle-ci soit toujours plus performante."
Malgré cette barrière, 150 collaborateurs ont souscrit des parts d'Easi, sur un effectif global de 585. Outre le partage des résultats, l'objectif est aussi "de faire en sorte que chacun puisse vivre une expérience formidable", ajoute Jean-François Herremans. "Beaucoup de jeunes déclarent qu'ils aimeraient fonder leur propre entreprise: ce système leur permet de la créer dans Easi." Ces 150 actionnaires doivent incarner autant de "locomotives" auprès de leurs collègues pour tirer l'entreprise vers le haut.
Le modèle profite à tout le monde, selon lui: "Aux employés, qui y satisfont leur quête de sens dans leur travail, à l'entreprise, que cela aide à conserver et motiver son personnel, aux clients, qui reçoivent un meilleur service, à l'économie belge tout entière, qui s'en trouve plus performante."
Une population en déclin
D'autres PME comme Movify (développement web des entreprises), BIG (construction) ou Néobulles (boissons) ont également pris le train de l'actionnariat salarié en marche. Et des organisations comme La Smala ou Wallonie Entreprendre encouragent les entrepreneurs à y venir aussi. Pour le holding public wallon, qui publiera l'an prochain un vade-mecum de l'actionnariat salarié, cet outil permet aussi d'ancrer les centres de décision en Wallonie (transmission). Et côté politique, le MR et Les Engagés soutiennent le système et envisagent de réformer la fiscalité pour le rendre plus attrayant.
Il reste qu'en nombre d'entreprises et de participants, le bilan belge n'est toujours pas bon. "De 50.000 salariés actionnaires, on est revenu à quelque 30.000, selon Marc Mathieu. Ils ne détiennent collectivement que 0,91% du capital de l'ensemble des sociétés en Belgique, soit 2,2 milliards d'euros." Le bilan s'avère nettement meilleur si l'on y ajoute les actions détenues par les dirigeants exécutifs: ils sont en effet 165 à accumuler 3,23% de leur capital (7,9 milliards d'euros), à l'instar de ce qui se fait chez AB InBev. Mais on navigue alors dans ce qu'on pourrait appeler "l'actionnariat managérial", une catégorie à part qui renvoie à l'objectif de rémunération.
Le recul du côté des salariés s'observe par exemple chez Colruyt, pourtant pionnier du système puisqu'il a ouvert son capital à ses collaborateurs dès 1987: "1.490 membres du personnel ont souscrit aux nouvelles actions l'an dernier, contre 2.100 il y a cinq ans et 2.500 il y a dix ans", illustre le président de la Fédération. On pourra bientôt vérifier le constat: l'émission réservée au personnel de Colruyt vient d'être lancée pour 2024...
Une érosion continue qui pourrait être inversée, selon Marc Mathieu, si l'on adopte davantage sous nos latitudes le système collectif anglo-saxon, où les néo-actionnaires ne doivent pas débourser de l'argent.
Pourquoi souscrire au plan d’actionnariat salarié proposé par son employeur? Pour Charline Coppieters, une jeune cheffe d’équipe chez Easi, c’était devenu un objectif à atteindre dès son recrutement. "Cela vient tout de suite dans la discussion lors du processus d’engagement, dit-elle. J’y vois une preuve de confiance: c’est mon entreprise, sa stratégie est bonne, c’est une forme d’accomplissement à mes yeux."
Même si elle l’était déjà, elle se sent encore plus motivée depuis qu’elle a acquis ses actions. En attend-elle également un profit? "Oui, bien sûr. L’entreprise est florissante et c’est aussi un objectif, qu’il y ait une rentabilité derrière l’investissement." Elle se voit comme un intrapreneur dans la société même si sa part au capital n’est "pas énorme".
Chez Easi, le montant minimum à investir est élevé. Était-ce un obstacle pour elle? "À l’époque où j’ai souscrit, le minimum était de 15.000 euros. C’est quelque chose de costaud, certes, mais c’est voulu. Le but est qu’on prenne conscience qu’il s’agit d’un investissement important. Mais cela ne m’a pas paru insurmontable."
Depuis, elle a souscrit une deuxième fois à des actions Easi. "Parce que cela montre ma fidélité, mon envie de grandir avec l’entreprise, et que cela reste également un investissement rentable." Elle ajoute n’avoir aucune crainte d’enregistrer des moins-values à l’avenir, parce qu’elle croit dans les performances de la société, que c’est une de ses valeurs et qu’elle figure dans son ADN. "Cela ne me tracasse pas du tout."
Chez Broptimize, Renaud Polidor est tout aussi convaincu du bien-fondé de son investissement. "Le risque de moins-value existe toujours, dit ce responsable marketing et communication, les dirigeants ont été très transparents là-dessus. Mais je pense que le jeu en vaut la chandelle. Je crois en la mission de l’entreprise. Et sauf si l’on se plante un jour dans les choix stratégiques, je ne crois pas qu’il se produira un retournement."
À ses yeux, l’essentiel n’est toutefois pas dans l’éventuel retour financier: "Ce que j’attends, c’est de vivre une expérience plus intéressante que de simplement venir travailler au bureau. C’est une question de sens. Cela figure dans nos valeurs de base, trouver du sens à ce qu’on fait au jour le jour. Ici, tout coïncide: l’actionnariat salarié vient boucler la boucle en nous permettant de partager ce qu’on met dans la société."
Comme Charline Coppieters chez Easi, Renaud Polidor prévoit de réinvestir dans Broptimize le jour où son employeur repassera les plats. "Je me vois parti pour un long terme au sein de cette entreprise. Je ne dis pas que Broptimize deviendra un jour le nouvel Odoo, mais on évolue vite et je tiens à apporter ma pierre à l’édifice."
- L'actionnariat salarié séduit une série de PME et de start-ups belges, favorisant transmission et intrapreneuriat.
- Des modèles variés émergent, comme chez Technord, Broptimize, Elneo ou Easi, où salariés et entreprises partagent risques et succès.
- Mais globalement, le bilan belge reste négatif: le nombre d'actionnaires salariés ne cesse de diminuer.
- Le système anglo-saxon, sans investissement initial des salariés, pourrait relancer l'intérêt sous nos latitudes.
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