Philippe Delusinne: "Il faut un plan Marshall pour sauvegarder le pluralisme dans l'audiovisuel"
Le patron de RTL lance un appel au politique. S’il ne bouge pas d’ici la fin de l’année, le pluralisme dans l’audiovisuel est menacé. Un exercice de lobbying qu’il a pourtant déjà pratiqué à maintes reprises. "Oui, mais cette fois, il y a vraiment urgence."
Philippe Delusinne, le patron de RTL Belgium , a des choses à dire. On le sent même impatient de passer à table. Rendez-vous est donc pris dans une bonne adresse du centre de la capitale. Entre le bar-purée et la dame blanche, il s’épanche sur les enjeux du secteur audiovisuel et surtout sur celui de la société qu’il dirige depuis 18 ans. Son discours a été soigneusement préparé: quatre pages A4 denses avec des messages clés, validés par d’innombrables chiffres. "2020 est une année charnière, attaque-t-il. Si on veut préserver le pluralisme dans le paysage audiovisuel francophone, il est urgent d’agir. Je dirais même qu’il faut un plan Marshall pour sauvegarder ce pluralisme." Une allusion à l’entrée en 1987 de la presse quotidienne dans le capital de RTL pour compenser son arrivée en Belgique et son entrée sur le marché publicitaire local.
"Si on ne fait rien, nous en tirerons les conclusions et nous prendrons les mesures nécessaires."
Le ton est presque churchillien. "Une nouvelle génération politique est aux commandes, il faut qu’elle se rende compte que, si on ne fait rien, il risque de ne plus y avoir qu’un seul acteur sur le marché. Malgré les économies faites il y a deux ans (88 emplois supprimés, NDLR), on reste la vraie alternative à la RTBF, c’est un miracle dans un marché aussi petit et perméable à la France que le nôtre, mais cette alternative est en danger."
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Et de rappeler le poids économico-social de RTL Belgium: 700 empois (dont 150 indépendants), 145 journalistes, 186 millions de revenus en 2018, 10 millions investis dans la production locale, 1.800 heures d’infos, 153 heures d’espaces pub gratuits concédées ces trois dernières années aux autorités, 198 millions récoltés par le Télévie depuis sa création, "plusieurs dizaines de millions d’euros" payés en impôts et contributions sociales…
Discours bien rodé
Le discours est plus que rodé. Philippe Delusinne l’a déjà tenu à maintes reprises. Pourquoi remettre à nouveau le couvert? "Car si on ne fait rien, nous en tirerons les conclusions et nous prendrons les mesures nécessaires", répond-il. Menaces? Football panique? "Absolument pas, répond ce grand amateur de ballon rond. Nous continuons à mener au score, nous restons financièrement sains, nos résultats 2019 seront corrects, même si je ne peux pas encore les dévoiler (ce sera le cas le 13 mars), mais ce qui me préoccupe, c’est le maintien d’une offre différente et concurrente au service public."
Sans doute. Mais on sait que RTL Belgium s’est déjà bien mieux portée. Même si elle reste n° 1 en termes d’audience sur les "cibles commerciales" et sur toutes les cibles entre 12h et 24h, la RTBF lui a ravi en 2019 son leadership en télévision toutes cibles confondues sur l’ensemble de la journée. Ses recettes publicitaires s’érodent d’année en année. Ce n’est pas propre à la chaîne privée, mais, comme elle ne vit que de la pub, c’est évidement plus dur à encaisser.
"Développer du contenu local, c’est la seule façon de continuer à exister dans ce marché ; encore faut-il qu’on en ait les moyens et qu’il y ait une saine concurrence."
De fait, le business model de la télévision généraliste est sous pression. Une partie de sa manne publicitaire s’est évaporée au profit des Facebook et autre Google, tandis que Netflix siphonne une partie de son audience. On estime ainsi à un million le nombre de Belges qui y sont abonnés. Une étude présentée il y a un an par IP, la régie pub de RTL, montre d’ailleurs que la télé en "live" ne représente plus que la moitié de la consommation "vidéo" des 18-64 ans.
La réponse aux Gafan, entend-on ici et là, viendra notamment des collaborations locales. Comme en France où chaînes privées et publiques s’apprêtent à lancer Salto, une plateforme de vidéo commune. Bien que ses relations avec la RTBF soient mauvaises, Philippe Delusinne plaide pour pareille initiative en Belgique. Mais la RTBF semble plutôt se diriger vers l’ouverture de sa plateforme Auvio à d’autres acteurs, comme TV5, l’alliance internationale des chaînes francophones qui lancera en septembre un service de streaming. "Une erreur stratégique", lance Philippe Delusinne.
Contenu local
Il milite surtout pour le développement du contenu local – information, magazines, divertissement séries… – permettant, selon lui, au public de s’identifier à sa communauté. "C’est la seule façon de continuer à exister dans ce marché. Encore faut-il qu’on en ait les moyens et qu’il y ait une saine concurrence." C’est-à-dire? "La RTBF est subventionnée de toutes parts, bien plus que par sa dotation annuelle, tout en ayant accès à la publicité. Elle a même reçu six millions sur deux ans pour compenser l’arrivé de TF1 sur le marché publicitaire belge." Mais encore? "Il y a eu beaucoup de déclarations d’intention lors de la formation du gouvernement afin de limiter la publicité à la RTBF. Huit mois plus tard, on ne voit rien venir." En un mot comme en cent, "sans le soutien des pouvoirs publics, ce pluralisme est amené à disparaître", martèle le patron de RTL.
"Il y a eu beaucoup de déclarations d’intention lors de la formation du gouvernement afin de limiter la publicité à la RTBF. Huit mois plus tard on ne voit rien venir."
Dans ces colonnes, il a déjà évoqué son souhait de voir RTL accéder au fonds de la Fédération Wallonie Bruxelles pour la production de séries belges. Une manne de 15 millions d’euros auquel seule la RTBF a jusqu’à présent accès. "Il y a dix ans, on pouvait se contenter de diffuser des séries américaines, cela nous coûtait 8.000 dollars l’épisode, par contre produire une série locale coûte plus de 300.000 euros l’épisode. Avoir accès à ce fonds nous permettrait de produire davantage de contenu local et de faire travailler des professionnels belges de l’audiovisuel", souligne-t-il.
Dans ces mêmes colonnes, la ministre des médias Bénédicte Linard lui a répondu que ce serait impossible tant que RTL opérerait sous licence luxembourgeoise. "Quand la ministre me dit dans le blanc des yeux: “Redevenez belge et vous aurez accès au fonds séries”, c’est un chantage que je n’accepte pas, réplique-t-il. Je rappelle qu’en 2009 les gouvernements de la Communauté française et du Grand-Duché ont signé un protocole d’accord au terme duquel nous acceptions, tout en opérant sous notre licence luxembourgeoise, de nous conformer aux règles de la Communauté française en matière de protection des enfants, de diffusion de campagnes d’intérêt général, à travailler avec des producteurs belges, etc."
Certes, mais selon la directive Services Médias Audiovisuels, qui doit être retranscrite d’ici septembre en droit belge, c’est le lieu où les décisions éditoriales sont prises qui constituent le critère de rattachement d’une chaîne à un État. Or RTL Belgium a son QG à Bruxelles. "Mais la stratégie éditoriale a toujours été décidée au Luxembourg où je me rends chaque semaine, nos comités télé se déroulent là-bas", souligne-t-il en précisant: "Nous serons légalistes le cas échéant."
Réduire la voilure
"Transformer RTL Belgium en M6 belge n’est pas du tout à l’ordre du jour."
Quid alors si le "message" ne passe pas auprès du politique? "On ne pourra plus faire tout ce que l’on faisait jusqu’ici", répond Philippe Delusinne. L’homme refuse d’en dire plus. Il se contente de souligner que certains programmes coûtent cher mais ne rapportent rien. Comme la couverture d’une campagne électorale (un million d’euros) ou l’émission politique dominicale (un million par an): "C’est beaucoup d’argent…", observe-t-il avant de fixer rendez-vous en octobre lorsque seront établis les budgets pour 2021. En filigrane, on sent poindre à nouveau le fantôme de sa cousine française, M6: "Transformer RTL Belgium en M6 belge n’est pas du tout à l’ordre du jour", répète-t-il inlassablement; d’ailleurs moins de 10% de notre budget contenus vient de M6."
Reste que l’avenir de la stratégie de RTL Belgium est en question. Comme l’indiquait récemment Le Soir, un audit a été récemment fait par la banque Degroof Petercam afin d’évaluer sa valeur. Objectif: préparer un éventuel changement dans l’actionnariat. Celui-ci reste détenu à 66% par RTL Group et à 34% par les éditeurs de journaux via Audiopresse.
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