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interview

Les idées de l'économiste Marianne Bertrand pour contrer le chômage

©Jonas Roosens

La Belge Marianne Bertrand est une des économistes les plus influentes du monde. Récemment titrée "docteur Honoris Causa" de l'ULB, elle confie à "L'Echo" ses pistes de reflexion pour inverser la courbe du chômage.

Parmi les six personnalités qui se sont vues remettre, hier, le titre de docteur honoris causa de l’Université libre de Bruxelles (ULB) se trouve une économiste: Marianne Bertrand, 46 ans et ancien membre de la Faculté Solvay Brussels School of Economics and Management. Elle enseigne actuellement à la University of Chicago Booth.

Après avoir décroché son diplôme de l’ULB en 1991, Marianne Bertrand est partie pour Chicago où elle a réalisé une thèse de doctorat. Là-bas, elle s’est fait une réputation solide, au point d’être classée aujourd’hui par le site américain Business Insider parmi les 9 économistes les plus influents de la planète (lire encadré). Son sujet de prédilection est le marché de l’emploi, en particulier ce qui a trait à la place des femmes et des minorités ethniques. Elle a ainsi démontré qu’un nom à consonance étrangère a 50% moins de chances d’obtenir un entretien d’embauche. Nous avons rencontré Marianne Bertrand.

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La discrimination sur le marché de l'emploi est étroitement liée à la ségrégation résidentielle. Chicago est une ville très ségrégée au plan résidentiel, ce qui entraîne une ségrégation scolaire. En Europe aussi, cela doit exister.

Que représente pour vous ce titre de docteur honoris causa?

Je suis très honorée. L’ULB est mon Alma Mater. J’ai quitté la Belgique voici 25 ans pour réaliser une thèse de doctorat aux Etats-Unis. Ce fut un privilège, tant professionnellement que personnellement. Ce succès, je le dois en grande partie à l’ULB. Que l’ULB ait décidé de m’octroyer cette distinction me procure un sentiment très particulier.

Pourquoi avez-vous finalement décidé de faire votre vie aux Etats-Unis?

D’un point de vue académique, les Etats-Unis offraient de meilleures opportunités qu’en Europe, particulièrement vers la fin des années nonante, lorsque j’ai terminé ma thèse. Les choses ont sensiblement évolué depuis. Particulièrement avec les bourses ERC accordées par les instances européennes. Faire le grand saut vers les Etats-Unis n’aurait pas été une évidence aujourd’hui.

Le Belgique vous manque-t-elle parfois?

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Bien sûr que la Belgique me manque. Je regrette particulièrement que mes enfants grandissent sans contacts réguliers avec leur famille belge.

Outre Marianne Bertrand, cinq autres personnalités se sont vues remettre, hier, les insignes de docteur honoris causa de l’ULB.

Ann Demeulemeester, styliste

Jaco Van Dormael, réalisateur

Patrick Pelloux, médecin urgentiste et ancien chroniqueur à Charlie Hebdo

Dong Qiang, spécialiste chinois de langue et littérature françaises

Philip Zimmermann, créateur du Pretty Good Privacy, logiciel de chiffrement de courrier électronique

 

Pouvez-vous comparer l’état du marché de l’emploi aux Etats-Unis par rapport à la situation en Europe?

Le chômage aux Etats-Unis est monté en flèche durant la crise financière, tout comme en Europe d’ailleurs. Mais une fois le gros de la crise passé, le rebond de l’emploi a été plus rapide aux Etats-Unis. Il est clair également que le chômage structurel, de longue durée, est bien moins important aux Etats-Unis qu’en Europe. Ceci étant, le tableau est moins enthousiasmant si l’on considère le phénomène du non-emploi aux Etats-Unis. Une proportion substantielle et croissante de la population, principalement des hommes jeunes et peu éduqués, est en dehors du circuit du travail et ne cherche d’ailleurs pas de travail. Si on tient compte de ce segment particulier, la situation américaine est déjà nettement moins différente de ce qui prévaut en Europe. Ce phénomène de non-emploi américain s’explique par la couverture sociale moins généreuse qu’en Europe.

Quelle serait votre recette pour résorber le chômage structurel en Belgique, et surtout en Wallonie?

J’aimerais posséder la recette miracle, mais je ne l’ai pas. Parmi les causes du chômage structurel, on cite le plus souvent les dispositifs qui encadrent le marché de l’emploi: les préavis coûteux, le salaire minimum élevé, etc. Il faut également citer le manque d’adéquation entre la demande et l’offre de travail. Ce qui pose le problème du niveau de formation des demandeurs d’emploi.

Sans être une spécialiste du marché de l’emploi en Belgique, je constate qu’un certain nombre de réformes ont été entreprises afin de flexibiliser les processus de licenciement, et par la même occasion les processus d’embauche. Je ne suis donc pas certaine que ce soit là que le bât blesse. Par contre, le haut niveau du salaire minimum constitue bel et bien un obstacle, surtout pour les candidats jeunes, sans expérience ou peu diplômés. Nous savons aux Etats-Unis que de légères améliorations apportées au salaire minimum ne détruisent pas l’emploi, mais il ne faut pas oublier que le salaire minimum aux Etats-Unis est infiniment plus modeste qu’en Belgique. Il existe d’autres moyens pour assurer un revenu décent aux gens et qui créent moins de distorsions sur le marché de l’emploi, par exemple le relèvement du minimum imposable. Il serait intéressant de creuser l’idée d’une réduction du salaire minimum combinée à un relèvement du minimum imposable.

Pour ce qui est du niveau de formation, l’accent doit être mis sur la transition entre l’école et le marché du travail. Il faut se demander si l’enseignement prépare réellement pour le travail. Je suis favorable à une interaction plus grande entre les employeurs et le système éducatif, afin que l’apprentissage puisse être mieux valorisé sur le lieu de travail.

©Jonas Roosens

 

Les Etats-Unis parviennent mieux que les pays européens à intégrer les personnes d’origine allochtone sur le marché de l’emploi: comment font-ils?

Il est exact que nous sommes meilleurs lorsqu’il s’agit d’intégrer des minorités ethniques sur le marché du travail. C’est probablement aussi la conséquence du fait que nous accueillons davantage de migrants qualifiés que chez vous. Ceci étant, si vous deviez vivre à Chicago, vous vous rendriez compte à quel point les Etats-Unis ont été médiocres lorsqu’il s’agit d’intégrer sur le marché du travail la minorité la plus importante du pays que sont les Afro-Américains. C’est étroitement lié, selon moi, à la ségrégation résidentielle. Chicago est une ville très ségrégée au plan résidentiel, ce qui entraîne une ségrégation scolaire. En Europe aussi, cela doit exister. Nous devons apprendre à mieux vivre ensemble et à mieux se connaître.

D’après le site américain d’information Business Insider, Marianne Bertrand compte parmi le cercle très fermé des 9 économistes dont les idées contribuent à changer le monde. L’économiste belge se retrouve ainsi en compagnie des Britanniques Richard Portes (Yale) et Charles Goodhart (Cambridge), de l’Américain Charles Calomiris (Yale) ou encore du Sud-Coréen Ha-Joon Chang (Cambridge). Les pointures mondiales telles que Paul Krugman, Joseph Stiglitz ou Thomas Piketty, qui font salle pleine à chacune de leurs conférences, ne sont pas repris dans ce classement qui se veut orienté sur les économistes "behind the scenes".

Ce qui a interpellé les auteurs de ce classement, c’est la critique de Marianne Bertrand par rapport aux salaires exagérés de certains CEO. Business Insider relève que "Marianne Bertrand est à l’origine de la révolte des actionnaires contre les salaires des CEO, après avoir prouvé que leurs bonus astronomiques sont basés sur la chance plutôt que sur leur génie". Un pied de nez en quelque sorte à Jean-Paul Votron (ex-CEO de Fortis) qui justifiait ses bonus en affirmant que "tout le monde n’est pas Justine Hénin". Dans le cadre d’une étude publiée en 2003, Marianne Bertrand et un autre économiste, Sendhil Mullainathan, ont répondu a des offres d’emploi en utilisant des noms fictifs. Il est apparu que pour espérer décrocher un emploi, il valait mieux s’appeler Emily ou Greg plutôt que Lakisha ou Jamal.

Partant du principe qu’il faut mieux accepter l’autre dans sa différence, faut-il céder à des demandes d’accommodements raisonnables dans nos entreprises, comme des salles de prière par exemple?

Si on se réfère aux initiatives RH les plus progressistes aux Etats-Unis, principalement dans la Silicon Valley, on constate que les entreprises offrent de telles facilités. Salles de prière, salles de yoga, etc. sont autant de facilités que les entreprises qui cherchent à maximiser leurs bénéfices ont intérêt à offrir à leurs employés, car ceux-ci seront généralement plus motivés. Quelle est la différence entre un musulman qui demande une salle de prière et une jeune mère qui demande un lieu pour allaiter tranquillement? Pour moi, il n’y en a pas.

Posons la question autrement. Que doit faire l’employeur qui engage une musulmane non voilée qui, après être passée en CDI, décide de porter le voile au travail? Sachant que la jurisprudence est rarement favorable aux employeurs…

Est-ce qu’un employeur doit s’indigner parce qu’un employé homosexuel n’a pas fait part de son orientation sexuelle lors de son engagement et commence ensuite à s’intéresser aux hommes sur son lieu de travail? Est-ce qu’un employeur doit s’indigner parce qu’une employée n’a pas fait part de son désir d’enfant lors de son engagement et se retrouve ensuite enceinte?

Êtes-vous favorable aux CV anonymes pour contrer la discrimination à l’embauche? Comment rassurer les employeurs sur ce point?

Je ne crois pas que ce soit la panacée pour résoudre les problèmes de discrimination sur le marché de l’emploi. Au final, le recruteur rencontrera le candidat et constatera son origine ethnique. Mais je pense aussi que les CV anonymes peuvent réduire au moins en partie la discrimination. Celle-ci est d’ailleurs davantage implicite et inconsciente qu’explicite. Je lis un nom étranger en haut d’un CV et, pressé par le temps, je ne vais pas plus loin parce qu’il reste une énorme pile de CV à parcourir. Donc je suis plutôt pour le CV anonyme, à condition que cela ne génère pas trop de coûts supplémentaires pour l’entreprise.

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