Une expérience culinaire et artistique unique dans le sable

Jim Denevan jongle entre l’art et la table. Il réalise d’immenses dessins dans le sable au milieu desquels il invite des convives à dîner pour une expérience culinaire inoubliable.

Parfois, il se rend à la plage très tôt. Il sait quand les marées montent et descendent, quand le soleil se lève, où se termine la ligne de marée, quelle sera la puissance des vagues. En bon surfeur, il aime être seul avec le sable, le vent et la mer. Poussé par l’envie de laisser une trace éphémère, il dessine des cercles, des lignes, des spirales, des triangles, des losanges. Il trace des lignes à l’aide d’un bâton. Ses dessins ont parfois la taille d’une ville. Il se met alors au travail avec plusieurs personnes, jusqu’à ce que la perfection de ce gigantesque ensemble puisse être admirée du ciel. Mais ce que fait Jim Denevan (62 ans) est éphémère: rien de tangible n’existait avant son passage, rien de tangible ne restera une fois que la marée sera remontée.

Cet artiste de l’éphémère réalise des dessins géométriques depuis le milieu des années 90. "Je suis intrigué par notre planète à la fois grandiose et fragile, où tout est en mouvement, confesse-t-il. Regardez les nuages et le soleil, les marées, le jour se transformer en nuit: c’est comme si nous dansions dans un espace en perpétuel changement. Avec des conséquences pour notre vie personnelle et commune en tant qu’espèce humaine. C’est de cela dont parle mon travail."

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À l’instar de son oeuvre éphémère sur la Gregorio State Beach en Californie l’an dernier, les dessins de Jim Denevan sont parfois grands comme une ville.
©Brighton Denevan
"Je suis intrigué par notre planète à la fois grandiose et fragile, où tout est en mouvement."
Jim Denevan
Artiste

Ces jours-ci, l’Américain est constamment en déplacement. Le week-end dernier, il avait organisé un événement entre San Francisco et Santa Cruz. Aujourd’hui, il est sur un ferry au milieu des îles San Juan. Au cours des 25 dernières années, il a créé des centaines d’œuvres d’art uniques sur les plages et dans les déserts. D’abord dans sa Californie natale, puis dans le monde entier. Sa plus grande œuvre a été réalisée sur de la glace, en Sibérie.

Vie simple

Il n’a jamais eu l’intention de devenir artiste, avoue-t-il. Il a commencé à surfer à l’âge de neuf ans, après quoi il a toujours voulu passer le plus de temps possible sur l’eau. Pour financer ses voyages vers les spots de surf (à l’adolescence, il participait déjà à des compétitions), il faisait des petits boulots dans les cuisines de restaurants.

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À 24 ans, il est repéré par un agent de mannequins: il quitte le surf et se retrouve à Milan, où il découvre la gastronomie. Très vite, il se rend compte que le mannequinat n’est pas fait pour lui: de retour en Californie, et stimulé par sa découverte des bons restaurants en Europe, il travaille à Santa Cruz à la Trattoria Primizia, pionnière de la cuisine farm-to-table, où il gravit les échelons jusqu’à devenir head chef.

Jim Denevan a réalisé ses premiers dessins avec un bâton trouvé sur la plage.
©Peter Hinson

"Je menais une vie simple", explique-t-il. Mais, au milieu des années 90, la douleur et le chagrin font irruption dans sa vie: sa mère a la maladie d’Alzheimer et trois de ses frères sont diagnostiqués schizophrènes. En 1994, le cœur lourd, il se rend à la plage, prend un bâton et commence à dessiner sur le sable. Il réalise d’abord de grands dessins figuratifs (le premier est un poisson), puis des formes de plus en plus géométriques à une échelle monumentale, comme des mandalas. Ce processus intense, qui consiste à dessiner avec un bâton et des traces de pas, se révèle profondément apaisant et méditatif: "J’étais intrigué par l’idée de m’épuiser à dessiner jusqu’à ce que la plage soit couverte ou jusqu’à ce que la marée monte."

"Les gens n’avaient aucune idée de l’existence de cette catégorie d’art. J’ai trouvé cela formidable."
Jim Denevan
Artiste

Il continue à dessiner, de préférence seul, sans spectateurs, totalement concentré, sans utiliser ni mesures ni grilles. "J’allais à la plage les mains vides, je trouvais un bâton, je créais une composition puis je jetais le bâton. Je n’avais pas hâte de devenir bon dans ce que je faisais. Le simple fait de marcher et le travail physique que demande ce processus étaient aussi intéressants que le résultat visuel. Au bout d’un certain temps, j’ai remarqué que j’étais capable de faire des cercles extrêmement grands et assez précis, qui me prenaient parfois une heure et demie de marche. Je ne faisais pas de dessins préparatoires: je sentais simplement la taille de la ‘bête’. Je savais quand l’eau allait débouler, le temps qu’il ferait ce jour-là, la hauteur des vagues, comme un paysan qui sème ou plante des légumes. Seulement, je ne récoltais rien et tout disparaissait."

Exposer dans un musée

Pendant des années, Denevan travaille seul, en silence, dans l’anonymat, tout en étant cuisinier le reste du temps. Il préfère les plages désertes: "Il n’y avait personne d’autre qui dessinait sur le sable à marée basse. Les gens n’avaient aucune idée de l’existence de cette catégorie d’art, ils découvraient mon travail et pouvaient l’apprécier indépendamment de tout aspect culturel. C’était merveilleux."

"Angle of Repose", dans le désert en Arabie saoudite: des monticules de sable surréalistes et pointus forment des motifs circulaires.
©Peter Hinson

Pourtant, son travail sur le sable ne passe pas inaperçu et les médias commencent à s’intéresser à lui. En 2005, Denevan va frapper à la porte d’un musée. Il raconte, non sans une certaine ironie: "Après dix ans à dessiner sur le sable, j’avais décidé qu’il me fallait une exposition dans un musée. Je me suis présenté au bureau du conservateur en chef du Yerba Buena Center for the Arts à San Francisco, Rent Pritikin, où j’ai déclaré: ‘Je vous montre une seule photo et vous montez une exposition.’ On s’est moqué de moi, mais, bon, je leur ai laissé la photo. Ensuite, ils m’ont contacté pour me déclarer qu’ils voulaient exposer mon travail, mais qu’à l’avenir, je devrais prendre des photos avec autre chose qu’un appareil jetable. À partir de là, j’ai fait réaliser de grandes photos, qui ont fait partie de mon exposition au musée."

Jim Denevan est reconnu en tant qu’artiste de land art. Le Nevada Museum for Art and Environment achète toutes ses archives, y compris de grandes photographies en noir et blanc de dessins sur le sable, sur lesquelles il lui arrivait de peindre et de dessiner. Au cours des années suivantes, son travail est exposé par le biais de photographies et de vidéos dans plusieurs musées aux États-Unis. Il est invité à créer des œuvres lors de grands événements artistiques. On vient de loin pour admirer ses œuvres du haut des falaises et il ne peut plus travailler seul sur la plage, dans un délicieux anonymat.

Cet ancien solitaire des plages a une autre activité, très excitante et extrêmement sociale: la cuisine. Car Jim adore la nourriture. Une alimentation authentique en provenance directe du champ, de la prairie ou de la mer. "Quand j’étais passionné de surf et que je travaillais comme cuisinier, je n’avais aucune idée de l’origine des produits utilisés par le restaurant. Ce n’est que quand je suis devenu chef à la ‘Trattoria Primizia’, dans les années 90, que j’ai commencé à élaborer des menus en fonction des produits de saison disponibles sur les marchés des producteurs. J’adorais écouter leurs histoires et j’en suis venu à penser qu’il serait formidable de faire connaître aux clients l’origine de leur repas. J’ai commencé à organiser des dîners de groupe, où j’invitais aussi le producteur et sa famille pour qu’ils racontent leur travail."

Les dessins de Jim Denevan sont parfois grands comme une ville.
©Peter Hinson

Jim Denevan se lasse du concept du restaurant standard - un chef rivé à ses fourneaux et des convives assis à table. Il veut plus de plaisir, plus d’espace, plus de lien. En 1999, avec quelques amis, il fonde ‘Outstanding in the Field’, une organisation itinérante qui organise des dîners au milieu d’un champ, sur une falaise, sur une jetée ou dans une longue allée. L’Américain installe ses cuisines de campagne, sa longue table dressée et ses chaises le temps d’un dîner et, le lendemain, tout disparaît sans laisser plus de traces que ses cercles sur le sable. "Comme mes œuvres d’art, chaque dîner est une expérience unique. Comme la vie."

Créer du lien

Au cours de cette même période, alors qu’il continue à dessiner sur les plages, il acquiert une impressionnante réputation grâce à ses événements culinaires originaux. En effet, chaque dîner ‘Outstanding in the Field’ est un exploit d’ingéniosité logistique, d’esthétique et d’audace culinaire. À l’époque, Jim Denevan faisait figure de précurseur, bien avant que cette tendance n’obsède les foodies. En 2008, il publie un livre de cuisine ‘farm-to-table’.

Mais il a un autre objectif: réunir les gens autour d’une table et les amener à se parler de manière originale, en les éloignant de l’agitation quotidienne, des événements mondiaux et de l’actualité. "La table est à la fois un moteur de la culture et un reflet de la culture contemporaine, explique-t-il. Le fait de travailler des aliments en provenance directe du champ était une excuse pour réunir des personnes qui n’appartenaient pas à la même tribu, sur le plan politique également. L’idée est la suivante: chaque section de la table reçoit un plat commun unique et doit se le partager. Ils se servent les uns les autres, timidement au début, mais très vite, les barrières tombent. Les gens parlent et s’amusent. Ce que nous faisons nous procure la sensation de créer du lien."

L’alimentation équitable a permis à Jim Denevan de réunir autour d’une table des personnes qui n’appartenaient pas à la même tribu.
©Simone Anne

Du Mont Fuji au Ghana

Jim Denevan intègre également son sens de l’espace et la grandeur de son land art dans les événements culinaires. "C’est un peu du bouddhisme de composition: où se trouve la table par rapport à son environnement? Où se situe le niveau de confort des gens? Une fois, j’ai même installé quelques tables dans la marée haute. Au début, elles semblaient flotter dans l’océan et cela semblait n’avoir aucun sens, alors que tout était parfaitement synchronisé: quand les convives ont terminé leurs boissons et sont revenus de la réception, l’eau s’était retirée et les tables étaient sur du gravier."

"Mes dîners sont comme mes œuvres d’art, une expérience qui ne se répète pas. Il en va de même pour la vie."
Jim Denevan
Artiste

"Je connais très bien les marées. Une fois, j’ai même fait en sorte que des membres de mon équipe soient éclaboussés par une vague (rires)! J’avais créé une sorte de pente de sable afin que l’eau vienne s’y fracasser et arrose leur table."

Actuellement, l’agenda de Denevan est plus chargé que jamais. Il jongle constamment entre l’art et la table. "Comme je reçois des commandes d’œuvres à l’autre bout du monde, il devient un peu plus difficile de concilier les deux. Ces trois dernières semaines ont été très chargées, avec un nombre d’invitations incroyable, tant pour mon art que pour ‘Outstanding in the Field’. 74 dîners sont prévus cet été et cet automne, notamment en France et en Italie. Et il y a aussi beaucoup de grandes marques qui veulent collaborer avec moi, et je me sens un peu dépassé."

Brighton Denevan

Escale en Europe

Depuis la création de son événement ‘Outstanding in the Field’, Denevan a organisé des dîners dans le monde entier, du Mont Fuji au Ghana en passant par le Maroc et l’Afrique du Sud. En 2011, la caravane a débarqué pour la première fois en Europe, aux Pays-Bas et au Danemark. Lorsque l’événement a lieu près de la mer, Denevan crée une œuvre d’art. Dans l’intervalle, il travaille avec une équipe d’une centaine de personnes, ainsi qu’avec les meilleurs fournisseurs et les plus grands chefs.

Qu’est-ce qui incite ces chefs à cuisiner pour lui? "Je pense que c’est la convivialité qui les attire, la chaleur humaine et la joie, répond-il. Je les encourage à utiliser des techniques plus difficiles à mettre en œuvre dans un environnement extérieur. Ils se demandent parfois comment ils vont faire pour cuisiner sur un feu. Et c’est très bien, car tout le monde vit une aventure. ‘They just get out of the hot kitchen and do something different.’"

Le menu varie d’un endroit à l’autre. "Je conseille simplement aux chefs d’aller discuter avec les personnes qui leur fournissent les produits avant d’élaborer leur menu; c’est ce que nous avons fait dès le début. C’est en rencontrant les gens que naît le lien créatif."

Nous lui demandons s’il se joindra à la caravane à destination de l’Europe. Viendra-t-il un jour sur nos plages, avec son art ou avec ses tables? "Je viendrai certainement en Europe cet été. Nous avons prévu 74 dîners cet été et cet automne, notamment fin juillet à Savigny-lès-Beaune, en Bourgogne, et à Grosseto, en Toscane. J’ai déjà beaucoup entendu parler de vos chefs belges. Suivre les talents, c’est mon travail, où que je sois. Nous avons organisé un événement au Danemark et aux Pays-Bas, nous sommes donc venus dans le coin. Nous pourrions certainement passer un jour chez vous." Marché conclu!

'Outstanding in the field'

Pour Jim Denevan, la partie physique du processus est aussi intéressante que le résultat visuel. © Brighton Denevan
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La terre est une toile

Le land art est un courant artistique apparu dans les années 60-70 qui utilise le paysage comme un matériau. Les pionniers ont d’abord travaillé sur des sites naturels. Leur travail rappelait la monumentalité de Stonehenge au Royaume-Uni, des pyramides de Gizeh en Égypte ou des géoglyphes de Nazca au Pérou, et leur philosophie était liée à celle du mouvement écologiste naissant.

Ensuite, des artistes ont utilisé des photographies, des films et des cartes pour documenter leur land art et l’exposer dans des musées et des galeries. Parmi ces pionniers figurent notamment Robert Smithson, Walter de Maria, Christo et Jeanne-Claude, Richard Long et Andy Goldsworthy. Porté par le renforcement de la conscience écologique, le land art est devenu un mouvement artistique puissant à l’échelle mondiale.