L’ébéniste et créateur de luminaires Jeroen De Ruddere nous parle de la Porsche de ses rêves, de copeaux de bois et d’une lampe inspirée de la tête de Grace Jones.
Comment allez-vous?
"Là, j’ai une hernie et je ne suis donc pas au meilleur de ma forme, mais ce n’est pas grave, car je suis très heureux. Je m’épanouis pleinement dans la création et la fabrication de luminaires. J’ai beaucoup de commandes à honorer et un nouveau modèle de lampe, la ‘CL140’, est sur le point de voir le jour. Je suis également comblé dans ma vie privée. J’ai une épouse formidable, de bons amis et une petite fille de trois ans qui grandit à toute vitesse. Récemment, j’ai réussi à trouver un meilleur équilibre entre ma vie professionnelle et ma vie privée, ce qui me permet de me consacrer à la création. En effet, mon épouse a décidé de s’occuper du marketing de ma marque de luminaires et de mettre de l’ordre dans mon chaos créatif. Nous nous complétons à merveille."
Comment faites-vous la différence?
"Je conçois et fabrique des luminaires en bois massif. La forme des pieds de certaines de mes lampes évoque un tronc d’arbre avec ses nœuds et ses fissures: le bois est un matériau vivant et je souhaite mettre en valeur et révéler sa beauté naturelle. Chaque lampe, qu’elle soit en chêne, en acajou, en noyer ou en frêne, est une quête de la perfection. Tout doit être juste: le matériau, la lasure, la couleur, la hauteur, le choix du tissu, l’abat-jour, le cordon, l’interrupteur, la fiche. Les proportions sont essentielles."
"Quand je suis en déplacement, je prends des photos de bâtiments ou d’objets dont les proportions me semblent intéressantes. Je réalise mes croquis à la main, sans logiciels 3D. Dans mon carnet, il y a une lampe dont les proportions sont inspirées de la tête de Grace Jones."
Allumer le cigare
La ‘CL140’, abréviation de ‘Cigar Lamp 140’, est le tout dernier modèle du créateur de lampes Jeroen De Ruddere. Il n’a pas encore présenté cette lampe au Salone del Mobile de Milan, où il était présent pour la première fois en avril dernier.
Ce luminaire en acajou, d’une hauteur de 140cm, se présente comme un totem composé de trois formes géométriques empilées: un disque, un cylindre et une sphère. "La référence au cigare vient de la forme cylindrique et de la teinte marron du bois", précise l’artisan.
"Mes lampes doivent dégager une sorte d’intimité, de confort et de simplicité. Pour beaucoup, elles semblent comme une évidence et c’est exactement l’effet recherché. Je voudrais que la pièce capte immédiatement le regard, mais parvenir à cette forme essentielle demande beaucoup de travail."
Que devez-vous faire de toute urgence?
"Des essais avec le bronze, le verre et l’inox. J’aimerais explorer d’autres matériaux que le bois et le tissu, et j’ai des idées pour étendre ma collection à d’autres objets décoratifs. Je suis aussi en quête d’un atelier plus spacieux dans la région de Laethem, car je souhaite investir dans de nouvelles machines comme une sableuse. Quelle différence avec mes premières années, quand je tournais le bois dans mon garage! À l’époque, je présentais mes modèles à mes clients dans ma chambre; un vrai fouillis. Je suis heureux que mon épouse ait tenu le coup."
Qu’est-ce qui a fait de vous ce que vous êtes aujourd’hui?
"Mon grand-père Jef avait une menuiserie réputée à Ypres. Il était spécialisé dans la restauration de bâtiments endommagés par les bombardements dans la région du Westhoek, mais il savait aussi sculpter des figurines à partir de simples blocs de bois. Lorsqu’il a pris sa retraite, il a installé son atelier et ses machines dans son grenier, où il fabriquait toutes sortes d’objets pour moi, comme des mini-rampes pour fingerboards ou des boîtes pour mes jeux Gameboy."
"J’aime les éléments analogiques comme un bel interrupteur et un cordon en tissu. Les commandes sans fil, ce n’est pasmon truc."Jeroen De Ruddere
"J’ai travaillé comme vendeur chez un fabricant d’escaliers, où j’ai appris à connaître le bois. Je travaille toujours à temps partiel chez le fabricant de parquets Belgiqa, ce qui m’a ouvert les portes de l’architecture de haut niveau, un domaine qui m’a toujours fasciné. J’ai une formation de commercial, mais j’ai aussi étudié la menuiserie et l’électricité. Le tournage sur bois est une compétence très spécifique, que personne ne maîtrise naturellement."
"J’ai appris le métier auprès d’un tourneur sur bois à la retraite de Damme, un des meilleurs du pays. Au début, il me fallait une journée entière pour réaliser un seul pied de lampe, et j’avais des copeaux de bois jusque dans mes sous-vêtements! Heureusement, ça va beaucoup mieux maintenant."
Que faites-vous pour le moment?
"Je travaille sur une quarantaine de commandes pour des clients en Belgique, en Grande-Bretagne, à Miami, en Suisse, à Ibiza, en France, au Luxembourg, en Italie et à Dubaï. J’ai une trentaine de points de vente à travers le monde. J’ai également eu l’honneur de créer des pièces pour la maison Hermès, pour les restaurants Cotton Club à Ibiza et à Andermatt en Suisse, pour l’architecte Vincent Van Duysen ainsi que pour la marque de mode Elisabetta Franchi. Une de mes lampes est au restaurant étoilé Hof Van Cleve."
Qu’est-ce qui peut vous inquiéter?
"J’ai une énergie débordante et j’ai du mal à lâcher le travail, mais il m’arrive d’avoir besoin de prendre du recul pour avoir une vue d’ensemble sur mon activité. Je n’ai pas peur d’entreprendre, mais l’idée de devoir embaucher du personnel pour faire face aux commandes m’effraie un peu. Lorsque je stresse, je repense à ce qui m’inquiétait il y a dix ans: ça m’aide à relativiser."
Avez-vous déjà fait une erreur?
"En tournage sur bois, je suis parfois trop pressé. Si la vitesse de rotation est trop élevée et que j’exerce trop de pression sur le ciseau, un morceau de pied de lampe peut se détacher. J’aimerais un jour donner une nouvelle vie à ces ‘cadavres’, ces pieds de lampe ratés. Peut-être en les retravaillant avec un chalumeau de couvreur."
Qu’est-ce qui peut vous faire craquer?
"Une Porsche 911 Targa millésime 1987, l’année de ma naissance. Mon épouse et moi en avons récemment emprunté une pour faire une virée dans la région des Fourons. Suite à cela, bien sûr, j’en veux une à moi! Au quotidien, je roule en voiture automatique, mais pour mes loisirs, je préfère une sportive à boîte manuelle. De même, je pourrais concevoir des lampes avec des commandes sans fil, mais je ne le fais pas. J’ai un faible pour les éléments analogiques: un bel interrupteur, un cordon en tissu et une fiche qui sort de l’ordinaire."
Qu’est-ce qui fait votre journée?
"Il y a trois ans, alors que j’avais très peu d’abonnés sur Instagram, une photo de ma première famille de luminaires, la ‘FL4’, est devenue virale. J’ai reçu une foule de messages privés et de commandes, notamment des sœurs Gigi et Bella Hadid. C’est à ce moment-là que tout a changé. Évidemment, c’est toujours agréable de recevoir des commandes, mais ce qui illumine vraiment ma journée, c’est quand des clients m’envoient un message pour me dire que leur fils ou leur fille allume directement la lampe que j’ai créée dès qu’ils rentrent à la maison. Un tel luminaire est un créateur d’ambiance instantané: véritable présence dans la maison, il est beau même éteint."