Le décorateur d'intérieur Jean-Philippe Demeyer ne s'inscrit pas dans une école ni dans un style spécifiques: il ne suit que son intuition.
Le décorateur d'intérieur Jean-Philippe Demeyer ne s'inscrit pas dans une école ni dans un style spécifiques: il ne suit que son intuition.
© Alexander D'Hiet

Le comeback de l'oeuvre d'art totale selon Jean-Philippe Demeyer

Quand on parle d'oeuvre d'art totale, on pense à l'Hôtel Solvay de Victor Horta ou à la Villa Empain de Michel Polak. Le décorateur d'intérieur Jean-Philippe Demeyer signe le come-back de ce beau concept. En avant-première, une maison de campagne qu'il considère comme son 'plus grand examen de tous les temps'. Une remarquable oeuvre d'art totale et contemporaine.

L'oeuvre d'art totale est un concept esthétique romantique, qui avait un peu disparu du paysage architectural, et qui retrouve des couleurs grâce à Jean-Philippe Demeyer. Comme ses aînés, il proscrit les solutions standard et conçoit sur mesure chaque détail: du papier peint aux poignées de porte en passant par les tissus d'ameublement, tout est 'bespoke'. Notre pays compte plusieurs exemples de ce style haute couture historique. Le plus iconique est, bien entendu le Palais Stoclet (1905-1911) de Josef Hoffmann, mais il y a aussi la Villa Empain de Michel Polak (1930-1934) et l'Hôtel Solvay de Victor Horta (1894-1898): ces trois merveilles personnalisées dans les moindres détail sont autant d'oeuvres d'art totales, soit 'Gesamtkunstwerk', où il n'y a pas de distinction entre éléments principaux et accessoires.

Ce sont exactement les termes de la commande qu'a reçue Jean-Philippe Demeyer pour la rénovation totale d'une belle maison de campagne. "Les propriétaires ont eu le coup de foudre pour une maison de famille. Le salon abritait une tapisserie du XVIIème siècle qu'ils aimaient beaucoup. La maison était cosy, mais aussi légèrement désuète", témoigne le décorateur. "Nous avons donc conçu un tissu avec un motif floral, nous l'avons fait tisser dans une qualité pour la tapisserie et nous avons revêtu tout le salon. Cette intervention a été le point de départ d'une aventure incroyable. Les clients étaient tellement enthousiastes qu'ils nous ont mis au défi: ils nous ont demandé de recouvrir chaque centimètre carré de la demeure. Plafonds, murs, sols: nous avons dû traiter toutes les superficies. Le plafonnage était proscrit et rien ne pouvait être à nu. Il y a tellement de personnes qui ne font rien de leurs plafonds, alors que ceux-ci sont justement les plus grandes surfaces faites d'un seul tenant!"

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© Alexander D'Hiet

Mille-feuille
Jamais Jean-Philippe Demeyer et son équipe n'avaient pu aller aussi loin en dix ans de carrière. Mosaïque, moquette, tapisseries, toile tendue, carrelage, lambris, peintures murales, moulures en arête de poisson en guise de revêtement mural: la demeure est un mille-feuille sans précédent au ton étonnamment pertinent. "Pour ce projet, les poignées de porte ont toutes été réalisées sur mesure par le Brugeois Thomas Serruys. Les quatre poseurs ont passé neuf mois à genoux pour placer les mosaïques palladiennes. Chaque pierre a été cassée ou coupée avec des ciseaux à carreaux. Chaque fragment a ensuite été poncé à la lime, puis posé pour former un motif. Les éclats sont beaucoup plus naturels que les dalles."

Je déteste ce mot, éclectique, il est synonyme de stress du choix, une angoisse qu'éprouvent ceux qui n'osent pas choisir.
Jean-Philippe Demeyer

"C'est comme mon mémoire de fin d'études, ou l'examen le plus important que j'aie jamais passé. Jamais je n'ai pu aller aussi loin qu'ici en termes de détails et de savoir-faire. Dans cent ans, cette maison devra avoir gardé toute sa pertinence. Cette carte de visite me permet de prouver que je peux le faire et, maintenant, je ne dois plus expliquer mon travail à qui que ce soit", déclare le Brugeois, qui s'est retrouvé dans le monde de la décoration d'intérieur après avoir terminé ses études de droit.

C'est chez l'antiquaire Paul De Grande qu'il débute sa carrière de décorateur, avant d'ouvrir sa boutique d'antiquités avec des pièces excentriques à Knokke. Sa clientèle est friande de ses objets trouvés, mais elle fait également appel à lui pour ses conseils en matière d'aménagement intérieur.

Sur ses projets de décoration intérieure, il collabore avec Jean-Paul Dewever et Frank Ver Elst. Une sélection de leurs prokets à trois est rassemblée dans l'ouvrage 'Fearless Living', paru ce week-end. Un hommage à l'audace, un éloge de l'imagination débridée. Ou, selon le Brugeois "L'enfance mature, non pas cérébrale, mais sortie du coeur".

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© Alexander D'Hiet

Perfectionnisme et malaise
Cette maison de campagne est à la fois le fruit de l'architecture et de la nature. La peinture murale du hall, par exemple, est faite de contours d'arbres qui "envahissent" la maison. Aussi naïve soit-elle, l'artiste Wietse Hindryckx a dû la recommencer à plusieurs reprises, jusqu'à ce qu'elle soit parfaite. "J'y suis extrêmement sensible. Lorsque quelque chose n'est pas exécuté tel que je l'ai imaginé, cela me met physiquement mal à l'aise", ajoute le décorateur.

Dans ce projet, le hall d'entrée est bordé de colonnes de Salomon sciées. Ensemble, elles forment une version ludique du Baldaquin du Bernin, qui se poursuit sur le plafond. Toujours dans l'entrée, la porte menant au living a été rendue presque invisible.

Autant d'éléments qui font du hall le surprenant prélude à d'exubérantes scènes qui se dévoilent progressivement. "Regardez les rideaux, les miroirs, les couleurs: la maison fourmille de 'cliffhangers' qui créent le suspense et donnent envie de découvrir les épisodes suivants. Il est important que le flux entre les pièces soit juste et que, même si de nombreux matériaux ou finitions différents ont été utilisés, tout doit être en harmonie", précise-t-il. "À l'origine, la maison était subdivisée en petites pièces. En installant un couloir pour en faire le tour, la surface habitable a diminué et, pourtant, la maison semble trois fois plus grande."

© Alexander D'Hiet

Strawberry Hill
On serait enclin à qualifier son style d'éclectique alors que ce terme lui fait franchement horreur. "Je déteste ce mot. Éclectique est synonyme de stress du choix, une angoisse qu'éprouvent ceux qui n'osent pas choisir. D'accord, je concède que je suis éclectique dans mon état d'esprit: je fais une sélection parmi de nombreuses esthétiques différentes, belles et moins belles, mais je suis extrêmement déterminé dans mes choix. Pour chaque projet, je définis un thème clair et une ligne narrative rigoureuse. Et celle-ci est unique. Les tissus que nous avons conçus pour cette demeure n'apparaîtront nulle part ailleurs. Tout comme les idées que nous avons développées ici: une cheminée avec un motif atomique (peint en faux bas-relief) ne peut pas être copiée."

"Les propriétaires m'ont demandé de recouvrir chaque centimètre carré des murs, des sols et même des plafonds.
Jean-Philippe Demeyer

La cuisine est de la même eau. Cet espace reflète un des récents coups de coeur du décorateur, la Strawberry Hill House (XVIIIème siècle) à Twickenham, signée Horace Walpole. Ce château néo-gothique est un des plus célèbres de l'époque géorgienne. Le cellier, appelé 'pantry' en anglais, est une 'folie de miroirs'. Imaginez Venise et Versailles remixés par Vasarely. Le coin repas vert absinthe dans la cuisine fait allusion à une autre source d'inspiration: William Morris, le père du mouvement Arts and Crafts.

"Je n'ai jamais indiqué sur le plan que nous allions peindre ce coin cuisine en vert. Cela aurait effrayé le client. Parfois, il vaut mieux surprendre les gens. Je voudrais entraîner mes clients peu à peu dans mon histoire. Je sais ce que je tiens à raconter, mais je ne le leur montre qu'au fil du temps. Vous savez, dans l'horoscope chinois, mon signe est celui du chien: je plante mes dents jusqu'à ce que j'atteigne mon but, mais le résultat final convient toujours aux propriétaires: tout est basé sur leurs souhaits."

S'il y a une chose que cette maison exprime clairement, c'est que -à l'instar du chien- Demeyer et son équipe donnent le meilleur d'eux-mêmes quand on les lâche. Ils se défoulent avec plus d'enthousiasme et vont plus loin. Ils créent quelque chose d'inédit. "Je ne veux pas m'inscrire dans une certaine tradition d'architectes d'intérieur. Je ne ressens pas le besoin d'appartenir à une école. Je ne me sens redevable qu'à mon imagination. Et, bien sûr, aux artisans capables de mettre en oeuvre mes idées loufoques."

'Fearless Living' de Jean-Philippe Demeyer aux éditions Borgerhoff & Lamberigts, en anglais, 175 euros. www.jpdemeyer.com

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