Ils partaient à l’aube pour pêcher le maquereau, la daurade dorée et le crabe moeche. Aujourd’hui, le butin des quarante pêcheurs vénitiens retraités se compose d’aubergines, de betteraves rouges et d’oseille, qu’ils viennent livrer au restaurant Venissa. "Nous voudrions réintroduire l’agriculture dans la lagune."
Plongés dans le glamour du Grand Canal, on oublierait que Venise, c'est non seulement des historiens de l'art et des festivaliers, mais aussi des pêcheurs et des agriculteurs. Pourtant, c'est un véritable défi, d'une part parce que ces îles basses sont soumises aux inondations des eaux saumâtres de la lagune. Et, d'autre part, sur les îles périphériques, au-delà des aimants touristiques que sont Murano et l'île-cimetière de San Michele, les terres cultivables sont rares.
La petite île de Torcello, où les Vénitiens se sont établis pour fuir Attila et les Huns et d'autres envahisseurs, permet de découvrir ces deux activités axées sur la terre et la mer. Sur l'île de Mazzorbo aussi, on tente de relancer la viticulture et la culture maraîchère à petite échelle.
C'est là qu'un groupe de quarante pêcheurs retraités fait une seconde tentative de potager. En effet, ils en avaient aménagé un premier sur une île voisine, avant d'être contraints de tout arrêter suite à la menace d'une amende exorbitante pour avoir construit une remise sans autorisation. L'administration vénitienne est visiblement aussi bornée que les autres.
Corne d'abondance
Ayant eu vent de ces jardiniers arrêtés en plein élan, Gianluca Bisol, descendant d'une famille de vignerons vénitiens, et son fils Matteo leur ont offert un beau terrain à côté du Venissa, le restaurant familial étoilé.
Les pêcheurs y donc installé leurs nouveaux potagers et, dix ans plus tard, artichauts, chicorées, laitues, tomates, pommes de terre, haricots, herbes aromatiques (surtout du basilic), courgettes, oignons, bettes, concombres et courges prospèrent. Une corne d'abondance complétée par des figues, poires, prunes et coings.
D'aucuns affirment que la salinité du sol rehausse la saveur des légumes. Quoi qu'il en soit, leur entretien n'est pas une mince affaire.
"La terre a demandé beaucoup de travail. Nous avons ajouté énormément de compost et aménagé des digues pour protéger nos carrés de l'eau salée", explique Franco Tonello, qui dirige l'association de retraités.
Quarante jardiniers participent à l'entretien des potagers et la communauté locale est libre de s'y balader. Murée d'un côté et flanquée d'un pittoresque campanile de l'autre, la parcelle informelle et naturelle est ornée de sculptures de l'artiste local Achille Costi.
"Nous payons tous 14 euros par an pour l'assurance. Et tous ceux qui le souhaitent peuvent vendre leur surplus au Venissa. L'année dernière, le restaurant nous a versé environ 400 euros, pour soutenir des activités sociales, comme des expositions d'artistes locaux. Et, une fois par an, nous sommes invités à manger au restaurant", détaille Franco Tonello.
L'or liquide
Ces potagers bordent les vignes du Venissa qui, comme beaucoup de vignobles en biodynamie, arborent un rosier au bout de chaque rangée -un signal d'alerte en cas de maladies.
La particularité de ce vignoble est le cépage local Dorona di Venezia, qui était devenu extrêmement rare à Venise et dans ses environs, jusqu'à ce que Bisol senior en découvre quelques pieds dans un jardin vénitien, il y a quelques années. Celui-ci les rachète et les replante. Cet "or liquide", mis en bouteilles noires de 50 cl en verre de Murano et étiquetées d'une feuille d'or, est un délicieux luxe.
Projet agricole
Matteo Bisol, qui dirige le Venissa, ambitionne de ne servir que des produits locaux et, ainsi, de réintroduire l'agriculture dans la lagune. "Cet objectif de remettre Venise sur la carte de l'agriculture est ma façon de rééquilibrer le tourisme en réinvestissant des îles quasi abandonnées. Aujourd'hui, nous consommons déjà beaucoup de produits locaux: le boeuf provient du continent, mais la caille, le canard et la pintade sont élevés ici. Et le miel, l'huile et la bière proviennent aussi de la lagune.
"Au départ, notre activité était déficitaire de 250.000 euros en moyenne par an, mais, ces dernières années, nous avons enfin atteint le seuil de rentabilité", confie-t-il tout en nous proposant de nous installer et de passer commande pour un lunch avec vue sur son beau jardin et les potagers des retraités.
La sous-chef, Chiara Pavan, apparaît et nous demande ce que nous souhaiterions déguster. Comme son chef, Francesco Bruttio, elle est diplômée en philosophie. Nous commandons juste une petite salade.
Onze petites dégustations absolument délicieuses plus tard (oeil de calamar, minuscule meringue de foie de caille et autres préparations dans cet esprit...), toujours pas de salade en vue. Par contre, la détermination de Matteo Bisol à utiliser des produits locaux et à impliquer la communauté locale est claire. "D'abord c'était le luxe, puis l'expérience et, maintenant, je constate que les clients recherchent une expérience dont ils puissent profiter tout en sachant qu'elle est éco-responsable et soutient la communauté locale."
C'est pourquoi il encourage ceux qui ont les moyens de s'offrir un repas au Venissa d'aussi y séjourner et effectuer quelques achats: "À Burano, nous avons 13 chambres réparties dans cinq maisons de pêcheurs. Cela revient à environ 800 euros", explique-t-il. Soit 360 euros pour deux nuitées, 400 euros pour les repas et les boissons, et environ 40 euros pour les souvenirs. Pas mal quand on sait qu'une chambre pour deux au Palais Gritti, sur le Grand Canal, revient à 700 euros environ!
Or le Gritti n'a pas de jardin, et encore moins de vignoble. Dernier avantage de ce petit paradis écologique, c'est qu'il est à l'écart de la foule, soit à une demi-heure de vaporetto de la place Saint-Marc.