Le photographe de mode Serge Leblon ouvre un bar à vin à Bruxelles

L’objectif et le comptoir, une semaine sur deux, c’est l’alternance selon Serge Leblon. Bienvenue dans son nouveau bar à vin nature, Calmos, au cœur d’un quartier de Saint-Gilles en plein essor.

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Portrait Serge Leblon.

"Your fashion work sucks." Voilà ce que lui avait lancé une rédactrice de mode à Paris. À l’époque, au début des années 2000, Serge Leblon (55 ans) était en train d’établir sa réputation de photographe grâce à des commandes régulières dans la publicité et des reportages de mode dans des magazines à grand tirage tels que Marie Claire.

Par contre, cette même rédactrice adorait son travail personnel, des images au flou cinégénique sur lesquelles il travaillait entre deux commandes. Pourquoi ne les proposerait-il pas à un magazine de premier plan comme Jalouse?, lui suggéra-t-elle. Une semaine après ce conseil ("Ce flou, ils s’en fichaient complètement!"), la carrière du Bruxellois monte en flèche et, depuis, il choisit ses commandes.

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Aujourd’hui, il compte parmi les meilleurs photographes de Belgique. Sur son CV trônent des marques de mode (Sonia Rykiel, Cacharel), des magazines fashion (Dazed & Confused, Numero, Vogue) ainsi que des expositions solo et des livres présentant son travail personnel.

Serge Leblon fait partie de ces personnes pour lesquelles l’industrie de la mode (qui n’est pas précisément la plus sympathique) est heureuse de faire un petit effort supplémentaire. Il suffit d’organiser un shooting avec Sergle Leblon pour que, d’un coup, les mannequins injoignables deviennent soudainement disponibles et que les agendas surbookés offrent tout de même quelques fenêtres.

Julianne Moore et Lenny Kravitz

Il suffit d’organiser un shooting avec Sergle Leblon pour que, d’un coup, les mannequins injoignables deviennent soudainement disponibles et que les agendas surbookés offrent tout de même quelques fenêtres.

Depuis deux mois, on le trouve derrière son objectif ou dans son bar à vin, situé entre la place Maurice Van Meenen, la place Louis Morichar et la chaussée de Waterloo, au cœur d’un quartier de Saint-Gilles en plein essor. C’est rue de Tamines, que se trouve Calmos, le bistroquet et bar à vin qu’il a fondé avec Marc Vermeersch, qui avait autant d’expérience que lui en la matière. Autrement dit, aucune.

Pourquoi se lancer dans le business de l’accueil quand on peut photographier des actrices comme Julianne Moore ou enluminer Lily Allen sur une pochette d’album? Par manque de travail? C’est peu probable: cet entretien était suivi d’une rencontre avec l’architecte d’intérieur et artiste Lionel Jadot - ils collaborent à une exposition à la galerie Spazio Nobile, à Ixelles. Ensuite, Leblon devait prendre le Thalis pour des productions à Paris.

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Et, la semaine suivante, après avoir mis le shooting Sabato en boîte, il s’envolait pour Zanzibar, pour une nouvelle mission de mode: "En raison de ce planning, j’ai même dû refuser le Zeit Magazin, qui m’avait demandé si je voulais faire le portrait de Lenny Kravitz pour la couverture."

Parce qu’il n’aime pas ce qu’est devenu l’univers de la mode, à cause des budgets réduits, des médias sociaux et bien d’autres coups de butoir? C’est peu vraisemblable: "Au plus haut niveau, les équipes avec lesquelles je travaille sont si talentueuses que c’est toujours un plaisir. Je n’ai encore jamais eu l’impression de travailler."

Le travail personnel de Serge Leblon, des images au flou cinégénique.

De Paris à Bruxelles

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La série mode de ce numéro de Serge Leblon pour Sabato réunit les deux univers du photographe.

Alors pourquoi? Une partie de la réponse réside dans son caractère enthousiaste. Supposons qu’on puisse diviser l’humanité en deux: d’une part, ceux qui sont hésitants et qui ne cessent de peser le pour et le contre, et, d’autre part, ceux qui, comme Leblon, ont un sixième sens pour saisir l’aventure au coin de la rue et les opportunités cachées et, plutôt que d’attendre, se lance tête baissée.

C’est également ce qui explique le début de sa carrière de photographe: diplômé de la célèbre école de cinéma INSAS de Bruxelles, il change son fusil d’épaule après avoir photographié un ami qui rêvait de devenir mannequin: il avait pris goût à la photographie. Ou comment, âgé d’une vingtaine d’années, il s’est retrouvé au Liban, où il a photographié la guerre civile, dans le barda de l’armée libanaise. (Mais ne le qualifiez pas de photographe de guerre: "Si je dois choisir entre la guerre et la mode, je choisis la mode").

Ce ci explique ce nouveau départ, dix ans plus tard, chez Jalouse à Paris, où il s’est habilement profilé en tant que ‘new kid on the block’. Ce qui demande de l’audace, mais aussi du feeling. Et, enfin, c’est ce qui motive sa réponse désinvolte à la question de savoir comment un photographe de son calibre se retrouve dans un bar: "Eh bien, tout à fait par hasard!"

Serge Leblon sirote un café dans un gobelet en carton. En effet, l’interview a lieu à 9 heures du matin. Le gobelet vient d’en face, car un bar à vin n’a pas besoin de machine à café. "Un jour, je suis passé par ici et j’ai vu l’affichette ‘Commerce à remettre’. J’avais déjà envie de lancer quelque chose dans le genre. Et un de mes amis, Marc Vermeersch, rêvait d’un café de quartier. Je l’ai donc tout de suite appelé: deux heures plus tard, nous étions dans ce bar avec le propriétaire des murs (décrépits), un vrai Brusseleir."

Il saute donc sur l’occasion. En effet, le hasard fait qu’il est lui aussi un Brusseleir, avec un passé familial dans l’horeca. Et de rejouer triomphalement la scène qui s’est déroulée ici il y a moins d’un an, avec l’accent: "J’ai parlé au propriétaire de mes parents et de mes grands-parents, qui, tous, venaient des Marolles, de la rue des Minimes et de la rue Haute. Et que c’est une grande famille de cafetiers. Vous connaissez Chez Richard au Petit Sablon? Le vrai Richard, c’était le cousin de ma grand-mère! Le Restaurant La Malcour? C’était un cousin de ma mère! ‘Alleej, tu viens des Marolles?’ a répliqué le propriétaire, sans cacher sa joie. Et il a annulé tous les rendez-vous suivants."

"C’était une ruine", explique Leblon en nous montrant des photos de ce qui fait penser à un bar à chicha en gyproc mal décoré. Pourtant, l’affaire a été conclue en moins de quatre heures. "Un ami qui a l’expérience nécessaire en la matière nous a dit qu’avec notre réseau, ce genre d’espace, dans ce quartier, ça ne pouvait que marcher."

Vin nature

La série mode de ce numéro de Serge Leblon pour Sabato réunit les deux univers du photographe.

Les étonnantes étiquettes des bouteilles (des illustrations déjantées, des polices de caractères humoristiques comme Comic Sans et des noms comme ‘Fantaisie’, ‘Aux Amies de Ma Sœur’ et ‘Cru-elles’) révèlent que Calmos ne sert que des vins nature, une nouvelle tendance dans le monde du vin: entièrement bio et vinifiés de manière traditionnelle, pratiquement sans sulfites.

Leur présence sur la carte était une évidence: Leblon est un aficionado depuis qu’il a acheté, chez un caviste de la chaussée d’Alsemberg, une bouteille dont le goût complexe et nouveau l’avait bouleversé. C’était il y a plus de 15 ans.

"Dès le premier verre, je ne voulais plus rien d’autre. C’était comme découvrir le caviar après s’être contenté d’œufs de lompe toute sa vie." Et il s’est alors plongé dans le monde des vins naturels, vinifiés de manière artisanale, contrairement aux vins classiques ou même bio.

Entre deux shootings, il se rend dans les vignobles, notamment chez Pierre Overnoy dans le Jura et Marcel Lapierre dans le Beaujolais: "J’ai fait les vendanges et j’ai tout vu. Le vin industriel est bourré de pesticides, et, même pour les vins bio, les procédés sont industriels: on arrache les branches et les feuilles des vignes avec les raisins, et on ajoute beaucoup de sulfites."

"Pour les vins nature, par contre, les raisins sont délicatement cueillis à la main et il n’y a pratiquement pas de sulfites, si bien qu’on n’a pas mal à la tête le lendemain." Les préjugés disparaissent peu à peu: "Les vins nature sont de moins en moins instables, car la production est de mieux en mieux contrôlée."

"J’avais déjà bu beaucoup de vins nature, mais je n’en avais jamais vendu." Le soir même, Vermeersch et Leblon cogitaient déjà. Vincent Marot, qui était également intéressé, est devenu partenaire dormant de l’affaire. Il est le frère de François Marot, de Basin & Marot, un des premiers importateurs belges de vins nature français. Mais Vincent Marot (un ancien banquier qui dirige maintenant Cyclo Points Vélo) n’avait lui non plus aucune expérience en matière de bars à vins.

Le plan prend forme avec l’aide d’amis, après les heures de travail: abattre les murs pour concevoir la déco, soutenus par la journaliste Cécile Grosjean, spécialiste en la matière. Il fallait que ça ressemble à un bistrot français: moderne, mais rustique, avec à la carte des fromages, des salaisons et des œufs mayo. 

Magazines de mode

Reportage de mode Serge Leblon.

Neuf mois plus tard, Calmos ouvre ses portes -avec succès. "Nous n’avons pratiquement pas fait de promo", explique Leblon. "Nous avons seulement envoyé un WhatsApp à nos copains. Le premier soir, le 6 décembre, il y avait 350 personnes. Et, depuis lors, c’est plein à craquer tous les jours."

Pour Vermeersch et Leblon, même avec du personnel, c’est un travail de fous: "Nous nous relayons une semaine sur deux, moi et Marc, qui est aussi graphiste. Nous regroupons nos autres missions pendant l’autre semaine."

Un monde de différence, car -spoiler alert- l’univers de la mode peut être assez snob. Leblon a des anecdotes à revendre. Par exemple, à propos du système de castes non officiel: "Les magazines de mode populaires admirent les magazines de niche, mais les rédacteurs de ces derniers ne toucheraient à un magazine comme Marie-Claire pour rien au monde, même dans la salle d’attente du dentiste."

Leblon le savait quand il est allé présenter son portfolio chez Jalouse, il y a vingt ans. Après une première publication, on lui avait demandé s’il avait déjà travaillé dans la mode. Et, bien sûr, il avait fait l’innocent. Voulait-il essayer? Oui, pourquoi pas, avait-il menti.

"J’avais peur d’être démasqué, mais une semaine plus tard, j’étais en Ukraine pour une série de mode. Et, encore une semaine plus tard, tous les magazines m’appelaient: Dazed & Confused, The Face etc. Mais bon, à l’époque, on n’utilisait pas Internet comme aujourd’hui. Personne ne vérifiait ce que je disais."

Les histoires de sa double vie sont hilarantes. Le jour où il se cache dans les toilettes lors d’un casting, après avoir été reconnu par des mannequins d’anciens shootings. Ou bien quand il se planque derrière une écharpe et un bonnet, mais avec des lunettes de soleil en plein hiver pendant le défilé de Cacharel: "Pour que les rédactrices françaises et italiennes des autres magazines ne me reconnaissent pas! Bien sûr, j’ai tout avoué par la suite, même à Ezra Petronio, un des grands directeurs artistiques avec lesquels je travaillais: "Je vous ai bien eu!" Mais l’anecdote est typique de l’univers de la mode. 

La série mode de Serge Leblon pour Sabato, dans le bar à vin Calmos.

Vins à la tireuse

Au Calmos, le snobisme est tout aussi absent de la carte. Aujourd’hui que les vins nature ont le vent en poupe, les prix peuvent se prendre la tête et les additions monter jusqu’à 150 euros - juste pour les verres. Par contre, Calmos se fait un devoir de proposer une large gamme de vins -et de prix. Le compromis ne saurait être plus belge: à côté du bar, il y a une tireuse. Non pas pour des bières bruxelloises, mais pour des vins nature.

Ce système assez rare a disparu dans les années 70. "À Montréal, New York et Lyon, il y a des bars qui le font, mais nous sommes les seuls en Belgique." C’est plus écologique -"Ça permet d’économiser 30 bouteilles par palette, bouteilles qu’il ne faut pas recycler." Et c’est plus intéressant financièrement, tant pour le bar, car il n’y a pas de fonds de bouteille, que pour les clients.

"Ce que j’aime, c’est de pouvoir commencer une nouvelle vie à 50 ans, et que ça marche encore."

"Ça nous permet de servir des vins à partir de 3,5 euros le verre. Dans notre public, on trouve aussi bien ceux qui ont une addition de 7 euros après deux heures que d’autres qui dépensent 50 euros en vingt minutes. En fin de compte, c’est toute la population de Saint-Gilles qui vient ici, ce qui est très important pour nous."

Parallèlement à cette activité nouvelle, Leblon poursuit avec succès sa carrière de photographe. "C’est un rythme de dingue. Après les défilés de septembre, il y a tellement de shootings qu’on ne rentre pas chez soi avant le 24 décembre." À ce planning s’ajoutent de nouvelles missions à l’étranger et son bar. Ne serait-il pas un workaholic?

Leblon sourit: "Maintenant, je dois me calmer, sinon j’aurai des problèmes cardiaques. Je n’aurais jamais cru que ma carrière durerait aussi longtemps; je ne suis pas Willy Vanderperre. Cette pointure a encore une super carrière devant lui, avec son style extraordinaire et ultra soigné, qui montre bien les vêtements. Pendant 15 ans, j’ai fait des reportages de mode où les vêtements étaient secondaires"

Depuis, le secteur a connu une évolution rapide. Il y a de nouveaux photographes ("Harley Weir est fantastique"), mais, surtout, de nouveaux médias. Leblon agite son smartphone: "Les petits écrans nécessitent un langage visuel extrêmement simpliste. Tout doit être clair. Autrefois, on pouvait faire des images beaucoup plus complexes."

Mais, surtout, il y a de nouveaux standards dans la photographie de mode: "Les tarifs sont en chute libre. Que voulez-vous faire quand un seul budget couvre à la fois le shooting, les médias sociaux et la communication? Je n’accepte une mission que si je veux vraiment la faire, parce que je préfère rester derrière mon bar plutôt que de devoir faire des photos pour un salaire de misère."

Calmos

"Je n’accepte une mission que si je veux vraiment la faire, parce que je préfère rester derrière mon bar plutôt que de devoir faire des photos pour un salaire de misère."

Le nom ‘Calmos’ fait référence à une comédie française de 1976 de Bertrand Blier avec Jean-Pierre Marielle, qui est décédé l’année dernière en avril, au moment où Leblon a découvert le bar. Le film raconte l’histoire de deux copains à la recherche d’une vie simple et dédiée à la bonne chère. "Un nom idéal pour deux quinquagénaires, n’est-ce pas?", lance Leblon. "L’objectif était que les clients entrent et nous disent: On est bien ici."

Curieusement, les seules photos qui décorent les murs de Calmos sont des scènes vintage: des montagnes enneigées et des paysages de vallées rustiques. Rien n’indique que nous sommes dans le bar d’un photographe réputé. Il ne s’agit pas d’un manque d’images piochées dans ses archives, "Mais ce serait abuser. Je n’avais pas du tout envie que les gens le remarquent. Ce qui j’aime, c’est de pouvoir commencer une nouvelle vie à 50 ans, et que ça marche encore."

"Si nous pouvons en faire un bar rentable, ce serait fantastique. Je me vois très bien passer quelques années derrière ce comptoir. Et ensuite, pourquoi pas?, passer à autre chose encore." Nous n’allons pas le répéter, mais c’est évident: nous avons affaire à un workaholic.

Calmos, Taminesstraat 1, 1060 Saint-Gilles