Married with children & fashion

Elle se qualifie de bulldozer, il remet tout en question. Pourtant, le couple formé par Inge Onsea et Esfan Eghtessadi fusionne depuis quinze ans dans le creuset d’une vie presque entièrement dominée par leur label Essentiel. Des spaghettis cuisinés pour leurs clients aux boutiques à Séoul : "Nous avons pratiquement tout fait. Nous sommes très bons dans le chaos."

"Chez nous, c'est tout ou rien", affirme Inge Onsea en souriant tandis que, chaussée de sneakers claires, toute de blanc vêtue et bronzée, elle entre dans son bureau. " Nous venons de rentrer et je me mets directement au travail. Même après quinze ans, c’est toujours un plaisir."

Il y a quinze ans, la styliste créait le label Essentiel avec son mari, Esfan Eghtessadi. Les basiques déjantés de couleurs vives ont fait son succès et, aujourd’hui, Essentiel compte 25 boutique en Belgique, 2 à Paris, 4 en Corée et est présent dans plus de 700 boutiques multimarques dans le monde. Esfan Eghtessadi : "La mode, c’est très passionnel. Vous ne pouvez pas en faire si vous n'êtes pas super impliqué." Le couple, vit pied au plancher et s’adapte avec souplesse. "Nous sommes structurés dans notre chaos. Mais c’est un grand chaos", affirme Inge Onsea en souriant.

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C’est pourquoi la célébration du quinzième anniversaire sera reportée. "Cette année, nous signons une foule de contrats avec l'Asie", explique Eghtessadi. "C'est le plus beau cadeau dont nous aurions pu rêver pour fêter cet anniversaire." Onsea : "Dans la mode, on vit avec une année d'avance. Nous travaillons déjà sur la prochaine saison, et donc à notre seizième année." Il y aura peut-être une fête en 2016. Ou en 2020. "Mais nous pourrions tout aussi bien en organiser une demain… Nous ne planifions jamais vraiment les choses", déclare -t-il.

T-shirts et débrouille

C’est à une décision de dernière minute qu’Onsea et Eghtessadi doivent leur premier petit succès international. "C'était notre premier salon à Paris. Nous y étions allés en touristes", explique-t-elle. Une bonne dose de chaos et de couleur : Essentiel n’était pas comme les autres. Et ça a marché.

En 2000, le label jouissait déjà d’une certaine notoriété en Belgique. "Esfan et moi connaissions beaucoup de gens de la mode, qui nous soutenaient par sympathie, sur l’air de "les pauvres, on va leur acheter quelques T-shirts !" Cette assise belge, le couple la doit à son expérience : Onsea chez Max Mara, Eghtessadi chez sa mère, Nicole Cadine, et chez Mer du Nord. "Ma mère m'emmenait aux salons. C’est avec elle que j'ai le plus appris." Onsea : "J'ai été mannequin pendant 12 ans pour Max Mara, et je puis vous assurer que c’est l'entreprise la plus structurée qui soit. Tout était calculé à la pièce près : autant de pantalons courts, autant de pantalons longs."

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Comme elle ne travaille que six mois par an, ça lui laisse le temps de vendre les T-shirts que Eghtessadi crée. Très vite, les commandes affluent, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus combiner cette fonction avec son travail chez Mer du Nord. Il donne sa démission, et accueille les acheteurs dans le petit appartement bruxellois qu'il partage avec Onsea.

"Nous travaillions à petite échelle", se souvient-il. "C’est moi qui préparais les spaghettis pour les clients qui venaient voir nos collections."

De flash à crash

Alors, tout va très vite. En 2001, la première boutique Essentiel ouvre à Anvers. Viennent ensuite les clients à l’étranger - France, Espagne et Pays-Bas - et une collection pour homme. Le chiffre d’affaires atteint 48 millions d'euros. "Cette époque est passée en un flash", se souvient Onsea. "Cela a très vite bien marché, jusqu'à ce qu’à un petit crash, en 2007". En six ans, le label avait atteint ses limites en Belgique. "C’est alors que nous avons réalisé que ça ne marchait plus", explique Eghtessadi. "Nous avions de très nombreux agents dans divers pays, qui, tous, voulaient quelque chose de différent. L’un ne voulait que du noir, l'autre quelque chose de plus sport, le suivant quelque chose de plus sophistiqué. Bref : le mix n’était plus harmonieux. Nous voulions trop plaire à chacun."

"Je me suis d’abord dit que c’était à cause de la crise", explique Onsea. "Esfan s’occupe beaucoup des chiffres. Moi, pas du tout. Il a connu plus de nuits blanches que moi." Et de se raviser : "Non, en fait j’ai toujours bien dormi."

C’est un reality check pour une marque qui n’avait connu que la croissance. "J'ai réalisé que nous avions en partie perdu le contrôle", analyse Eghtessadi. "De notre image, de notre marque. Il y avait trop de tout. Trop de pièces, trop de styles, trop de distributeurs. En 2006, nous en avions 3.000 ! Nous avons dit stop. Nous avons réduit la voilure du réseau et de la collection : de 600 à 150 pièces par collection. C’était une bonne décision, sinon, nous aurions coulé."

Aujourd'hui, Essentiel a le vent en poupe. En 2013, l’entreprise a réalisé 30,6 millions d'euros de chiffre d'affaires et elle vise 37 millions d'euros pour 2014. Eghtessadi parle chiffres. Stratégie. Expansion. Plan par étapes. "Toi, tu parles de stratégie, Esfan", l'interrompt Onsea. "Moi, j’ai une approche plus émotionnelle. Nous avions perdu notre âme. Le cœur d’Essentiel avait disparu." "Nous devions refaire ce que nous, nous voulions", confirme Eghtessadi. "Tant mieux pour ceux qui trouvaient ça beau. Tant pis pour les autres." Pourtant, Essentiel se targue d'être un label commercial. Eghtessadi est rationnel : "Vous ne pouvez jamais faire exactement ce que vous voulez et proposer quelque chose d’invendable. Nous sommes une entreprise, nous devons tenir compte de la réalité du marché."

"Cela ne veut pas dire que nous faisons une collection ordinaire, mais une qui se vend", explique Onsea. "Tous les lundis, nous passons en revue les chiffres de vente des boutiques avec l'équipe créative : qu’est-ce qui se vend où ? Qu’est-ce qui marche ? Pourquoi ?" De deux jeunes loups impulsifs à un travail basé sur des statistiques et un plan par étapes, Essentiel a mûri. "Nous étions jeunes, non structurés, nous avons pris notre succès pour acquis. Dommage, parce que c’est seulement quand les choses vont plus mal qu’on commence à réaliser à quel point on se débrouillait bien."

Moments de liberté

Onsea et Eghtessadi vivent aussi vite qu'ils parlent. "Ça doit avancer", explique Eghtessadi. "Nous manquons tous deux de patience. Et ce n'est pas toujours facile. Surtout avant, quand nous faisions tout ensemble dans l’entreprise." Du choix des tissus à la fabrication des boutons en passant par la composition de la collection, ils étaient tous les deux impliqués dans chaque étape. "Mais ça devenait impossible. Nous devenions fous", affirme Eghtessadi.

Aujourd'hui, avec son équipe de 20 stylistes, Onsea est responsable des collections. Avec Stéphane Hulin, le CEO de l’entreprise, Eghtessadi se charge de ce qui concerne le business et la stratégie. Ensemble, ils dirigent 170 personnes. Onsea : "Nous sommes très différents. Je suis un bulldozer, je fonce, alors qu’Esfan remet tout en question. C'est ça aussi ce qui fait le succès de notre collaboration. Chacun son truc. La seule chose que nous fassions encore ensemble, c’est aller à Première Vision, le salon des tissus. Pour le reste, nous laissons l'autre libre."

Du moins, chez Essentiel. Parce que le couple d'entrepreneurs ne partage pas uniquement une entreprise, mais aussi une vie, un appartement et deux enfants. Leur reste-t-il encore du temps pour des moments de liberté ? "Mais oui", assure Inge. "En dehors du travail, nous n’en parlons pas. Pendant les vacances, nous n'avons même pas évoqué la nouvelle collection." "Nous avons vraiment besoin de ces breaks, et nous les organisons", explique Eghtessadi.

"Le travail est important, mais nous avons des enfants et des amis, nous voyageons, nous avons une nouvelle maison, ..." Onsea sourit. "Nous avons une vie bien remplie."

Ils vont à des salons en Chine, à Londres, en Italie et à Paris. Ils ont une maison à Knokke. Ils parcourent le monde pendant les vacances avec leurs enfants. "Voyager, c’est notre luxe, et nous y consacrons volontiers de l'argent. Comme nous travaillons beaucoup pendant l'année, nous essayons de passer une grande partie des vacances avec les enfants." Des vacances qu’ils préfèrent garder simples. "Une île sans magasins, c’est un véritable luxe. D’ailleurs, nous n’emportons pratiquement rien. Lors de nos dernières vacances, je n’avais pris qu’une paire de pantoufles et une paire de sandales. À quatre, nous avions enregistré 23 kilos de bagages. C’est génial de lâcher prise ! Nous voyageons déjà tellement pour le travail que les vacances, ça doit être simple. Quand nous sommes dans des grandes villes pour le travail, nous aimons aller dans de beaux hôtels. Quand on travaille aussi dur, on tient à avoir un certain service." Mais, affirme Onsea, ils ne sont pas dépensiers. " Esfan aime l'art et j’achète beaucoup de vêtements, mais c'est un peu de la déformation professionnelle. Je vais faire une détox une fois par an : là, je ne suis ni une maman, ni une business woman. Je ne parle à personne. Ni contacts, ni réseaux sociaux : cette semaine est uniquement pour moi. Et je ne la passe pas dans l'un des centres les plus chers du monde : pas plus de 1.500 euros pour dix jours."

Chaque année, l’Inde figure à leur agenda de voyage. "C'est mon deuxième pays", explique Onsea. "J'y ai vécu pendant cinq ans. Mumbay m’a laissé une impression durable. Surtout en termes de couleurs et de tissus. Je me souviens qu’Esfan et moi avions vu dans la rue un homme avec un T-shirt d’un vert qu’Esfan voulait utiliser. Nous nous sommes donc dirigés vers lui pour lui demander si nous pouvions acheter son T-shirt. Ça a marché. En termes d'inspiration, c'est un pays fantastique !"

Aujourd'hui, le couple se rend en Inde avant tout parce que c’est là que se fait une partie de la production. "Surtout les foulards", précise Onsea. La plupart des T-shirts Essentiel sont fabriqués en Italie, au Portugal, en Tunisie, en Chine et dans l'ex-bloc soviétique. "Mon inspiration change de saison en saison", explique Onsea. "Parfois, c'est un voyage, mais cela peut être aussi une œuvre d'art, un film ou d'autres vêtements, comme les collections Chloé et Philip Lim", poursuit Onsea. "J'aime différents styles. Je pense que dans la mode, quand vous avez votre propre style, vous êtes dans le bon. C’est pourquoi je suis aussi tellement fan de Dries Van Noten. Il va au bout de cet éclectisme. Ann Demeulemeester va très loin dans la pureté et Walter Van Beirendonck est également très cohérent dans sa folie. Je pense que c’est ce qui fait la réputation de la mode belge."

"Les Belges sont aussi des travailleurs acharnés", l’interrompt Eghtessadi. "Mais parfois, ils sont un peu trop modestes. Je pense que de nombreuses marques de notre niveau - et je ne parle pas des vrais créateurs - ne sont pas assez présents à l’échelle internationale. C'est un tort. Il faut parfois prendre des risques. "En prennent-ils ?" Nous ne restons pas dans notre zone de confort..."

Neuf collections

Une zone qui va sérieusement s’élargir dans les années à venir. En effet, la marque vient de signer avec un partenaire un contrat pour vingt boutiques en Corée pour les cinq prochaines années. Des négociations sont en cours pour des boutiques à Hong Kong, Singapour, Macao, Dubaï, Abu Dhabi et l’Australie. Quid des collections d'hiver dans des endroits comme Dubaï et Abu Dhabi ? "Le monde de la mode a beaucoup changé ces 15 dernières années : on ne distingue pratiquement plus les collections été et hiver."

"À l'heure actuelle, Essentiel fait neuf collections par an (avant, il y en avait deux), du beachwear aux collections capsules en passant par les pré-collections. C'est beaucoup, mais le fait de pouvoir répondre rapidement aux envies du public est un avantage ", commente Onsea. "En tant qu’entreprise de mode, c'est une évolution qu’il faut suivre."

C’est tout aussi vrai pour Essentiel. Plans d'expansion à l'est ou pas, Esfan rêve des États-Unis. Là-bas, la marque n’en est qu’à ses balbutiements. "Nous avons un agent à New York et à Los Angeles. Il faut d’abord prendre la température : les grandes choses, ce n’est pas pour tout de suite. "

Et pourtant… Même dans leurs rêves, c’est tout ou rien. "Sur le plan international, nous devons devenir la première marque à notre niveau", affirme Eghtessadi, confiant. Étape par étape. Ils ont tous deux tiré des leçons de leurs erreurs. " Nous avons parcouru un beau chemin", sourit Onsea. "Il y a parfois des petits creux."

Eghtessadi acquiesce. "Si c’était à refaire, je ne changerais rien." Onsea songeuse, sourit à son mari : "Que si ! Nous n'avons jamais gardé la moindre archive. Certaines pièces maîtresses et même certains catalogues nous manquent. C’est typique : nous avons toujours regardé droit devant". Eghtessadi sourit : "Nous pensons que les meilleures choses sont à venir."

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