La Coupe de l'America | Journal de bord des coulisses de l'une des régates les plus légendaires

Fin août a eu lieu le départ de la 37e édition de la Coupe de l'America, l'une des régates les plus légendaires. Nous avons suivi l'Alinghi Red Bull Racing Team pendant un an.

Le spectacle est saisissant: le voilier AC40 semble voler au-dessus de l'eau. Nous sommes en juin 2023, plus d'un an avant le départ de la Coupe de l'America. Dans la "race area" de Port Vell à Barcelone, Alinghi Red Bull Racing teste les "foils", ces structures en forme d'aile qui permettent d'impressionnantes envolées et ont révolutionné les régates il y a une dizaine d'années. Dans le sillage du voilier voguent deux bateaux à moteur avec à leur bord des designers, des ingénieurs et des météorologues. Nous les accompagnons à bord d'un yacht de plaisance qui file à 35 nœuds. "Pendant les régates, nous monterons à 50 nœuds", annonce Sophia Urban, Media Manager de l'équipe. Nous apercevons d'autres bateaux participants à la Coupe de l'America: Emirates Team New Zealand, NYYC American Magic, Luna Rossa Prada Pirelli Team, Ineos Britannia et Orient Express Racing Team.

Le bateau d'essai AC75 (appelé "BoatZero"), plus grand, qui se trouve dans un hangar voisin, a été acheté par Alinghi Red Bull Racing aux Néo-Zélandais, vainqueurs de la Coupe de l'America en 2021. "Cela nous procure certains avantages compétitifs, mais notre bateau est dépourvu de toute électronique", précise Tim Hacket, chief onshore operations. "C'est un peu comme une voiture: il y avait la carrosserie et les pneus, mais nous avons dû ajouter le reste. Chaque jour, nous évaluons si les conditions, comme le vent et les courants marins, sont favorables pour tester les systèmes. Si c'est le cas, nous sélectionnons un bateau et procédons aux préparatifs, ce qui prend au moins deux heures."

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Tudor lance une édition spéciale régate de sa montre Pelagos FXD

Pendant ce temps, le bateau de course AC75 est en cours de construction en Suisse, car les règles stipulent qu'il soit réalisé dans le pays de l'équipe et Alinghi Red Bull Racing navigue sous pavillon de la Société Nautique de Genève. "Plus de 30 personnes y travaillent. Elles font partie de notre équipe", intervient Urban. Le sérieux de la Coupe de l'America se fait palpable quand Urban pointe du doigt un bateau-espion. L'espionnage est une tradition de cette compétition. Jusqu'à l'édition précédente, les équipes envoyaient des observateurs sur les sites d'entraînement de leurs rivaux. Ces derniers prenaient des photos ou des vidéos de la forme des voiles, de la conception des coques et des foils, et parvenaient à soutirer des informations confidentielles auprès d'insiders ou d'ex-membres d'équipes.

Pour cette édition, on a mis en place le programme Recon pour structurer et réguler ce système d'espionnage. "Dès que vous sortez pour un essai sur l'eau, un bateau-espion de l'organisation apparaît pour photographier et filmer ses développements", poursuit Urban. "Ces images sont ensuite publiées sur le site. Les équipes fournissent toujours les espions, mais ceux-ci sont désormais engagés par l'organisation et travaillent pour toutes les autres équipes, même dans leur propre pays. Cela permet de réduire les coûts et d'accroître la transparence, y compris pour les supporters. Avant, un journaliste n'aurait jamais été autorisé à assister à un essai de foil, mais aujourd'hui, tout le monde est au courant de tout. Mais il ne faut pas en révéler plus que nécessaire. Et l'accès aux bureaux reste strictement interdit."

Pour la Puig Women's America's Cup, Alexandra Stalder fonce à toute allure sur l'AC40 à Barcelone en juillet dernier.
©Olaf Pignataro / Alinghi Red Bull Racing
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Berceau de l'horlogerie

Une grande partie de l'équipe Alinghi Red Bull Racing s'est installée ici au mois d'août 2022, devenant ainsi la première à y établir sa base temporaire. Aujourd'hui, on nous emmène vers sa nouvelle base, en cours de construction. C'est ici que se trouve le principal sponsor, l'horloger Tudor.

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En effet, les mondes de l'horlogerie et de la voile partagent un passé historique et fonctionnel: avant l'avènement du GPS, les chronomètres de marine jouaient un rôle crucial dans la détermination de la position des navires. Si la latitude était facile à calculer en fonction de l'altitude du soleil, la longitude exigeait un chronométrage plus précis.

C'est John Harrison, un horloger anglais, qui, en 1761, a mis au point une méthode fiable de détermination de la longitude grâce au H4, le premier chronomètre de marine fonctionnel. Ces premiers chronomètres étaient grands et peu maniables, mais, surtout, ils étaient fixes. Au fur et à mesure, ils sont devenus plus petits et plus transportables, ouvrant la voie à nos montres-bracelets.

La Coupe de l'America n'est pas qu'une des plus grandes régates au monde: c'est aussi une pépinière de nouveautés horlogères. Les équipages, par exemple, sont prévenus par un premier signal 5 minutes avant le départ de chaque régate de la course. Deux minutes avant le signal sonore, un autre signal leur donne l'autorisation de naviguer jusqu'à la zone de départ. Et là, ils doivent ajuster leur vitesse pour atteindre la ligne de départ le plus tôt possible après le dernier signal, mais pas trop tôt.

Compte tenu de la complexité de la manœuvre et du timing serré, des marques horlogères se sont interrogées sur la manière d'apporter ces informations au poignet des marins. Les premières montres dotées d'un système de compte à rebours de régate sont apparues dans les années 1970. La dernière Tudor, la Pelagos FXD Alinghi Red Bull Racing Edition, mise au point pour les plongeurs d'élite français, est une version modifiée pour les marins de régate. De plus, elle est disponible dans les couleurs et les matériaux du bateau: acier inoxydable, composite de carbone et titane.

Dans le port de Barcelone, Alinghi Red Bull Racing teste les foils, ces structures qui permettent aux bateaux de voguer au-dessus de l'eau.
©Samo Vidic / Alinghi Red Bull Racing
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Travail d'équipe

L'équipe Alinghi a été créée en 1994 par le Suisse Ernesto Bertarelli et a remporté la Coupe de l'America en 2003 et 2007. Après une longue absence, elle revient fin 2021, sous le nom Alinghi Red Bull Racing, fruit d'une joint venture 50/50 entre les deux anciens rivaux de régates, dont la GC32 Racing Tour et l'Extreme Sailing Series. Leur ambition: décrocher un troisième titre. Pour cela, un budget de 100 millions d'euros, dont la moitié est financée par Red Bull - la participation de Tudor est top secret.

Le camp de base de 5.000 mètres carrés, établi dans un ancien cinéma près du Real Club Náutico de Barcelone, abrite le bateau au rez-de-chaussée, les bureaux au premier et les espaces de réception au deuxième. L'équipe compte 16 marins, mais, pendant deux ans, 120 personnes de 15 nationalités différentes vivront et travailleront ici. "Certains emménagent ici avec leur famille", précise Urban. "D'autres ont changé de résidence six ou sept fois, un peu comme les diplomates. Pour booster l'esprit d'équipe, on organise des événements familiaux et des afterworks. Et, trois fois par an, ils prennent une semaine de congé."

Les petits bateaux AC40 n'ont pas seulement servi à l'entraînement: ils ont également été utilisés pour les deux régates préliminaires. La première s'est déroulée en Espagne, où Alinghi Red Bull Racing a terminé cinquième. Fin 2023, à Jeddah, l'équipe s'est classée troisième. Mais le 13 juin, lors d'une séance d'entraînement dans le port de Barcelone, le mât de BoatOne s'est brisé. La construction d'un nouveau mât s'est imposée, doublée d'une course contre la montre, mais fin août, il était prêt. Lors de la dernière prérégate, l'équipe n'a obtenu qu'un point, terminant à la dernière place ex æquo.

Les skippers de la Coupe de l'America 2024: Paul Goodison, Arnaud Psarofaghis, Peter Burling, Ben Ainslie, Francesco Bruni et Quentin Delapierre.
©Oriol Castello Arroyo / Alinghi Red Bull Racing

Île de Wight

La compétition proprement dite a commencé. Que peut-on gagner? "Le prestige et le droit de définir les règles de la prochaine", répond Arnaud Psarofaghis, un des trois skippers, membre d'Alinghi depuis 2016. Qu'est-ce qui rend la Coupe de l'America si mythique? "C'est le plus ancien trophée sportif international", explique-t-il. "Tout a commencé en 1851. Lors d'une régate à l'île de Wight, en Grande-Bretagne, le New York Yacht Club remporte le trophée avec le bateau America, d'où le nom Coupe de l'America."

"Ce qui rend la Coupe unique, c'est le 'Deed of Gift'", explique Joseph Ozanne, qui y a participé à quatre reprises avec différentes équipes et travaille comme simulateur au sein de l'équipe de design. "Dans ce document historique sont repris les concepts, règles et principes essentiels", précise-t-il. "Il stipule que le vainqueur organise l'édition suivante et accède directement à la finale en tant que tenant du titre. Ce vainqueur, en collaboration avec un représentant des challengers, établit également les règles de l'édition suivante. Ce document, appelé 'box rule', reprend les directives sur le parcours et la conception des bateaux. C'est unique, car on ne sait jamais à l'avance ce qui va se passer."

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"C'est génial que les règles changent à chaque édition", commente Psarofaghis. "Le fait que chaque équipe doive construire son bateau booste le défi technologique. C'est comme si une équipe de Formule 1 devait concevoir une nouvelle voiture chaque année, et en fonction des choix du vainqueur de la saison précédente. Cette année, nous n'avons le droit de construire qu'un seul bateau et des éléments, comme les foils, ne peuvent être modifiés que dans certaines limites. Les règles concernant l'équipage sont aussi strictes: il faut être Suisse ou avoir vécu en Suisse pendant 18 mois au cours des trois années précédant mars 2021."

Il n'y a pas de sélection: toute équipe respectant les règles peut s'inscrire. "Pour une nouvelle équipe, il est très difficile d'entrer dans la Coupe de l'America", ajoute Psarofaghis. "Avec les Français, nous sommes les seuls à ne pas avoir participé en 2021. En termes d'expérience, cela fait une grande différence. Nous avons bien 10 à 15 personnes qui étaient présentes à l'époque, mais elles ne sont pas à bord. Par conséquent, nous devons travailler beaucoup plus pour atteindre le même niveau. C'est nous contre le reste du monde." Ce Genevois a appris à naviguer sur un Optimist. "Mon grand-père, mon père et mon oncle étaient également marins. J'ai toujours éprouvé un sentiment de liberté sur un bateau. À 15 ans, j'ai eu l'opportunité de suivre une formation en design de voiliers. Ensuite, j'ai travaillé pendant 17 ans sur le développement de bateaux, avant de pouvoir naviguer avec des top équipes comme Groupama, Gitana, Team Tilt et l'équipe néo-zélandaise de SailGP. La Coupe de l'America me paraissait un rêve inaccessible. Jusqu'à aujourd'hui!"

Comme chaque membre de l'équipage, il s'entraîne quotidiennement pendant une heure à une heure et demie - pour le "power group", c'est deux à cinq heures. Il y a aussi une grande part de travail intellectuel. "Avec certaines équipes, je devais me consacrer aux régates, mais là, je collabore aussi avec les designers et les ingénieurs pour contribuer au développement du bateau. Chaque jour, nous nous demandons comment le rendre plus rapide. Chaque équipe veut gagner, sinon elle ne participerait pas."

Suisse, Arnaud Psarofaghis a pourtant la voile dans le sang. "C'est génial que les règles changent à chaque édition. Et le fait que chaque équipe doive construire son bateau booste le défi technologique."

Aérospatiale

L'organisation des équipes est comparable à la Formule 1, estime Ozanne. "Au sein de l'équipe, certains développent le bateau, d'autres le construisent, d'autres analysent des données, etc. Le bateau est un véritable concentré de high-tech: il intègre les technologies de précision les plus pointues du monde de la voile. Nous utilisons également l'intelligence artificielle, par exemple pour faire fonctionner le simulateur de manière autonome. Cela nous permet de générer et d'analyser des données en continu, pour concevoir le bateau idéal, qu'il s'agisse de la forme des voiles, du design de la coque, etc. L'équipage s'entraîne également sur le simulateur pour affiner ses compétences en navigation. Et nous analysons les statistiques des 10 ou 15 dernières années pour anticiper les conditions auxquelles nous pourrions être confrontés."

Bien qu'il ait étudié l'ingénierie aérospatiale, il a toujours évolué dans le monde de la voile. "Des domaines qui ont de nombreux points communs", explique-t-il. "Ces 20 dernières années, beaucoup de choses ont changé. Les foils posent des défis spécifiques similaires à ceux d'un avion, notamment en matière d'équilibre. Nous avons également beaucoup plus de matériel et de logiciels à bord. Par exemple, la voile est contrôlée par joystick plutôt que par cordages, car les forces en jeu sont trop importantes et les bateaux, trop rapides. Nous investissons beaucoup dans le développement des interfaces personne-machine, c'est-à-dire l'interaction entre le marin et le bateau. Le gouvernail est équipé d'une quinzaine de boutons de commande. Tout est devenu extrêmement complexe. Pour naviguer une seule journée, il faut mobiliser cinquante personnes."

"Au départ, j'hésitais à m'engager pour près de trois ans", avoue Urban. "Et puis, j'ai réalisé qu'il s'agissait de la Coupe de l'America, ce qui, pour moi, est un événement plus prestigieux que les Jeux olympiques. Bien sûr, j'ai beaucoup de respect pour les athlètes olympiques et leur engagement. Mais, si ces derniers rêvent de la Coupe de l'America, l'inverse n'est pas forcément le cas."

Régates éliminatoires

La Coupe Louis-Vuitton, qui a débuté le 29 août et se compose de régates éliminatoires entre les cinq challengers, précède la Coupe de l'America. Lors de chaque régate, les challengers s'affrontent dans des régates de 20 minutes à 1V1. Le vainqueur remporte un point, le perdant zéro. Après les deux premiers round robins, une équipe sera éliminée ce week-end. Les demi-finales se dérouleront du 14 au 19 septembre, suivies de la finale, du 26 septembre au 7 octobre. Du 12 au 27 octobre, le vainqueur de la Coupe Louis-Vuitton affrontera le tenant du titre, la Nouvelle-Zélande, lors de la Coupe de l'America. La première équipe à obtenir sept points deviendra le defender de la 38e Coupe de l'America.

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