Un homme d'affaires excentrique a réussi ce que personne ne croyait possible: faire du vin sur un atoll paradisiaque de l'océan Pacifique, à 22.000 kilomètres de la France.
Le bleu de l'eau fait presque mal aux yeux. D'une main ferme, Kohueinui Landry pilote son bateau à moteur entre les récifs de la lagune. Après un quart d'heure de navigation, il manoeuvre habilement entre les rochers pour aller s'amarrer sur une petite jetée.
"Nous avons dû faire sauter le chenal avec de la dynamite, sans quoi nous ne serions jamais arrivés ici", explique-t-il en nous indiquant le chemin entre les hauts palmiers. La fierté se lit sur son visage quand, une centaine de mètres plus loin, il nous montre le vignoble qui s'étend devant nous.
La vue est irréelle: sous le soleil équatorial, les pieds de vigne sont plantés symétriquement, bordés de cocotiers, de bananiers et de champs de canne à sucre. Au loin, nous entendons les vagues de l'océan, une nuée d'oiseaux vole par-dessus nos têtes. Entre les vignes, nous découvrons, sur le sol, ce qui rend ce vignoble si singulier: il est couvert de petits débris de corail. Voici donc le terroir le plus fou pour un vin: un récif corallien à quelques 22.000 kilomètres de la France!
Volcan englouti
Nous sommes à Rangiroa, un atoll à une heure de vol de Tahiti, une des 118 îles de Polynésie française, confettis éparpillés au milieu de l'océan Pacifique sur une superficie de 2,5 millions de kilomètres carrés. Avec une circonférence de 260 kilomètres et un lagon aussi grand qu'une mer intérieure, Rangiroa est le deuxième plus grand atoll du monde.
Il est né d'un volcan englouti, dont seuls les récifs coralliens qui forment un anneau autour de la côte sont le témoin de ce passé géologique agité. Cet anneau est très fin: la distance entre la lagune et l'océan n'est que de cinq cents mètres environ.
C'est sur cette bande étroite qu'est planté le vignoble de 6 hectares. Tous les matins, Landry part avec six collègues d'Avatoru, le village le plus important de Rangiroa, pour un trajet en bateau-navette d'un quart d'heure pour travailler sur le vignoble: il faut désherber, tailler ou fixer les grappes de raisins sous les feuilles pour les protéger du soleil brûlant.
S'il fait trop chaud, ils ouvrent une noix de coco à l'ombre des palmiers pour étancher leur soif. Et, sur le chemin du retour, ils pêchent des poissons pour leur repas.
Deux fois par an, ils sont rejoints par quelques dizaines de villageois pour les vendanges. Ici, en Polynésie française, à quinze degrés sous l'équateur, il n'y a pas d'hiver digne de ce nom, si bien que les vignes ne connaissent pas d'hibernation végétative.
"Directement après les vendanges, nous taillons les plants. Elles se remettent à pousser et produisent à nouveau des raisins, qui seront mûrs cinq mois plus tard", explique Landry. Les raisins sont transportés en bateau jusqu'à Avatoru, où ils sont pressés et mis en barriques en inox, avant de mettre le cap sur Tahiti pour la mise en bouteille.
Parcours d'obstacles
Par une nuit de pleine lune, des crabes sont apparus, venus de toutes parts. Le lendemain matin, ils avaient mangé toutes les feuilles des vignes!
Quelques jours plus tard, nous rencontrons Dominique Auroy, l'excentrique propriétaire de ce domaine. Nous lui demandons quel est le défi le plus fou auquel il a été confronté dans cette aventure viticole: "Les crabes! Par une nuit de pleine lune, des crabes sont apparus, venus de toutes parts.
Le lendemain matin, ils avaient mangé toutes les feuilles des vignes!" Ce n'est là qu'une des anecdotes surréalistes que raconte le Français au sujet du parcours d'obstacles qui est le sien depuis près de vingt ans pour produire un vin digne de ce nom à Tahiti.
Les premières vignes qu'il a importées de France et plantées en divers endroits de Polynésie française n'ont pas fait long feu. Aux Marquises, le gouverneur local ne les voyait pas d'un bon oeil. À Moorea, elles se sont desséchées après avoir été trop arrosées. À Tahiti, elles ont dépéri après une grève à l'institut de recherche. Mais, contre toute attente, elles ont prospéré sur les atolls isolés, chauds et secs situés au nord.
"L'avantage, c'est qu'ici, elles ont plus de soleil qu'à Tahiti", explique Auroy. "Curieusement, c'est la lumière du soleil qui est l'un des plus grands défis de la viticulture locale. En Europe, vous avez jusqu'à 15 heures de soleil par jour pendant le processus de maturation. Comme nous sommes sous les tropiques, nous n'en avons que dix, ce qui fait une grande différence."
L'eau est aussi un défi: les vignes sont arrosées trois fois par mois avec de l'eau provenant des nappes phréatiques. Et le sol corallien est fertilisé avec des résidus de cocotiers.
Dauphins surfeurs
Auroy nous accueille dans sa demeure avec vue sur la côte de Tahiti. Il nous offre une visite guidée de ce qui doit être une des plus grandes collections privées consacrées au vin: 1.500 pièces, dont des amphores grecques anciennes, des charrues médiévales et des gobelets à vin chinois.
L'homme d'affaires a fait fortune en arrivant ici en tant qu'employé de l'entreprise publique responsable des essais nucléaires français en Polynésie, avant de se tourner vers l'immobilier, l'approvisionnement en électricité et l'importation de boissons.
En passant devant une imposante cheminée ("juste là pour la convivialité: quand je fais une flambée, je mets la climatisation"), il nous conduit à sa cave privée de 20.000 bouteilles, d'où il sort, l'air de rien, un Romanée-Conti 1875 et un Reine Pédauque 1943. Il est également fier des petites bouteilles du millésime 2000, dans lesquelles il conserve le vin rouge de ses premières vendanges à Rangiroa, soit 50 kilos de raisins.
Les cépages carignan, grenache et muscat de Hambourg produisent 30.000 bouteilles, dont une partie est exportée en France. "Quand je me suis lancé dans ce projet, tout le monde m'a pris pour un fou. Mais, toute ma vie, c'est ce qui m'a motivé: rendre possible l'impossible. Cela ne m'a encore rien rapporté sur le plan financier, au contraire, mais je voulais prouver ce que tout le monde croyait impossible: même dans des régions comme celle-ci, on peut faire un bon vin!"
Nous le goûtons sur place, sur ce qui est sans doute la plus belle terrasse de Rangiroa, voire de toute la Polynésie française, la pension Les Relais de Joséphine. C'est un charmant hôtel qui surplombe le canal naturel qui va de l'océan à la lagune. Des stars comme Catherine Deneuve ou Roman Abramovich connaissent bien cette adresse: ils viennent pour l'excellente cuisine française, mais aussi pour le spectaculaire phénomène naturel qui s'y déroule deux fois par jour.
À marée basse, l'eau qui s'écoule du lagon crée un contre-courant, avec de grosses vagues qui forment le terrain de jeu d'une soixantaine de dauphins: ils surfent dans les vagues et font des sauts spectaculaires pouvant atteindre six mètres de haut. La terrasse de Joséphine est idéale pour admirer ces bonds de joie, et le cadre parfait pour ouvrir deux bouteilles du vin blanc élaboré à cinq kilomètres de là à vol d'oiseau.
Fûts de chêne
Bien qu'ils aient déjà remporté deux médailles d'argent au concours français des Vinalies® Internationales, on ne peut pas vraiment parler de vins de qualité en ce qui concerne les vins de Tahiti. Le Blanc de Corail est un vin avec beaucoup de fraîcheur, une acidité remarquablement élevée et une minéralité serrée. Au nez, il présente des arômes de banane et de pêche.
Le Clos du Récif, un peu plus haut de gamme, est un blanc de rouge, élaboré à partir du cépage carignan rouge et partiellement élevé en fûts de chêne. Le vin s'ouvre sur un nez épicé. La bouche est plus ronde et plus complexe.
Joséphine, la propriétaire de la pension du même nom, nous rejoint et nous montre un aileron de requin qui fend l'océan, juste devant la terrasse. "Rangiroa est l'un des sites de plongée les plus spectaculaires du monde.
Grâce à son vin, Dominique Auroy a réussi à faire connaître l'île à d'autres touristes qui viennent pour se reposer, font du vélo sur la seule route de l'atoll et s'installent ici pour boire un verre en regardant les dauphins. Pourquoi faudrait-il parcourir 22.000 kilomètres pour s'asseoir au bord de la piscine d'une chaîne internationale, semblable à toutes les autres? Les gens sont à la recherche d'expériences et de concepts uniques et, avec ce vignoble, Dominique Auroy y répond parfaitement."