Si le Rambagh ressemble à un palais, c’est parce c’en était un. À l’époque où le maharajah et la maharani de Jaipur y vivaient, la reine Elizabeth et Jackie Kennedy venaient y prendre le thé. Aujourd’hui, il ne faut plus être une tête couronnée pour profiter des pétales de rose, des serviettes rafraîchies et des ronds de serviette en or. Bienvenue en coulisses.
Son Altesse Royale la Maharani Rajmata Gayatri Devi, Princesse de Jaipur, était sous le choc. Pas simplement choquée, mais, comme elle l’écrit elle-même dans ses mémoires, “shocked beyond belief”. En effet, au printemps 1957, elle apprend que le maharajah, son époux bien-aimé, a l’intention de transformer leur maison en hôtel.
La belle maharani avait déjà dû avaler des couleuvres quelques années plus tôt: depuis l’indépendance de l’Inde, en 1947, les maharajahs étaient privés de leurs titres officiels ainsi que de leurs privilèges et possessions (à l’exception de leur résidence principale). L’effectif du personnel de son cher Rambagh Palace, où elle vit depuis son mariage, était passé de 200 employés à un modeste 50.
Cependant, le maharajah se montre inflexible (il fallait bien manger) et c’est ainsi que le Rambagh Palace et sa centaine de chambres devient le premier palais royal indien transformé en hôtel. Par la suite, nombreux sont les palais qui font de même. Mais aucun ne peut rivaliser avec la splendeur du Rambagh Palace, construit au début du XIXème siècle.
En effet, qui d’autre que Gayatri Devi pourrait dire qu’elle a reçu la reine Elizabeth pour le thé, tout comme Jackie Kennedy, les présidents Roosevelt et Khrouchtchev, ainsi que pratiquement toutes les stars hollywoodiennes dignes de ce nom? “I felt miserable”, écrivait-elle. “I had come to Rambagh as a bride and it had been my beloved home for more than half my life. And now others will sleep in my bed.”
Personnellement, je suis très reconnaissant au maharajah: aucun autre hôtel au monde n’est aussi splendide que le Rambagh Palace, sans doute le plus beau de tous les Taj Hotels. Avec un service à la hauteur. À l’aéroport, vous êtes attendu non seulement par une voiture avec chauffeur, mais aussi par un palefrenier, qui prend place à côté du chauffeur dans le seul but de vous accueillir et de vous remettre une serviette rafraîchie en cours de route.
Pluie de pétales de rose
À l’arrivée à l’hôtel, le parsemeur de pétales de roses vous attend déjà en haut de l’escalier. Il ne commence pas avant que le porteur de parasol ne tienne un parasol orné de fil d’or au-dessus de votre tête afin que les pétales de rose ne vous effleurent pas. Avant même que vous ne soyez à l’intérieur, vous avez déjà quatre membres du personnel d’accueil sur les talons.
Et c’est sans compter sur l’armée de portiers et le comité d’accueil qui attendent dans le hall: le general manager, le team leader du palace service, l’executive assistant manager et notre personal butler, Parvinder Singh Bual.
L’effectif est d’environ 300 employés, soit 100 de plus que n’avaient Gayatri Devi et sa famille. Étant donné qu’ils n’étaient que quatre et que l’hôtel compte 79 suites, on arrive à une occupation maximale de 158 clients. Le ratio est donc d’environ deux employés par client, un niveau sans précédent par rapport aux normes occidentales. Il faut dire qu’il y a aussi du personnel dont les tâches sont inexistantes chez nous.
Comme le ‘pigeon boy’. Bien que Rajendra ne soit plus tout jeune (il a 52 ans), son titre officiel est donc ‘pigeon boy’. Vêtu de blanc, turban rouge, il est équipé d’un morceau de tissu blanc et d’un bâton. Avec celui-ci, il frappe la toile blanche afin de chasser les pigeons. Toute la journée, il se promène dans l’hôtel, à travers les innombrables cours, les vastes terrasses et l’immense parc où règnent pas moins de 250 paons. Mais ceux-ci sont nobles. Contrairement aux pigeons, la plèbe qui doit être chassée.
Si les pigeons pouvaient s’apitoyer, ils regarderaient Rajendra avec commisération. Lorsqu’il frappe sa toile, ils s’envolent un moment, presque par sens du devoir, avec un côté ennuyé genre “c’est reparti”, plus par habitude que par peur, avant de se poser ailleurs une seconde plus tard.
Je lui demande: "Ce n’est pas vraiment utile n’est-ce pas?"
"No", répond-il.
"Depuis combien de temps faites-vous ça?"
"Twelve years."
"Bon travail?"
"Yes sir, very nice work."
Autre métier qu’on ne trouve pas chez nous: le gardien de la vaisselle. Son espace de travail est le restaurant Suvarna Mahal (‘palais doré’) qui, en termes de décoration et de mobilier, n’a pas bougé depuis le temps où le maharajah y donnait de grands dîners officiels. On y mange dans des assiettes en or, avec des couverts en or et on boit dans des gobelets en or. Même les ronds de serviette sont en or. Le seul inconvénient, c’est que l’or ne peut pas aller au lave-vaisselle.
C’est là qu’intervient le gardien de la vaisselle, dont le travail consiste à laver et à faire briller l’or et, surtout, à la compter car je n’ai certainement pas été le premier à avoir été tenté de glisser une cuillère à café dans mon sac en la faisant passer de ma serviette à mes genoux.
Quand les serveurs rapportent les assiettes sales à la cuisine, ils doivent d’abord passer par lui. Il s’appelle Ajaat et c’est lui qui compte, lave et lustre. Ensuite, il la remet dans le vaisselier en or, devant lequel, tel un gardien de musée, il reste toute la soirée avant de le fermer à double tour à la fin de son service.
Bien articuler
Des douzaines de gardes sont présents dans l’hôtel et aux alentours. À sept heures du matin, ils sont à l’appel pour recevoir les instructions du jour: quels clients arrivent, lesquels repartent, qui est suffisamment important pour bénéficier de personnel supplémentaire, qui peut amener ses propres gardes du corps...
Cela se passe sur le parking des quartiers du personnel, caché derrière de beaux buissons , à l’abri du regard des clients. C’est là que se trouvent les vestiaires et les salles de réunion, la cantine du personnel, l’infirmerie, les entrées des fournisseurs et les couloirs sans fin reliant les différents espaces.
Sur les murs, de grandes affiches montrent le “membre du personnel de la semaine” (qui reçoit une prime) ainsi que diverses règles de conduite strictes: "Le personnel doit s’exprimer clairement, avec des phrases complètes bien articulées" et "Si une erreur a été commise, le membre du personnel doit se répandre en excuses pour le désagrément occasionné, mettre tout en œuvre pour y remédier et en informer immédiatement le butler du client concerné, qui proposera directement une compensation appropriée."
Dans mon cas, une brève panne de la climatisation dans ma suite a été suivie d’un océan de fleurs, accompagnées d’une lettre d’excuse manuscrite déposée près de chaque vase par le team leader Junaid. Dans la lettre, il exprime l’espoir que cet incident n’aura pas nui à mon séjour au point d’affecter mon plaisir ou d’influencer négativement ma perception de l’hôtel. Je n’ose pas lui dire que je n’avais même pas réalisé que la climatisation était hors service …
Au-dessus de l’entrée du bâtiment du personnel figure le conseil le plus important: ‘Respect and concerns for others’. Avec en dessous, l’injonction d’aimer son travail (‘We care for our work…’), mais aussi de l’apprécier intensément (‘… and we enjoy it immensely!’).
Livres
Au crépuscule, alors que les paons ferment enfin leur bec (comment d’aussi beaux oiseaux peuvent-ils pousser des cris aussi déplaisants?), que les ombres s’allongent et que les clients se préparent dans leur suite pour le dîner, le personnel fait des heures supplémentaires.
Une armée de très jeunes employés allume des centaines de bougies sur les terrasses et dans les salles (un spectacle vraiment enchanteur, comme si le maharajah allait apparaître), tandis que des cocktail shakers se préparent à la soirée dans la Chamber of Princes, où le general manager Manish Gupta offre aux clients mets et boissons (“Dear Weyel Sahib” m’avait prié la lettre calligraphiée à la main déposée dans ma suite, “May I have the pleasure of inviting you to join us today for cocktails?”).
Avec de visibles efforts, les coursiers les plus forts traînent une lourde corde sur les chemins de gravier pour aplanir les traces de pas. La palmiste s’installe sur la terrasse sud tandis que, sous les quartiers du personnel, les danseurs et musiciens s’habillent pour le spectacle du soir dans le jardin.
Le chef Sameer Shah cueille des herbes fraîches dans le jardin aromatique pour le dîner et les femmes de chambre parsèment de fleurs le sol des suites, pour accueillir les invités à leur retour.
"C’est le rush", déclare Vandana, responsable de l’entretien: "Tout le monde est sur le pont". Les petits magasins installés dans les couloirs du palais ouvrent leurs portes, parce c’est le soir qu’on vend le mieux, quand les clients, un peu pompettes, ne sont plus aussi effrayés par les prix.
Car bien entendu, il ne s’agit pas de simples boutiques de souvenirs, mais de filiales des joailliers indiens les plus prestigieux, qui vendent des bijoux typiquement indiens -des cascades de diamants roses, d’émeraudes gravées de motifs floraux et de perles à n’en plus finir.
Dans la librairie de l’hôtel, j’achète un livre au sujet du Rambagh Palace, rédigé par Gayatri Devi. Elle écrit qu’autrefois, chaque invité de sa maison avait son propre ADC, son aide de camp personnel, “to look after their needs and comfort”. Cela n’a pas changé à ce jour, même si son titre est aujourd’hui ‘butler’ et que le client dispose d’une voiture privée avec chauffeur. Hélas, cette dernière n’est pas arrivée. Pour le reste, aucune plainte à formuler.