L'architecte paysagiste bruxellois Bas Smets, ici devant son projet à Tour & Taxis, n'est pas du genre à réorganiser des plates-bandes ni à aligner des buis. Son action va plus loin: "Nous avons une méthode et une logique plutôt qu'un style."
L'architecte paysagiste bruxellois Bas Smets, ici devant son projet à Tour & Taxis, n'est pas du genre à réorganiser des plates-bandes ni à aligner des buis. Son action va plus loin: "Nous avons une méthode et une logique plutôt qu'un style."
© Alexander Popelier

"Dans un paysage, il n'est pas question d'ego"

"Je fais du parachutisme. Je lis beaucoup mieux un paysage vu d'en haut." En dix ans, les projets réalisés de Londres à Hong Kong ont hissé l'architecte paysagiste belge Bas Smets sur la scène internationale. À la veille de son curatorat à la biennale Agora de Bordeaux, entretien sur l'acupuncture, les éclipses solaires et l'ego de Frank Gehry.

Inauguré: le jardin suspendu 'hallucinogène' de 34 étages du Mandrake Hotel à Londres. Livré: le paysage environnant la A11 qui s'étend de Bruges à Knokke-Heist. Commencé: l'intervention paysagère en Espagne autour des Solo Houses, un projet de 15 villas signées par de grands architectes. Au programme à partir du 14 septembre: le curatorat d'Agora, la biennale d'architecture, d'urbanisation et de design de Bordeaux.

Je ne tiens pas à apposer ma marque. Je ne suis pas Lady Gaga. Notre point fort, c'est notre méthode, notre approche analytique.
Bas Smets
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Pas mal pour le bureau de Bas Smets, fondé il y a à peine dix ans et qui emploie 17 personnes. Et ce, depuis Bruxelles, même si le plus célèbre architecte paysagiste belge vit plutôt entre notre capitale et Paris. "Je me rends en moyenne dans trois pays par semaine", explique-t-il. "L'an dernier, j'ai fait 73 déplacements à l'étranger. J'adore voyager! L'avion me permet de voir le monde d'en haut: c'est mon point de vue préféré pour lire un paysage. Vous ne serez pas surpris d'apprendre que mon hobby est le saut en parachute: il n'y a rien de plus génial que de sauter d'un avion. Ou d'une montgolfière, comme je l'ai fait à Los Angeles. J'ai cent cinquante sauts à mon actif."

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"Pour moi, ce n'est pas le shoot d'adrénaline qui compte, mais le contrôle. Je suis très calme. Si c'est dangereux? Non, je n'y pense pas! Quand je saute, je ne doute pas que mon parachute s'ouvrira et je me consacre à mes mouvements. Quand le parachute s'ouvre, je ne pense pas à l'atterrissage. Évaluer les étapes une à une, telle est la clé. Beaucoup de gens sont stressés parce qu'ils voient tous les dangers simultanément, alors qu'il faut diviser un saut en phases gérables. C'est une question de priorités et de focalisation. Il y a une différence entre les choses importantes et les choses urgentes. Une idée que j'ai piquée à Winston Churchill: il faisait la distinction entre l'importance et l'urgence et divisait sa journée selon ce principe."

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Bas Smets est le curateur de la biennale Agora de Bordeaux qui se déroulera du 14 au 24 septembre..
Bas Smets est le curateur de la biennale Agora de Bordeaux qui se déroulera du 14 au 24 septembre..

Rôle écologique
La Biennale de Bordeaux est sa priorité actuelle. Il y est question de 'augmented landscapes', des paysages à la fois fonctionnels et performants. "Un paysage n'est jamais beau pour rien. Il n'est pas créé pour des raisons purement esthétiques. Dans le paysage flamand du XVIIIème siècle, les terres agricoles étaient bordées de haies. C'était très beau, mais ce n'était pas la raison de leur présence: ces haies arrêtaient les animaux et le vent, et fournissaient du bois de chauffage. Le paysage des polders le long de l'A11 est beau, mais purement fonctionnel: chaque arbre et chaque canal a été aménagé par l'homme. Je tiens à ce que mes paysages jouent leur rôle écologique. Ils doivent "prester". Nous serons bientôt 8 milliards sur notre planète. Quand j'étais étudiant, nous n'étions que 4 milliards. L'air que nous respirons à Bruxelles ne vient pas seulement de la forêt de Soignes, mais aussi des arbres et des parcs que les paysagistes plantent en ville. En ce sens, nous avons une grande responsabilité", souligne-t-il.
Le jeune paysagiste n'est pas seulement curateur de la biennale: il a aussi réalisé douze films de villes et de paysages qu'il y présentera en avant-première, dont un sur Singapour, "ville-état conçue comme un grand jardin" et une sur Hong Kong, "construite sur une montagne instable dans laquelle 250 millions de dollars de béton sont injectés chaque année pour la soutenir. Une bombe à retardement."
Ces films sont le regard que le Bruxellois porte sur la terre et le paysage. Pour lui, il ne s'agit pas des fleurs d'une plate-bande ni d'une haie de buis. Il creuse plus profondément. Il voit plus loin. Il étudie avec plus de précision.

"Notre bureau n'a pas de style spécifique, mais une méthode et une logique reconnaissables. La recherche est au coeur de notre travail. Le point de départ est souvent une photo aérienne. Google Earth et les drones sont mes outils favoris. Ce n'est que d'en haut que l'on voit comment un paysage a évolué. Pour chaque projet, nous réalisons une étude géologique. Pourquoi un paysage ressemble-t-il à ça? Comment a-t-il vu le jour, comment était-il autrefois et comment pourrait-il être? Quel est le meilleur paysage possible caché sous le paysage existant? Avant d'intervenir, nous voulons comprendre pourquoi un paysage a des montagnes, des rivières ou des arbres."

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Bas Smets a dessiné le paysage qui entoure les tours de Frank Gehry sur un site industriel abandonné du XIXème siècle près d'Arles.
Bas Smets a dessiné le paysage qui entoure les tours de Frank Gehry sur un site industriel abandonné du XIXème siècle près d'Arles.

Étude cartographique
L'architecte serbo-chilien Smiljan Radic peut en parler aussi. Pendant tout un week-end, il a sillonné avec Bas Smets les environs des Solo Houses pour trouver le meilleur endroit pour construire le Solo Hotel. Il voulait l'implanter dans un espace ouvert mais, sur base d'une étude cartographique, les deux hommes ont trouvé un emplacement beaucoup plus intéressant. "Même si, pour cela, nous avons dû grimper et traverser une forêt. Sans étude cartographique, nous n'aurions jamais trouvé cet endroit."

Bas Smets voudrait tracer sur tous les arbres de ce paysage une ligne blanche, à une hauteur bien précise. "Une mesure abstraite, que l'on ne voit et ne ressent pas dans la nature, mais que cette petite intervention rend soudain visible. Nous faisons comme de l'acupuncture dans la réalité: nous activons le paysage par une intervention minimale, mais systématique." Comme, par exemple, dans le parc autour de Tour & Taxis à Bruxelles. Smets a conçu la trace de l'ancienne voie ferrée du site comme une rivière fictive, affluent possible de la Senne. "Nous avons fait du ballast un bassin d'eau souterrain et avons élevé le reste en une vallée que la rivière aurait pu creuser. De la science-fiction basée sur une étude relative à la manière dont les espaces verts bruxellois ont été façonnés par la Senne."

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Planète et système solaire
Bas Smets est né à Hasselt et a grandi au Congo. À 17 ans, il se rend aux États-Unis avec l'organisation d'échanges AFS. "Certains se sont retrouvés à Minneapolis, d'autres au Texas. Moi, c'était l'Oregon. D'abord, je me suis demandé ce que j'allais bien pouvoir y faire, mais, ensuite, ce séjour a changé ma vie: j'ai découvert la puissance de la nature. L'Oregon est composé à 80% de forêts. Après l'école, nous allions skier à Mount Hood." Il en a gardé une passion pour les États-Unis et les écosystèmes. "Je suis retourné dans le nord-ouest des États-Unis cet été. Je voulais vivre en direct l'éclipse solaire totale du 21 août. C'est le genre de phénomène naturel qui vous fait comprendre que notre planète n'est qu'une partie du système solaire."

Le jardin suspendu “hallucinogène” de 34 étages du Mandrake Hotel à Londres.
Le jardin suspendu “hallucinogène” de 34 étages du Mandrake Hotel à Londres.

Biosphère et biotopes
C'est également ce qu'il a ressenti ce printemps, en visitant Biosphère 2. "En Arizona, John Polk Allen a reconstitué les cinq écosystèmes les plus importants de notre planète dans une même serre complètement fermée: 1.900 m² de forêt tropicale, 1.400 m² de désert, 850 m² d'océan, 450 m² de mangrove et 1.300 m² de savane. Entre 1991 et 1993, huit personnes ont vécu dans ces simulations d'écosystèmes. J'ai parlé à certains des participants. Ce qui est fou, disent-ils, c'est que l'on se rend compte que l'air que l'on respire est produit par ces plantes de serre. Sous cette cloche, on sent bien comment tout ce qui se trouve dans la nature est connecté en un seul système fermé. Dans Biosphère, la température pouvait être augmentée pour étudier son effet sur ces biotopes. Le monde est leur laboratoire. Des microbiologistes étudient la nature dans une boîte de Pétri à l'échelle mondiale."

Après l'Oregon, le Bruxellois a entamé une formation en mathématiques pures à la KU Leuven. "Je voulais étudier quelque chose d'aussi abstrait et vaste que possible, mais mon père m'a poussé à passer l'examen d'entrée en polytechnique, au cas où. En fin de compte, j'ai passé mes premiers mois à la faculté de philosophie, car les mathématiques étaient trop 'nerdy' pour moi."
Ne sachant plus quoi étudier, il demande conseil à ses parents. Ceux-ci lui suggèrent de dîner avec leurs amis qui avaient un métier intéressant. "Pendant deux semaines, chaque soir j'ai eu un tête à tête: avec un ingénieur, un chirurgien, un économiste, un philosophe et un professeur. L'un d'eux, professeur en faculté d'architecture, m'a conseillé de devenir urbaniste: "Le travail le plus beau et le plus frustrant du monde: tout ce que tu imagines, tu ne peux pas le réaliser toi-même". Son discours m'a convaincu, mais il fallait commencer par décrocher un diplôme d'architecture. La science et la physique me plaisaient; le dessin beaucoup moins mais je l'ai quand même obtenu."

"Ce professeur m'a ensuite proposé une bourse de doctorat sur l'urbanisme paysager. Comme je n'y connaissais rien, j'ai proposé d'aller travailler comme stagiaire chez l'architecte paysagiste français Michel Desvigne. Il n'était pas si connu à l'époque, son bureau ne comptait que cinq personnes. Très vite, je suis devenu le numéro deux et j'ai travaillé avec des architectes de renommée mondiale, comme I. M. Pei, Rem Koolhaas et Norman Foster, pour créer les paysages autour de leurs réalisations architecturales. Côtoyer si jeune de tels egos fut extraordinaire. Vous devez pirater leur logique avec une intelligence flexible."

Au bout de sept ans, Bas Smets considère qu'il a fait le tour de la question, même si le bureau jouit d'une réputation mondiale. Finalement, il n'obtiendra jamais de doctorat: il préfère ouvrir son propre bureau à Bruxelles. C'était il y a dix ans. Et aujourd'hui, le moment d'une première monographie est donc venu. "Ce livre doit être créé à la manière d'un paysage", explique-t-il. L'ouvrage sera publié l'année prochaine.

Le paysage des alentours de la A11 qui relie Bruges à Knokke-Heist.
Le paysage des alentours de la A11 qui relie Bruges à Knokke-Heist.
© Michiel de Cleene

Ginkos à Anvers
Cette humilité envers l'environnement est typique de l'attitude de Bas Smets. Et, surtout, de la différence avec le mode de conception habituel des architectes. "Ils dessinent un objet dans un contexte. Ils apposent leur sceau sur l'environnement. Et on ne peut rien changer à leur projet, sans quoi il ne serait plus parfait. Avec le paysage, c'est complètement différent. Personne ne sait quand les arbres ont été plantés. Qui connaît le créateur de Central Park à New York? Personne ne sait que la majeure partie de la nature a également été dessinée. Nous ne concevons pas d'objets. Notre sceau est invisible. Je veux séparer le paysage de l'architecture. Nous sommes trop souvent associés, comme un petit frère."

Pourtant, les gens comme lui portent au moins autant de responsabilité vis à vis de l'environnement que ces architectes 'totalitaires'. "Il faut parfois se battre pour certaines interventions. Dans le centre d'Ingelmunster, nous avons planté des métaséquoias qui ont énormément grandi depuis. Pour le projet immobilier Nieuw-Zuid à Anvers, nous avons planté des ginkos le long des avenues. En effet, en raison du revêtement des rues et de la réflexion extrême des bâtiments, les arbres indigènes 'normaux' ne résistent pas à ce 'climat désertique': si on y plante des chênes, ils vont dépérir très vite. D'ailleurs, cette discussion sur les espèces indigènes ou non est dépassée, surtout avec le réchauffement climatique. Si les viticulteurs français n'avaient pas pu importer de pieds de vigne américains, il n'y aurait plus de vin français."

Smets a déjà 300 projets à son actif et des réalisations dans 12 pays. "Nous devons faire dix fois plus de projets qu'un architecte, car nos honoraires sont dix fois moins élevés. Et parce qu'il y a généralement peu de budget pour les interventions paysagères", reconnaît-il.

La nature balaye automatiquement votre écriture: vous ne pouvez pas voir où commence et où finit la création.
Bas Smets

Parfois, ce budget serré est justement le catalyseur de solutions extrêmement originales qui deviennent alors une réalisation clé dans l'oeuvre. Comme lorsque l'artiste français Philippe Parreno l'avait contacté, en 2011. Smets et Parreno s'étaient rencontrés au club de jazz bruxellois L'Archiduc grâce à un ami commun, Frédéric Peneau, l'homme à qui l'on doit le célèbre restaurant parisien Le Chateaubriand. La demande de Parreno était originale: créer un décor de cinéma qui ressemble au paysage d'une planète naine, une planète éclairée par deux 'soleils'. "La NASA venait de découvrir que la vie était possible sur des planètes ayant plus d'un soleil. Et Philippe Parreno était fasciné par cela pour son film 'Continuously Habitable Zones'", explique Smets. Comme le tournage, prévu à cinq endroits différents en Europe, était trop cher, ils ont travaillé sur un immense terrain au Portugal. Ils ont déraciné un arbre, brûlé un morceau de paysage et ajouté de la poudre de diamant et de l'ardoise. Ce paysage extra-terrestre (un décor de cinéma, soit de la pure science-fiction), Parreno l'a éclairé avec deux sources lumineuses pour un film d'art de 14 minutes, projeté à la Tate Modern de Londres.

"Grâce à ce film, j'ai réalisé quelque chose d'essentiel", déclare Smets. "En tant que bureau, nous concevons des images fictives qui, dans la réalité, seront concrétisées par un entrepreneur. Un cinéaste fait exactement l'inverse: il produit une réalité (un décor) pour faire une image fictive (un film). Il y a quelque chose de cyclique dans notre travail: nous ajoutons une nouvelle couche à un paysage existant, mais ce n'est pas la couche finale, parce que, dans cent ans, chacun y verra le point de départ de nouvelles interventions. La nature balaye automatiquement votre écriture. Vous ne pouvez pas voir où commence et où finit la création. Dans un paysage, il n'est pas question d'ego on ego. Mais je ne trouve pas cela très grave. Je ne suis pas Lady Gaga. Je ne tiens pas à apposer ma marque. C'est à l'intelligence du projet que les gens reconnaissent notre patte. Nous n'avons pas de style spécifique, comme Gehry qui ne sait faire que du Gehry. Ce qui nous caractérise, c'est notre méthode, notre approche analytique."

De Londres à Moustique
Le film de fiction de Parreno a ainsi ouvert d'autres portes à Bas Smets. Et plus précisément, celles de Maja Hoffmann, collectionneuse d'art, mécène et héritière du groupe pharmaceutique Hoffmann-La Roche. Parreno est membre du conseil consultatif de sa fondation Luma à Arles. La Suissesse cherchait un paysagiste pour le centre culturel expérimental établi sur un ancien site des chemins de fer français. "Le courant est passé tout de suite", déclare Smets, "J'ai également pu concevoir son jardin privé à Londres et son parc sur l'île de Moustique." Tout comme le paysage dans lequel a été bâtie la tour de Frank Gehry et les bâtiments industriels désaffectés du XIXème siècle sur le site d'Arles.

"C'est un endroit bizarre: une plate-forme en béton de 10 hectares, taillée dans les rochers. Un désert de béton où rien ne peut pousser", explique-t-il. "La solution était la suivante: créer un paysage artificiel sur de ce plateau artificiel. C'est un peu comme si nous faisions de l'archéologie futuriste: nous nous sommes demandé à quoi ressemblerait le site dans 100, 1.000 ou 1 million d'années si nous laissions libre cours à la nature. Nous avons travaillé avec des botanistes et des climatologues pour créer un modèle futur. Où y aura-t-il le plus de soleil? Où le sable va-t-il s'accumuler? Quelles plantes y pousseront? Où le mistral va-t-il creuser un étang? Nous essayons de comprendre les processus qui influenceront l'environnement. Nous cherchons la logique scientifique dans le paysage. Et nous avons accéléré ces processus naturels pour arriver à une création." Bref, de la science-fiction, même si dans ce cas, la 'science' n'a absolument rien de fictif.
Agora - biennale d'architecture, d'urbanisme et de design à Bordeaux, du 14 au 24 septembre, www.agorabordeaux.fr

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