L'homme d'affaires belge Joris Ide s'est offert un cadeau original. Avec IMH, il a racheté à la fois une manufacture et une marque horlogère. Sabato est allé visiter un mini monde qui affiche des maxi prix.
"Il y a au moins dix Belges qui possèdent un vignoble dans le Bordelais, mais il n'y en a qu'un qui a ça! Regardez donc autour de vous..." Toute fierté affichée, Joris Ide (55) déambule dans sa manufacture horlogère suisse IMH. Là, 25 ouvriers spécialisés, tous en blouse blanche, fabriquent pour les grands noms du monde de l'horlogerie des composants et des prototypes complets pour des montres de luxe. De A à Z.
Aucun Belge n'a ça!Joris Ide
Dans cette petite manufacture, l'or se métamorphose en status symbol d'une valeur d'un bon million d'euros. Seuls le bracelet en cuir et le verre saphir ne sont pas fabriqués ici. Et le carnet de commandes aligne des noms aussi brillants que Vacheron Constantin (groupe Richemont) et Rolex qui, s'ils ne parviennent pas à réaliser certaines pièces chez eux, les sous-traitent à IMH.
Sans âme
C'est juste après le Nouvel An que le Belge fait l'acquisition de cet îlot de savoir-faire établi à Le Locle, un village qui se trouve entre Neuchâtel et la frontière française. Le Locle est le centre de l'horlogerie suisse: là sont établis de nombreux grands groupes. "Nous sommes uniques", affirmera l'entrepreneur à plusieurs reprises. "Bien sûr, il y a d'autres manufactures, mais elles sont dans les mains de grands groupes comme Swatch ou Richemont. Nous sommes indépendants. En plus, nous sommes les seuls à rassembler 46 métiers d'horlogerie sous un même toit, de la conception à la finition en émail. Nous avons tout pour fabriquer une montre suisse. Personne d'autre n'a ça."
Joris Ide nous emmène près d'un tour. Cylindres d'acier, d'or ou de platine entrent dans la machine pour y être tournés et fraisés en minuscules roues dentées et en vis plus fines qu'un dixième de millimètre. Il observe à travers le microscope: "Cette pièce est si petite qu'on ne peut pas voir ce que c'est à l'oeil nu. J'aime la technique." La création d'une montre de luxe est un travail de bénédictin. Pour une montre-bracelet mécanique de base avec trois aiguilles, 150 composants sont déjà nécessaires. Pour les exemplaires avec plusieurs complications (fonctionnalités complexes telles que calendrier perpétuel, indication des phases de la lune ou second fuseau horaire), il en faut jusqu'à 300. Et chaque pièce subit au moins dix traitements.
IMH est une création de l'horloger français Fabien Lamarche. Après avoir consacré la moitié de sa carrière à aider les grands groupes horlogers à industrialiser leur production et à concevoir des prototypes (notamment Roger Dubuis et Zenith), il a voulu revenir à son métier. "Même pour les montres très coûteuses, on aspire à passer à l'industrialisation. Il n'y a plus d'âme. Dans ma manufacture, je veux l'oeil de l'ouvrier pour déterminer si les composants fabriqués à la machine conviennent. Ainsi que la patience de polir à la main cette roue dentée une quatrième ou même une cinquième fois s'il le faut."
Leonard de Vinci
En 1998, il réunit les connaissances et les personnes nécessaires pour fonder sa propre manufacture. Depuis 2012, il affecte également cette équipe à sa propre marque horlogère exclusive, Julien Coudray. Un nom qui fait référence à un Français, un ami de Léonard de Vinci, qui, à la demande du roi François Ier, créa une montre dans une dague. Fabien Lamarche poursuivit cette tradition d'avant-garde à sa manière en réalisant le premier garde-temps en platine massif. Et chaque montre Julien Coudray, tant le boîtier que l'intégralité du mouvement, est en or ou en platine purs. C'est unique au monde. Et le prix est à l'avenant: de quelques centaines de milliers à un million d'euros.
Le design est classique, à une exception près. Pour se distinguer de la concurrence, les montres Julien Coudray recourent abondamment l'art de l'émaillage sur cadran. "Nous utilisons la technique de l'émaillage "grand feu" pour laquelle l'émail est chauffé à 800°C, une technique ancienne qui permet au dessin de tenir plus de deux siècles", explique Lamarche. "Les clients peuvent commander leur propre dessin." Il prend un cadran orné d'une miniature de tigre fabuleusement détaillée. "Notre émailleur y a consacré trois mois."
" Quand vous voyez ça et que vous avez déjà une marque horlogère, vous voulez l'acheter, non?" lance Joris Ide. Au début de cette année, l'entrepreneur de Flandre-Occidentale a troqué sa Lebeau-Courally pour une Julien Coudray. "C'est temporaire", assure Joris Ide. "Bientôt, j'en mettrai une à chaque poignet, comme les vrais!"
Son fils, Enzo, en porte également une. À 23 ans, il se prépare à assurer la gestion du département de luxe et de la fortune familiale. Depuis l'acquisition, il passe chaque semaine quelques jours à Le Locle. Il n'y a pas vraiment de répartition des rôles entre le père et le fils. "L'un coupe dans l'entreprise, l'autre la guérit", s'amusent-ils. La semaine dernière, les derniers 40% du groupe Joris Ide Steel ont été vendus. Ils devront aussi trouver une destination pour cet argent frais.
Comment un Belge -un homme d'affaires qui, en plus, a fait fortune avec des plaques d'acier - a-t-il pu acheter cette part du patrimoine suisse? Joris Ide n'est dans le secteur du luxe que depuis six ans. En 2009, il achète Lebeau-Courally, un fabricant liégeois d'armes de chasse, autour duquel l'entrepreneur de Flandre-Occidentale bâtit un groupe de luxe (montres, maroquinerie et foulards en soie). "C'est une locomotive. Quand il s'intéresse à quelque chose, il va droit au but", affirme son bras droit, Jacky Bonami. IMH appartenait au holding de luxe français EPI (propriétaire des champagnes Piper-Heidsieck et du chausseur JM Weston) ainsi qu'à des investisseurs américains. Mais il y avait un désaccord quant à la voie à suivre: les actionnaires avaient un accord avec des Singapouriens. Ceux-ci tardant à payer, Ide a saisi l'occasion.
"La vitesse, c'est essentiel", déclare-t-il. "Les Belges n'étaient pas des inconnus, vu que nous faisons produire nos montres Lebeau-Courally en Suisse et étions depuis longtemps à la recherche d'une manufacture. Mais, surtout, nous pouvions mettre de l'argent sur la table. En deux semaines, l'affaire était conclue. Les Singapouriens ont surenchéri, en vain." Nous ne saurons pas combien. "Nous avons payé avec le sourire. Fonder soi-même une telle entreprise est mission impossible."
"Quand ce genre d'occasion se présente, il faut choisir", explique l'entrepreneur au cours du lunch. "Si vous faites l'investissement, Lebeau-Courally passe à la vitesse supérieure. Sinon vous reculez. Dans ce cas, il faut être honnête et il vaut mieux mettre fin à l'aventure." Dans le restaurant italien, Ide passe sa commande en italien. Il remarque notre surprise: "Si vous voulez arriver quelque part, vous devez connaître les langues. Et aussi savoir compter. Le reste suit."
Toujours des ennuis
Tout à coup, la taille du département luxe a doublé. "Ce n'est plus un hobby", sourit Ide. La marque Lebeau-Courally doit se déployer. Toutes les montres de cette marque seront désormais fabriquées dans sa propre manufacture. Tel sera l'argument de vente pour des montres dont le prix varie entre 4.000 et 150.000 euros. Ide: "Pour devenir crédibles plus rapidement, nous nous sommes appuyés sur l'histoire des armes de Lebeau-Courally et avons fait fabriquer les montres en Suisse. Maintenant que nous disposons du savoir-faire chez nous, nous sommes pris beaucoup plus au sérieux et nous pouvons nous développer plus rapidement. Pour le salon de l'horlogerie Baselworld (du 19 au 26 mars), nous aurons déjà conçu une nouvelle ligne avec IMH. J'ai suffisamment d'expérience dans les activités industrielles pour savoir que je préfère tout faire moi-même. Quand vous donnez quelque chose en sous-traitance, il y a toujours des ennuis."
Deux de mes amis, Filip Balcaen et Marc Coucke, viennent de devenir milliardaires . j'aime trop dépenser mon argent pour y arriver.Joris Ide
Lebeau-Courally vise des ventes de 1.000 à 3.000 pièces par an. Aujourd'hui, la marque en vend 300. Ide rêve aussi d'avoir ses propres boutiques. "Nous en avons une seule, à Knokke. Nous avons des distributeurs en Belgique, en France, aux Pays-Bas, en Autriche, en Suisse et au Luxembourg. Je voudrais passer à dix boutiques: Anvers, Bruxelles, Paris, Cannes ou Saint-Tropez, Londres, Puerto Banus (Marbella), Hong Kong, New York et Tokyo. Dans ce secteur et avec notre gamme de prix, il faut être présent au niveau mondial. Pour justifier le coût élevé d'une telle boutique, il faut un large assortiment: nous commençons à l'avoir. La maroquinerie, par exemple, marche très bien. Cela crée du passage."
Et Julien Coudray? Cette marque sera positionnée un cran au-dessus de Lebeau-Courally. Ide prend l'horloger Lamarche par le bras: "Nous allons faire en sorte que la manufacture tourne en cherchant des clients pour nos composants. Et il faudra présenter les créations les plus fabuleuses et les plus folles pour Julien Coudray. Nous allons vendre 25 pièces par an, pas plus."
Il s'empare d'un ouvrage de référence. "Ce livre présente les montres les plus exclusives du monde, classées par ordre de prix, en commençant par les "moins chères". Julien Coudray se situe quelque part au milieu. Dans quelques années, nous serons à la fin de ce livre." Ces montres doivent trouver des collectionneurs via des accords de vente privés. "La clientèle pour une montre d'un million d'euros est très limitée: j'estime qu'il y en 20 à 25 dans notre pays. (Sourire) Oui, j'ai déjà vendu ma première en Belgique."
Milliardaire
En raison de la baisse du prix du pétrole, les ventes de montres de luxe se tassent en Russie et en Arabie Saoudite. En Chine également, la situation a déjà été meilleure. Et la dévaluation du franc suisse rend les montres plus coûteuses. "Qu'est-ce qui a de la valeur aujourd'hui? Les choses uniques. Une Ferrari construite à 1.000 exemplaires vaut 300.000 euros. Pour un modèle dont il n'existe qu'un à dix exemplaires, vous pouvez ajouter un ou deux zéros."
"Avez-vous bien regardé autour de vous dans la manufacture? Il y a énormément de potentiel. Partout, on peut voir de magnifiques créations. Il y a pour plusieurs centaines de milliers d'euros de composants qui attendent l'assemblage. Les anciens actionnaires n'ont pas développé l'aspect commercial. Nous allons relancer les ventes. Je n'ai rien fait d'autre que vendre dans ma vie!"
L'entrepreneur gagnera-t-il de l'argent avec ces investissements? "Pas à court terme", répond Bonami. "Ce n'est pas l'intention. Comme nous devons rivaliser avec les grands du secteur du luxe, nous allons devoir injecter encore de l'argent. Nous misons sur le long terme. Nous voulons créer de la valeur. Assurer que l'ensemble soit plus élevé que la somme de ses parties. Si nous y parvenons, nous aurons toujours quelque chose sur quoi nous rabattre si nous devons vendre. Si notre aventure réussit, dans 5 à 10 ans, nous aurons bâtit quelque chose qui intéressera très certainement des grands groupes. L'intention n'est pas de vendre, mais nous aurons au moins ça en réserve."
"Je viens d'avoir 55 ans", avoue Joris Ide. "Je me suis cassé le poignet récemment et le médecin m'a prévenu: "Vous n'êtes plus tout jeune, la revalidation prendra plus de temps." Il avait raison! Je parviens encore à travailler 16 à 17 heures seulement un jour par semaine; je n'y arrive plus tous les jours comme avant."
Toutefois, notre entrepreneur ne songe pas à arrêter. "Je continuerai toujours à pousser mes entreprises pour qu'elles puissent continuer leur expansion. Deux de mes amis, Filip Balcaen d'IVC et Marc Coucke d'Omega Pharma, sont devenus milliardaires grâce à la vente de leur entreprise. Je n'en suis pas encore là, je dois encore travailler pour y arriver. Et j'ai bien peur de dépenser mon argent trop volontiers pour y parvenir un jour."