Mario Testino a fait de Kate Moss et Gisele Bündchen des stars. Mais, à la veille de ses 60 ans, le photographe de mode de renommée mondiale se lance de nouveaux défis : il lance une fondation d'art à Lima, protège des monuments au Pérou et développe sa collection. "Mon nom peut ouvrir des portes à d'autres artistes."
Quand Mario Testino est dans notre pays, le monde de la mode et de l'art est sur le qui-vive. Le célèbre photographe était en juillet à Anvers pour un shooting commandé par le Vogue US, qui paraîtra en octobre. Trois jours de préparation, deux jours de photos, vingt valises de stylisme et une équipe de quinze personnes : Mario ne laisse rien au hasard. La figure clé de Testino à Anvers est Ingrid Deuss. Elle dirige une galerie de photographies à Borgerhout et les productions en Belgique de photographes étrangers. "C'est la troisième production de Testino chez nous. Chaque fois, nous prévoyons des rencontres, des visites et des événements intéressants. La dernière fois, nous avons dîné au Jane, le restaurant de Sergio Herman à Anvers." À Knokke, Testino a visité Nightshop, le projet de villa de Jan Hoet Junior. Et, à Bruxelles, il a voulu voir les galeries Office Baroque et Xavier Hufkens. Depuis des années, le photographe collectionne l'art contemporain. George Condo, Dan Colen, Anselm Reyle, Thomas Hauseago, Sarah Lucas, Nate Lowman : des noms moins flashy que ses photos de mode.
Il nous explique : "Une collection d'art est un autoportrait. La mienne montre mon côté sombre et revêche, alors que mon regard sur la vie est très positif. Mon dernier achat est un squelette suspendu de Matthew Day Jackson. L’œuvre est tellement forte que je ne vois même plus sa noirceur. J’achète des œuvres sur un coup de cœur et j’en achète beaucoup. Presque tout ce que je gagne y passe. Je ne céderai jamais une seule pièce : une collection, c’est une œuvre d'art en soi; on ne la démantèle pas comme ça. Je regarde les œuvres sans préjugés. Au début, j'achetais de la photographie parce que je pensais que je n’y connaissais rien, mais peu à peu, j'ai appris à distinguer le bon grain de l’ivraie."
Même si Testino ne semblait pas destiné à la vie d'artiste, de nombreux musées ont consacré des expos à son travail. Avec succès : en 2002, son expo solo à la National Portrait Gallery de Londres a été l'une des plus visitées. "Quand j'y ai emmené mon père, j’ai vu une immense fierté dans ses yeux alors qu'il ne voulait pas que je devienne photographe de mode."
Icônes
Testino a signé des portraits de Lady Di, Madonna, Kate Winslet, Lady Gaga, Rihanna, Jennifer Lopez et de la famille royale britannique. Depuis trente ans, il travaille pour le compte de grands labels et de magazines de mode comme Vogue et Vanity Fair. Personne n'a attiré aussi facilement que lui ces icônes devant son objectif.
Il a mis en orbite la carrière de Kate Moss et de Gisele Bündchen en les castant systématiquement pour ses campagnes publicitaires. "Personne ne croyait en Gisele, mais je me suis battu pour l’imposer dans mes shootings. Et regardez où elle est aujourd'hui ! Les photos de mode sont un media puissant dont la durée de vie est courte : chaque mois sort un nouveau magazine avec un nouveau shooting qui doit être encore plus fascinant. Les bonnes photos de mode font immédiatement oublier les bonnes photos précédentes. Elles ne fonctionnent pas comme une œuvre d'art, qui vise l'éternité."
Se sent-il l’âme d’un artiste ? "Je consacre autant d'attention à la composition, au concept et au détail qu’un artiste qui travaille seul, mais, moi, j’opère avec une équipe de 60 personnes. La photo de mode est considérée comme commerciale parce que nous travaillons pour le compte de grands labels ou de magazines. Mais l'art a toujours été commercial. Rubens, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Warhol : ils travaillaient tous sur commande. Quand j'ai exposé à la National Portrait Gallery, de nombreux journalistes ne comprenaient pas ce que mes portraits de mode venaient faire là. Mais toutes les grandes peintures de la National Portrait Gallery - Van Eyck, Le Titien et Van Dyck - ont aussi été payées par des clients. Si nous devions éliminer toutes les œuvres de commande, il ne resterait plus rien ! Depuis des siècles, les gens fortunés font appel à des peintres pour réaliser leur portrait. Ils prennent la pose dans leurs plus beaux habits et ils sont plus beaux sur la toile qu’en réalité. Cet art du portrait, c’est la photo de mode d'aujourd'hui. Sauf que les Médicis s’appellent Gucci."
C’est le Pérou
Plus Testino vieillit, plus il fait parler de lui dans le monde de l'art. Et plus il est pris au sérieux. En tant que photographe, collectionneur et organisateur d'expositions. En 2011, il a pu décerner le prestigieux Turner Prize au lauréat, Martin Boyce. Et l'année suivante, il a créé sa fondation d'art, à Lima, sa ville natale. "Le Pérou connaît actuellement un boost incroyable en matière de créativité. Je voulais vivre ça en direct. Après avoir vécu et travaillé pendant 30 ans en Europe, j’ai réalisé que je n'étais pas devenu ni anglais, ni français. Je suis et je reste péruvien. De plus, ma mère approche les 90 ans et je voulais profiter davantage de sa compagnie. J'ai donc acheté une villa classique datant de 1850 dans l’idée de la rénover pour y entreposer mes photos. Des amis m'ont soufflé l'idée de faire de la villa un espace d'exposition pour y présenter mon travail et celui d'autres artistes péruviens."
Mario Testino a baptisé le projet Asociación MATE, d'après les initiales de Mario Testino. "Mon nom peut ouvrir des portes à d'autres artistes. Je voudrais présenter des artistes européens au Pérou et des artistes péruviens en Europe. MATE est axé autour de cet échange culturel."
Looks extrêmes
L'exposition inaugurale, présentant des portraits de modèles et de célébrités signés Testino était intitulée Todo o Nada, tout ou rien : un titre qui le caractérise. "Je vis dans les extrêmes. Soit j'aspire à quelque chose, soit je ne fais aucun effort. Quand j’étais à l'école secondaire, je devais toujours être le premier de la classe. Ensuite, cette motivation s’est évaporée. La nuit est devenue ma vie. La réussite professionnelle, l’argent ou la célébrité ne m’intéressaient pas, au grand dam de mes parents."
"Mon père était un businessman qui faisait des affaires aux États-Unis, sans même parler anglais : à quatorze ans, je lui servais d’interprète. Ma mère s’occupait à temps plein de notre famille - je suis l'aîné de six enfants. Mes parents voulaient que j’étudie l’économie ou le droit, j’ai fait quelques tentatives sans grande conviction. Au fond de moi, je sentais que je devais voir le monde. J’ai abandonné l'université et j’ai décidé d'aller aux États-Unis. En Californie, j'ai découvert les looks les plus dingues. Les hommes se baladaient en pantalons à fleurs, vestes flashy et semelles compensées. J'ai copié ce look chez moi, à Lima. Tout le monde me regardait comme si j’étais devenu fou, sauf ma mère. Comme elle, je ne pouvais pas m’empêcher de m'habiller de façon excentrique. Des magazines péruviens m'ont demandé de me photographier, avec un de mes looks extrêmes. Depuis lors, je consacre ma vie professionnelle à photographier toutes sortes de looks."
Des vaches maigres à Lady Di
En 1976, Mario Testino quitte définitivement le Pérou pour s’établir Londres, où vit son meilleur ami. À 22 ans, il se retrouve dans le milieu de la nuit. "Je me teignais les cheveux en rose et portais des tenues excentriques. Je gagnais un peu d’argent en bossant dans un restaurant dans lequel venaient plein d'artistes, de musiciens et de danseurs. Comme ils avaient tous besoin de photos, je les photographiais. Peu à peu, je me suis fait une place dans le milieu créatif, sans parvenir à vivre de mon travail. Mais j’étais motivé, c’était le principal. J’ai emprunté 300 livres pour acheter du matériel de meilleure qualité. Puis je suis passé de 300 à 1.000 et de 1.000 à 20.000. Au bout de dix ans, j'avais payé mes dettes et je réalisais enfin un bénéfice."
Mario Testino se met à voyager pour rencontrer les clients importants. "Dans les années 80, dans la photo de mode, presque tout le monde était français, anglais ou italien. Comment ce Péruvien bizarre, sans le moindre background dans la mode, pourrait-il être meilleur ? J'ai dû faire mes preuves. C’est ainsi que j'ai bâti ma réputation."
À la fin des années 80, Testino connaît une longue période de vaches maigres. Pratiquement plus personne ne fait appel à lui, et son entreprise est à deux doigts de faire faillite. "Comme je n'avais pas de travail, je me suis lancé dans des recherches personnelles et des nus jusqu’au jour où Carine Roitfeld, qui était à l’époque styliste pour le Glamour français, découvre mes images. Elle a fait appel à moi pour un shooting. Un tournant, parce que c'était la première fois que ma photo de mode était perçue comme mon propre travail et non comme celui de quelqu'un d'autre."
"Mes photos avaient enfin l’air latino, plutôt qu’anglaises ou françaises. Depuis lors, j'ai développé mon style sexy, élégant, glamour et joyeux à une époque où l’optimisme n’était pas considéré comme photogénique ni cool dans le monde de la mode contrairement au drame, nettement mieux considéré. Regardez mes images : la légèreté aussi peut être très réussie."
Ou insupportablement tragique, comme dans le cas de Lady Di. Testino l’a photographiée au printemps 1997, une princesse au naturel, tout simplement belle. Quelques mois plus tard, elle décédait brutalement à Paris. Les photos de Testino devaient servir à annoncer sa vente aux enchères caritative chez Christie’s, mais la fatalité a fait qu’elles sont devenues ses derniers portraits officiels. "Je ne l'avais encore jamais rencontrée. Mais, en studio, nous nous sommes tellement amusés, elle était complètement détendue et ça se sent sur les photos. C'est mon secret : je fais un peu le fou et les gens ont l’impression qu'ils peuvent aussi être un peu plus légers. Le Prince William m'a dit que mes photos montraient sa mère telle qu'elle était vraiment. Il n’y a pas plus beau compliment pour un photographe."
Monument Man
À la fin du mois prochain, Mario Testino fêtera ses 60 ans, bien qu’il ne les fasse pas. Même après avoir déambulé toute la nuit avec lui à Anvers, à parler de tout et de rien. "Vieillir, ce n’est pas grave. Ce qui me dérange, c'est que cela réduit mon potentiel d’action et ma rapidité. J’aimerais continuer à travailler et à voyager autant. C’est de cet enthousiasme que je tire mon énergie."
Pourtant, il ose parler d'un tournant dans sa carrière : il est de plus en plus lié à son pays natal. Récemment, il a même été élu président du World Monument Fund péruvien. Pourquoi a-t-il accepté une fonction aussi poussiéreuse ? "Parce que je suis enthousiaste et que je vois des possibilités partout. Pour des raisons professionnelles, je me consacre à la dernière mode, aux tendances avant-gardistes et aux top modèles les plus trendy. Je photographie l'avenir, mais j'ai aussi une responsabilité importante vis-à-vis du passé : je voudrais contribuer à sauver le patrimoine de mon pays. Les traditions sont intéressantes et doivent être préservées."
Un de ses projets est Chankillo, un observatoire solaire datant du IVe siècle avant J.-C. et qui compte 13 tours. À Lima, ce fonds veut également sauver La Quinta de Presa, un palais abandonné datant de la période rococo. "Je voudrais en faire un institut du textile ou de la mode, car les Péruviens ont une très riche histoire du costume. Ici, chaque tribu a son costume, comme je l'ai montré dans ma série de photos Alta Moda. Si nous revalorisons ces bâtiments abandonnés, cela va créer un buzz dans les environs. Cela attirera certainement les écoles, les entreprises et donc, les emplois."
Quand on sait comment Testino a poussé Moss et Bündchen à des sommets sans précédent, cela ne fait aucun doute : Lima sera hot. Testino hot.