© Stéphane Aït Ouarab

Visite privée de la maison-atelier Azzedine Alaïa

Pour beaucoup, Azzedine Alaïa était le dernier grand couturier. Il a habillé les plus grandes de ce monde, à l’instar de Greta Garbo, Grace Jones, Michelle Obama et Lady Gaga. Mais, lui, il préférait rester dans l’ombre. Sabato s’est rendu à Paris le temps d’une visite à la Fondation Alaïa à Paris, où le studio et l’appartement d’Azzedine sont restés intacts. "Même le lit de Naomi Campbell est toujours là."

"Chers amis, c’est mon deuxième défilé. Et je suis encore plus nerveux que pour le premier. Je vous écris donc pour vous souhaiter personnellement la bienvenue au cœur de la maison d’Alaïa. Sous le toit de verre, la ‘cathédrale’, ainsi que je l’appelle. [...] J’espère que, tout comme moi, vous vous y sentirez chez vous."

Pieter Mulier (42 ans) a laissé un petit mot signé de sa main aux invités assistant à son défilé pour Azzedine Alaïa, le 23 janvier dernier. Un moment symbolique: pour la première fois, il sortait de l’hégémonie de Raf Simons avec lequel il a notamment signé des collections chez Jil Sander, Dior et Calvin Klein. Fait encore plus symbolique: après le décès du créateur Azzedine Alaïa, en 2017, Mulier est aussi le premier directeur artistique à lui succéder, depuis l’an dernier.

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Les lignes de leurs vies se croisent d’ailleurs à plusieurs reprises, même si les deux créateurs ne se sont, en réalité, rencontrés qu’une seule fois. D’ailleurs, ce n’était pas au sein de la maison-atelier d’Alaïa à Paris, mais dans les coulisses d’un défilé de la maison Dior, auquel le Tunisien se rendait volontiers, car il avait travaillé quatre jours chez monsieur Christian Dior, en 1956. Quarante en plus tard,  en 1996, Alaïa est invité à remplacer Gianfranco Ferré chez Dior, mais il décline poliment l’offre. John Galliano accepte la mission, mais lui-même est remplacé par Raf Simons, après avoir tenu des propos antisémites. Chez Dior, sous Raf Simons, Pieter Mulier fait ses premiers pas dans le monde de la haute couture, comme un parfait prélude initiatique à sa fonction actuelle de directeur artistique chez Alaïa. "Ce qui est bien, c’est que, chez Alaïa, on ne s’attend pas à ce que je sois la grande star: ce sont les vêtements qui comptent. En fin de compte, Azzedine est toujours là", expliquait Mulier dans The Business of Fashion. "C’est son nom qui figure sur les vêtements."

Depuis l’an dernier, Pieter Mulier est le premier créateur à reprendre les rênes de la maison Alaïa depuis le décès de l’emblématique créateur en 2017.
Depuis l’an dernier, Pieter Mulier est le premier créateur à reprendre les rênes de la maison Alaïa depuis le décès de l’emblématique créateur en 2017.
© Pierre Debusschere

Période de transition

Les deux hommes ont beaucoup de points communs, comme leur discrétion et leur amour de l’art et du design, doublé du fait d’avoir tous deux débuté leur carrière dans la mode de manière atypique. Mulier étudie l’architecture, jusqu’à ce que Raf Simons le remarque (par sa fonction de membre de jury de l’école). Alaïa étudie la sculpture à Tunis, jusqu’à ce qu’il aide sa sœur à coudre, ce qui lui permet d’obtenir de bons points à l’école. La sculpture lui inculque ainsi l’amour du corps humain.

"Alaïa s’est senti responsable de collectionner la mémoire des autres. Son incroyable collection, c’est un peu le troisième musée de la mode de Paris."

Alaïa travaille pendant des décennies en tant que couturier pour les femmes de la haute société. D’abord en Tunisie puis, à partir de 1957, à Paris. C’était ça son école. Ensuite, c’est à lui de faire école avec sa couture sensuelle, comme sculptée autour du corps féminin. Ce qui est unique, c’est qu’il ne partait pas de modèles ou d’autres concepts, mais ajustait ses silhouettes sur les corps, directement, épingles à la main. Au début des années 80, c’est Thierry Mugler qui motive Alaïa à ne pas rester couturier de salon, mais à devenir un créateur ayant sa propre collection.

"Nous avons tous grandi avec l’idée qu’Azzedine était au sommet", avoue Mulier dans The Business of Fashion. Il n’est pas surprenant qu’après la mort d’Alaïa, le silence ait régné pendant quelques années autour de sa maison de couture, qui appartient depuis 2007 au groupe de luxe Richemont. "Nous avons délibérément observé une période de transition", explique Carla Sozzani. Bien que l’univers de la mode la connaisse surtout pour avoir fondé le concept store milanais 10 Corso Como en 1991, elle a été pendant quarante ans la muse et l’amie de cœur d’Alaïa, et la fondatrice de la Fondation Alaïa, en 2007. "On ne peut pas remplacer du jour au lendemain un couturier d’une telle envergure. Dans l’intervalle, son studio a lancé douze collections avec des rééditions. C’était comme un train qui poursuivait encore un peu son voyage, sans son conducteur."

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Une fondation presque musée

Richemont (qui, outre Alaïa, possède Delvaux, Net-à-Porter et Cartier) finit par choisir Pieter Mulier pour assumer la fonction de nouveau "conducteur». Alors que sa première collection vient d’arriver en boutique, il avait, de manière surprenante, organisé son premier défilé en plein air, rue de Moussy, près de l’atelier, de la maison et de la fondation d’Alaïa. "Dans les rues du Marais, Azzedine était un visage familier", se souvient Sozzani. "Il aimait faire ses courses ici, car c’était toujours lui qui cuisinait pour son équipe et ses nombreux invités."

Pour sa collection "été-automne 2022", Mulier a choisi, comme Alaïa, le cadre de la verrière, qui sert désormais d’espace d’exposition à la Fondation Alaïa.
Pour sa collection "été-automne 2022", Mulier a choisi, comme Alaïa, le cadre de la verrière, qui sert désormais d’espace d’exposition à la Fondation Alaïa.

Tout comme Alaïa, Mulier a aussi organisé son deuxième défilé sous la fameuse verrière au 18 rue de la Verrerie, la magnifique serre qui sert aujourd’hui d’espace d’exposition pour la Fondation Alaïa. C’est précisément dans cette "cathédrale" que nous rencontrons Carla Sozzani et Olivier Saillard. Saillard a été successivement directeur du musée de la mode de Marseille, conservateur des expositions mode au musée des Arts décoratifs de Paris et directeur du Palais Galliera, le musée de la mode de Paris qui a rouvert ses portes en 2013 avec une rétrospective consacrée à son grand ami Azzedine Alaïa. C’est le couturier en personne qui propose à Saillard de diriger sa Fondation, dont Sozzani serait la présidente.

"C’est lui qui avait créé la fondation en 2007, dix ans avant son décès. Son objectif a toujours été de partager son propre travail et celui d’autres créateurs avec le grand public, afin que les jeunes puissent apprendre. Archiver, conserver et inspirer, tel était son objectif", éclaircit Sozzani. La Fondation Alaïa est ainsi avant tout un musée de la mode consacré à l’œuvre d’Alaïa, mais il est aussi dédié à sa collection de pièces de mode ainsi qu’à l’histoire de la mode.

20.000 pièces de collection

Actuellement, la Fondation présente l’exposition "Alaïa avant Alaïa", qui revient sur ses racines tunisiennes et ses premières années à Paris, où il était arrivé en 1956 en quête d’un emploi dans le monde de la couture. À l’époque, il tente sa chance chez Dior, et Guy Laroche. Pour ne plus jamais repartir. Il devient le couturier le plus parisien de sa génération. Pour Yves Saint Laurent, il confectionne et produit les prototypes de plusieurs exemplaires de la célèbre robe Mondrian. "Nous voulons exposer prochainement sa collection de manière permanente à la Fondation. Avec près de 20.000 pièces, il possédait la plus grande collection de mode privée au monde", ajoute Saillard.

© Stéphane Aït Ouarab

"Lorsque j’ai organisé la première rétrospective consacrée à la couture de Madame Grès au Musée Bourdelle, en 2011, Azzedine m’a prêté trois pièces", ajoute Saillard. "Il affirmait qu’il n’en avait guère plus, mais il s’est avéré qu’il possédait 900 silhouettes d’elle dans sa cave. Ainsi que 700 de Balenciaga. Des costumes uniques du peintre Henri Matisse. Des pièces rares de Madeleine Vionnet, Charles James, Paul Poiret, Martin Margiela et bien d’autres. Son incroyable collection est pour ainsi dire le troisième musée de la mode de Paris. Azzedine est le seul couturier qui possédait une telle collection et de telles connaissances historiques."

En 1968, la première couturière de la maison Balenciaga, Mademoiselle Renée, propose à Alaïa, lors de la fermeture de la maison de mode, de reprendre certaines pièces et autres tissus. Mais le créateur trouve les créations somptueuses et décide de tout conserver. De tout préserver. "À partir de ce moment-là, il s’est senti responsable de collectionner la mémoire des autres", explique Sozzani.

© Stéphane Aït Ouarab

Olivier Saillard poursuit: "Aucun autre créateur de mode ne s’est autant intéressé à l’histoire de sa discipline que lui. Ce qui est assez remarquable, car dans le monde du cinéma, tout le monde trouve évident que chaque réalisateur soit un cinéphile, mais ce n’est pas le cas dans l’univers de la mode. Il est incroyable qu’un Tunisien d’origine extrêmement modeste ait sauvé un tel patrimoine de la mode française. Le rythme d’achat d’Azzedine était parfois plus rapide que son rythme d’archivage. Certaines pièces n’avaient jamais été sorties de leur boîte ou de leur emballage. Ce n’est qu’après qu’il nous ait quittés que nous avons vraiment pris conscience de l’importance de cette collection. C’était comme un cadeau qu’on n’ouvre qu’une fois que le donateur est parti."

Chat bengal

Azzedine Alaïa s’est éteint le 18 novembre 2017 dans son quartier général à Paris. Bien qu’âgé de 82 ans, il était loin d’avoir dit son dernier mot. Il a laissé derrière lui des milliers de croquis, mais aussi un plan précis pour sa fondation. Sozzani était si proche de lui qu’elle est non seulement devenue la présidente de sa fondation, mais a également hérité de son chat bengal. Ainsi que d’une robe légendaire qui porte son nom. "J’ai rencontré Azzedine en 1979, et le courant est directement passé", se souvenait   l’ancienne journaliste et rédactrice en chef du Elle Italie ainsi que des numéros spéciaux du Vogue Italie.

Quelques robes présentées à l’exposition "Alaïa avant Alaïa". De gauche à droite: Couture Printemps/Été 1983-84, Automne/Hiver 1985-86 et PriNtemps/Été 1996.
Quelques robes présentées à l’exposition "Alaïa avant Alaïa". De gauche à droite: Couture Printemps/Été 1983-84, Automne/Hiver 1985-86 et PriNtemps/Été 1996.
© Stéphane Aït Ouarab

Même si Carla Sozzani navigue entre Milan et Paris, leur lien est toujours resté très fort. Elle témoigne ainsi de leur amitié: "En 1991, j’ai voulu créer le 10 Corso Como à Milan, dont je suis toujours la directrice artistique. À l’époque, nous traversions tous deux une période difficile. Nous nous sommes soutenus mutuellement. Il m’a aidé pour le lancement. J’ai pu obtenir très rapidement des collections Comme des Garçons, Prada, Margiela et Alaïa. Il est également venu à toutes les inaugurations. Il voulait même ouvrir une succursale de 10 Corso Como à Paris, en face de son atelier. Son influence sur moi était énorme."

"Carla est ma plus fidèle amie. J’aimerais que chaque jeune créateur puisse rencontrer quelqu’un comme elle", avait déclaré Alaïa à propos de Sozzani. Quand elle parlait du couturier, son récit était tellement vivant qu’on avait l’impression qu’il pourrait faire irruption à tout moment dans la cuisine, où nous prenions un café. "Tous les midis, il accueillait des artistes et des personnalités de la mode. Il aimait la compagnie, et prendre son temps pour ça. Il travaillait également d’arrache-pied,  sans s’arrêter. Sa vie et son travail étaient intimement liés. D’ailleurs, il vivait à l’étage."

Bonne nuit, Naomi

Après sa mort, l’appartement et le studio d’Alaïa sont restés intacts. L’équipe de trois personnes de Pieter Mulier ne travaille pas dans l’ancien studio du couturier, mais de l’autre côté de la rue. "Dans le studio d’Azzedine, nous avons tout recouvert de draps blancs après ses funérailles en Tunisie. Et tout est resté comme ça", lance Sozzani. "Même le lit de Naomi Campbell se trouve toujours dans sa mezzanine", ajoute-t-elle. "Sa relation avec Naomi était très spéciale. Quand elle est arrivée à Paris à 16 ans, en tant que mannequin, il s’est occupé d’elle. Au début de sa carrière, elle a vécu dans son appartement pendant des mois. Il la protégeait comme un père."

Sa collection d’art et de design, qu’on peut apercevoir dans la cour de la Fondation, est également intacte. À gauche, un sein féminin XL du sculpteur César, "un ami avec lequel Azzedine cuisinait souvent et échangeait des recettes." À droite, une lampe en béton de Le Corbusier. Dans la librairie du rez-de-chaussée, des livres de mode sont exposés sur des tables originales de Jean Prouvé. La bibliothèque proprement dite est l’œuvre de Charlotte Perriand et la porte en métal a été conçue par Jean Royère.

Carla Sozzani en Olivier Saillard willen de modeverzameling van Alaïa, de grootste privécollectie ter wereld, permanent exposeren.
Carla Sozzani en Olivier Saillard willen de modeverzameling van Alaïa, de grootste privécollectie ter wereld, permanent exposeren.
© Sylvie Delpech

"Nous avons trouvé la porte ici dans la cave, où elle était en train de rouiller. Azzedine ne savait probablement pas qu’il l’avait encore. C’est une pièce exceptionnelle", explique Saillard. "Azzedine aimait les meubles design de Pierre Paulin, Shiro Kuramata, Marc Newson et bien d’autres encore. Il dormait dans une ancienne station-service de Jean Prouvé, qu’il avait reconstruite dans son appartement. À terme, nous aimerions ouvrir sa maison au public. Mais d’abord, nous ouvrirons son studio. Idéalement, nous pensons au Palazzo Fortuny à Venise, la maison-atelier du designer Mariano Fortuny, qui est encore telle qu’il l’a laissée. Ici, nous procédons étape par étape, à notre propre rythme. Exactement comme le faisait Azzedine."

Ode à la mode

Le créateur ne se laissait pas bousculer par le temps. Lorsqu’une collection n’était pas encore tout à fait prête, il attendait tout simplement la fin des Fashion Weeks pour présenter son défilé. Imconcevable pour certains, visionnaire pour les autres. "Il y a vingt ans, Alaïa prônait déjà la réduction du nombre de collections. Et il jouait avec les attentes du calendrier de la mode", ajoute Saillard. "Il mêlait prêt-à-porter et couture, organisait son défilé quand cela lui convenait et mélangeait les saisons."

Une tradition que Pieter Mulier perpétue aujourd’hui à sa manière en intitulant son dernier défilé "Summer-Fall", au lieu de l’habituel "Fall-Winter". Comme Alaïa, il mélange couture et prêt-à-porter. Et il a gardé ses deux premiers défilés tout aussi sobres que ceux d’Alaïa: sans décor, sans histoire et sans concepts farfelus, afin de mettre l’accent sur la mode et le savoir-faire.

La passion d’Alaïa pour l’art et le design transparaît également chez Mulier: sa maille s’inspire des céramiques peintes de Pablo Picasso, tandis que les talons de ses chaussures évoquent une création de Jean Prouvé. "Une ode à la mode, comme l’aimait Azzedine", écrivait Mulier dans sa lettre de défilé. "Une ode à toute la beauté qui m’inspire."

"Alaïa avant Alaïa", jusqu’au 24 octobre à la Fondation Alaïa, rue de la Verrerie 18 à Paris. www.fondationazzedinealaia.org

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