L'agence Magnum, qui célèbre son 70e anniversaire, compte parmi ses collaborateurs la Belge Bieke Depoorter, qui a quatre expositions en cours. Raison de plus pour lui donner carte blanche pour une série consacrée à Knokke.
"Je ne vais jamais à Knokke, et c'est justement ça qui m'intéresse. Bien sûr, j'avais une idée préconçue, mais je ne voulais pas que mes images en soient la confirmation. Faire une série sur 'les riches', ça ne me disait pas trop non plus: c'est archi vu et beaucoup trop conforme. Je n'ai pas photographié ce que nous connaissons de Knokke car je voulais juste faire les photos que je trouvais intéressantes et pas ce que l'on attend de moi."
La photographe Bieke Depoorter (30 ans) a donc refusé de passer la nuit chez des étrangers rencontrés par hasard pour photographier leur intimité, comme elle l'avait fait pour les séries -couronnées de succès- en Russie ('Ou Menya', 2008-2009) et en Égypte ('Who knows /Mumkin', 2011-2017), des images profondément humaines qui lui ont valu une attention internationale, dont celle de la célèbre agence Magnum. "Je ne voulais pas me contenter de les reproduire à Knokke." On peut aussi se demander si elle serait parvenue à se faire inviter dans une grande villa pour y réaliser des photos sans filtre. "Le plus important, c'est le contact avec les gens. Ma présence est celle d'un être humain et non d'une photographe", souligne-t-elle.
La Gantoise s'est rendue à Knokke, à la recherche de personnes qui l'intéressaient et, de préférence, des femmes. Elle les a trouvées sur la plage, au café, dans la rue. Au lieu de les photographier dans des lieux publics, comme l'avait fait à Knokke en 2000 Martin Parr, autre photographe Magnum, elle les a accompagnées jusque chez elles. Dans la sphère privée, on voit ce qui est invisible en public.
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Noir c'est noir
La série fait référence aux derniers travaux de qu'elle a présentés en 2015 au festival Images Singulières à Sète, en France. Pour la première fois, elle a exploré les frontières entre photographie documentaire et fiction. "D'où l'ambiance cinématographique", précise-t-elle. "Quand j'ai fait les photos, j'ai commencé par regarder les gens comme des acteurs. Il a fallu que je me remettre en question en tant que photographe, ce qui a été très libérateur. Cette année-là, j'ai été en résidence dans un petit village de Norvège où j'ai réalisé une série de photos sur l'obscurité extrême qui règne là-bas, mais je sentais qu'il manquait quelque chose. Je me suis donc lancée dans la vidéo avec une bande-son de mon ami Mattias De Craene. Nous avons aussi collaboré avec des habitants pour créer une scène dans leur propre environnement. Le résultat est un nouveau récit proche de la réalité. Grâce à ces projets de Sète et de Norvège, mon travail a évolué et ça se sent dans la série de Knokke."
A-t-elle remarqué quelque chose au sujet de ces personnes? Ou de Knokke? "Quand je m'y promenais, au beau milieu des riches et de leurs grosses voitures, je me demandais comment ils étaient vraiment, comment ils se comportaient une fois chez eux, comment ils se sentaient dans leur chambre. Cela m'intéresse plus de savoir comment les gens sont en privé que la façon dont ils se présentent en public. C'est une perspective inattendue parce que Knokke peut faire penser à un catwalk géant, où tout se passe dans la rue ou sur la plage. Beaucoup de choses -boutiques, galeries, garages, restaurants- sont ostentatoires. C'est pour cela que j'ai photographié les gens chez eux, dans l'intimité de leur environnement quotidien. Faire des photos pour valider les clichés, ça ne me disait rien. Attention: je ne dis pas que Knokke est vraiment comme ça. J'ai photographié des gens pour raconter une histoire sur ce qui est caché, comme la solitude. Cette série n'est pas ma vision de la ville; plutôt des images d'un monde onirique, cinématographique et sombre. J'utilise le réel pour restituer ma propre réalité."
Doutes rassurants
Bieke Depoorter est membre de l'agence Magnum, la plus prestigieuse qui soit, fondée il y a 70 ans. Les festivités commencent d'ailleurs ce week-end au MoMA. "À cette occasion, je vais passer une petite semaine à New York. Ce 24 juin, je présenterai mes deux premiers films au MoMA, pour l'exposition 'Beyond the frame: International cinema by Magnum Photographers'. Simultanément, la galerie photo new-yorkaise Staley Wise présentera une expo de femmes photographes de mode et de documentaire, pour laquelle mon travail a été sélectionné", explique-t-elle. "J'ai été acceptée chez Magnum en 2012, j'avais 25 ans. Au départ, je n'avais pas l'intention de leur présenter mon portfolio, mais Alex Soth et Alex Majoli, deux 'full members', m'ont poussée à le faire. Faire partie de Magnum n'a jamais été une fin en soi: je me suis toujours concentrée sur mes projets, pas sur ma carrière. Si vous me demandez ce que je ferai dans cinq ans, je vous répondrai que j'espère toujours éprouver la même envie de photographier et que je continuerai à innover."
Ces dernières années, avec la baisse des reportages photo dans les magazines importants, la position de Magnum s'est fragilisée. Des rumeurs ont même suggéré que les archives seraient mises sur Getty parce que la valeur des images s'est fort dépréciée à cause d'internet. "Moi, je crois en l'avenir de Magnum", affirme-t-elle. "Et si j'en doutais, il me suffirait de consulter le catalogue, publié récemment pour l'exposition 'Analogue Recovery' au BAL à Paris, où, parmi les impressions d'archives des photographes de l'agence, on peut lire leurs réflexions sur la photographie, recueillies au cours de plusieurs décennies. Faut-il encore prendre des photos? Ne sommes-nous pas en train de nous prostituer? Les doutes qu'expriment ces grands photographes sont rassurants. Je me sens vraiment connectée avec l'agence. Magnum est loin d'être finie."
Aujourd'hui, le MoMa présentera deux films de Bieke Depoorter dans le cadre de 'Beyond the frame: International cinema by Magnum Photographers'. La galerie Staley Wise (New York) exposera ses travaux jusqu'au 31 août, dans le cadre de l'expo 'Women seeing Women'.nfin, le Museum Hilversum présentera jusqu'au 20 août son expo 'Looking for America', un sujet que traite son livre 'I am about to call it a day', chez Kannibaal, disponible sur www.biekedepoorter.com