chronique

"Aucun échec n'est irréversible, sauf la mort"

Le directeur et fondateur du Théâtre Le Public nous confie: "On me prête souvent de grandes stratégies alors que je n’en ai jamais vraiment eu. Moi je voulais juste faire de l’argent pour ouvrir mon théâtre et jouer ce qu’il me plaisait."

Au départ, le directeur et fondateur du Théâtre Le Public n’était pas certain d’accepter. Il voulait juger sur pièce. D’autant qu’il ne nous connaît pas. Et puis, à son âge, il en a trop connu des papiers où l’on déformait ses propos! Du coup c’est certain, désormais c’est au nom du journaliste qu’il se fie et non plus au titre du journal qui l’envoie. Faut dire que dans le jargon, Kacenelenbogen dit parfois Kacen ou Bogen, est plutôt considéré comme un bon client.

Du genre qui ne se laisse pas faire, pique des gueulantes et refuse de se faire avoir quand le ministre touche ou non à ses subventions. Finalement, rendez-vous est pris au théâtre en fin d’après-midi. 8 volées d’escaliers, des marches aussi raides qu’étroites pour atteindre enfin son espace situé sous les toits qui, avec son plafond en pente, son petit salon, ses bibliothèques et son grand bureau d’angle font plus songer à un antre qu’à un office administratif.

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A l’entrée de la tanière, une vingtaine du best-seller de développement personnel "Le pouvoir du moment présent" patiente sur les étagères. "Quand j’aime un livre, j’en achète une centaine et je l’offre à des tas de gens. Et comme ce livre m’a beaucoup aidé…" suspend-il alors en insérant une capsule de café dans la machine posée sur le petit frigo. Il glisse ensuite son physique d’homme grand et fort derrière la table de réunion et découvre des yeux bleus, aussi changeants qu’un ciel en été, auxquels pendent deux grosses valises, et d’une voix puissante de comédien vous fait part de son agréable surprise d’être interrogé sur ses échecs.

"C’est d’autant plus intéressant que loin devant mes réussites, ce sont mes échecs qui m’ont façonné. Surtout l’adversité, de tous les sentiments c’est elle qui m’a fait le plus avancer dans la vie." Une adversité réelle ou qu’il percevait comme telle, finit-il par nuancer avec prudence.

Ouvrir son théâtre

Tout commence début 80, quand diplôme d’art dramatique en main, Michel K. constate qu’il ne connaît pas un comédien de plus de 45 ans heureux dans son métier. Le jeune, dont la carrière commence plutôt très bien, se voit alors proposer un contrat à l’année au Théâtre National, le luxe du métier. Emballé à moitié par la programmation avancée, il essaie de négocier une sorte de demi-contrat où il ne presterait que ce qu’il lui plairait de jouer.

Le Théâtre résiste, "avec nous, c’est tout ou rien". "Eh bien, ce ne sera rien!" réplique le jeune acteur de 22 ans. Le jour même, alors qu’il n’y avait jamais pensé, il se fixe comme objectif d’ouvrir son propre théâtre car "qui a plus de pouvoir qu’un directeur pour décider ce qu’on joue, qui le joue et comment on le joue?". Sans boulot et sans un franc, il se creuse la tête pour en gagner, ce sera une petite boîte de télé-marketing dans laquelle il engagera ses copains comédiens: "On me prête souvent de grandes stratégies alors que je n’en ai jamais vraiment eu. Moi je voulais juste faire de l’argent pour ouvrir mon théâtre et jouer ce qu’il me plaisait."

Pas besoin d’être Einstein selon lui pour réaliser qu’un comédien est plus habilité à passer 150 appels par jour tout en faisant croire au client que c’est le premier appel de la journée. Succès assuré et c’est une société de 400 employés à 10 millions d’euros de chiffre d’affaires par an qu’il revendra 20 ans plus tard non sans avoir réussi à ouvrir son théâtre avec son épouse Patricia Ide.

"Quand on est jeune, on ne croit pas l’échec possible, quoiqu’il arrive, on fonce bille en tête. Et c’est cet aveuglement qui fait que souvent on réussit ce qu’on entreprend." Une réflexion qui lui fait dire à 57 ans passés que bien qu’il ait souvent échoué, son ratio d’échecs est bien plus important aujourd’hui qu’il n’a pu l’être auparavant: "L’expérience, cela fait perdre de l’enthousiasme et il n’y a rien à faire, pour entreprendre, il faut rester un ‘peu malade’ dans sa tête."

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Heureusement, si l’homme est plus lucide qu’avant, il reconnaît n’avoir pas encore complètement guéri de cette maladie de jeunesse qu’est la folie d’entreprendre. A l’entendre, les échecs sont un peu comme des bleus qui s’imprimeraient sur le corps mais des blessures qu’il s’est toujours interdit de soigner tant il redouterait d’y perdre sa personnalité de tête brûlée: "J’aurais trop peur de constater qu’à force d’avoir essuyé tous ces coups, je me suis transformé en schtroumpf. C’est idiot car la sagesse voudrait que l’on puisse soigner ses blessures pour en tirer les leçons et le tout, sans perdre son enthousiasme pour recommencer. Y’a du boulot!" Reprenant sur les bleus qui ont jalonné son existence, Michel Kacen explique avoir créé pas mal de sociétés dont certaines ont très bien marché, d’autres moins, tout en avouant s’être pris quelques gros bides.

Les raisons? Rien de très grave, une idée qui ne trouve pas son public, une autre qui arrive trop tôt sur un marché frileux ou bien encore des clients dont les défauts de paiement menaçaient sa viabilité financière: "Je suis passé trois fois à côté de la faillite", s’amuse alors l’ancien patron en se frottant la barbe. Mais s’il y a toujours une bonne raison pour se décourager, rien ne l’a jamais suffisamment abattu pour qu’il jette le gant. "Pour moi, il n’y a qu’une seule chose qui soit irréversible, c’est la mort. En dehors de cela, tout reste toujours possible."

Si Michel K. ne déplore pas d’échecs amers ni de remords à se fouetter les sangs dans son activité entrepreneuriale, comme directeur de théâtre par contre, il regrette que Le Public suscite souvent la polémique. Créé à 100% sur fonds privés, il dut se résoudre au bout de 7 saisons à demander des subventions aux pouvoirs publics provoquant l’ire des autres théâtres qui voyaient d’un très mauvais œil l’enveloppe globale se réduire à peau de chagrin: "C’est parce que l’Etat a échoué dans son projet d’aide aux théâtres privés que j’ai dû me résoudre à demander des subventions. Même si ce n’est pas mon échec, il n’empêche que ma grande erreur est d’avoir très mal communiqué dans ce dossier. Quand les autres théâtres m’ont attaqué, j’ai répondu avec beaucoup d’agressivité; sans compter que je renvoyais une image de vainqueur arrogant et cela, je le regrette vraiment." Encore récemment.

Car dans les derniers rebondissements des contrats programmes 2018-2022, qui ont secoué fortement le milieu le milieu théâtral, l’homme estime qu’il aurait pu être d’une précieuse aide là où d’autres dépendent trop des pouvoirs publics pour se rebeller. "Je n’ai pas réussi à fédérer le secteur derrière moi, finalement la manifestation que j’ai organisée en janvier dernier s’est révélée être un bel échec. Depuis, j’ai bien dû admettre que je n’étais sans doute pas la bonne personne pour mener ce combat."

Un échec tellement bien accepté qu’il ajoute sèchement ne plus jamais vouloir se battre pour le secteur. Sauf peut-être si on insiste beaucoup ou qu’on le lui demande vraiment gentiment. Reparti dans ce qui semble être une réflexion personnelle profonde, il finit par briser le silence en confiant être véritablement à un tournant de sa vie, celui où il aimerait ne plus agir en fonction de ce que les gens diront mais en fonction de ce qui fait réellement sens pour lui. "Trop souvent j’ai fait des choses pour qu’on parle de moi, pour qu’on me voie. Heureusement, c’était des choses qui, pour la plupart, avaient du sens mais je les ai quand même faites pour que l’on me reconnaisse." Middle life crisis? Même pas. Simplement la perte récente d’êtres qui lui étaient très proches et qui le laissent un peu orphelin. L’injustice de la maladie qui révèle l’impuissance totale d’un homme qui pour vivre a un besoin viscéral de se sentir utile.

Concurrents

Comme comédien ou comme metteur en scène, pas d’échecs grandiloquents non plus. Mis à part un Othello où Michel Bogen s’est trouvé particulièrement mauvais, tout s’est globalement plutôt bien passé. Non finalement, c’est toujours plutôt du côté des concurrents que cela coince, comme cette fois où il se présentait à la direction du National avec le projet de le fusionner le théâtre de l’Etat avec Le Public pour réaliser des économies. "Je peux comprendre qu’il ait rejeté ma candidature et mon projet. Par contre, je n’ai jamais compris pourquoi on m’avait viré de mon poste de codirecteur de Bruxelles 2000.

"Deux beaux échecs qui selon lui s’ajoutent à sa longue liste mais qui lui font dire que finalement le secret de la réussite est de ne jamais considérer l’échec comme une fin en soi. "Sinon on n’a pas d’autres solutions que de s’extraire et pour ne plus souffrir on finit par se détacher du monde."

Comme lorsqu’il disait quelques minutes plus tôt ne plus jamais vouloir prendre les armes pour défendre le secteur. "C’est une erreur de ma part, je devrais plutôt dire: comment faire pour mieux aider le théâtre en Belgique? Plutôt que de dire je m’en fous en me drapant dans ma dignité." Mais voilà, on ne se refait pas en un jour et parfois on a dû mal à résister à ses vieux démons, comme celui de répondre de manière agressive quand on se sent offensé.

Kacenelenbogen enfile alors un polar rouge et interroge: "Il fait froid non?" avant d’expliquer qu’il vient de perdre 17 kilos, amaigri, il constate que finalement la graisse cela tenait chaud en hiver. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’était pas une couche de protection, c’était plutôt 17 kilos de colère ou l’héritage d’une famille victime de la Shoah et dont Michel a décidé de se délester pour la première fois.

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