Fabien Pinckaers: "Je suis comme Odoo, je n'ai pas besoin d'argent"
À la tête d'une entreprise qui vaut désormais 5 milliards d'euros, Fabien Pinckaers garde les pieds sur terre et ne veut rien changer. Obsédé par son entreprise, Odoo, il veut conquérir le monde avec un style particulier qui a mis du temps à séduire.
Même si Fabien Pinckaers, le CEO d’Odoo, est un patron plutôt accessible, on n'avait pas prévu de le revoir aussi rapidement. En octobre dernier à sa Odoo Experience, lorsqu'on lui demandait s'il fallait s'attendre à des actualités de son côté, il indiquait simplement qu'un peu de mouvement dans l'actionnariat pourrait se produire. "Mais rien de stratégique", glissait-il.
Ce qu’il qualifie volontiers de mouvement sans grande importance est "simplement" l'entrée dans l’actionnariat de trois fonds d’investissement de référence mondiale (CapitalG d’Alphabet, Sequoia Capital et le fonds souverain d’Abu Dabi). En rachetant pour un demi-milliard d'euros d'actions, ils viennent de faire passer la valorisation d'Odoo à plus de 5 milliards d'euros. L'opération permet aussi à Noshaq et Wallonie Entreprendre, les investisseurs wallons de Fabien Pinckaers, de toucher un joli pactole en vendant une bonne partie de leurs parts.
On retrouve le "Bill Gates wallon" dans son fief du Brabant wallon, à Louvain-la-Neuve, où le fuchsia d’Odoo ressort encore plus qu’à l’habitude dans le décor. Sans doute grâce à une transaction financière pas si anodine que ça. Peut-être aussi l'effet du manteau neigeux qui a givré la région à l’aube. Les ambitions de Fabien Pinckaers sont, elles, très loin d'être gelées. Il a accepté de se livrer sans détour à L’Echo sur cette transaction, ses erreurs, son rôle, son statut de milliardaire virtuel et ses objectifs.
Considérez-vous vraiment que cette opération financière n'avait rien de stratégique pour votre entreprise?
Oui. Il n'y a pas d'argent pour Odoo dans l'histoire. C'est super, mais, pour nous, ça ne change rien. Il va juste y avoir un petit boost marketing et 20% de visiteurs supplémentaires sur le site aujourd'hui et demain, rien de plus. La seule chose qui change, c’est l’attraction que suscite l’entreprise. On a refusé beaucoup d’investisseurs pour ne garder que les bons, ceux avec qui on voulait travailler et qui nous comprenaient.
Vos investisseurs publics wallons en profitent pour toucher un joli pactole. Comprenez-vous qu'ils sortent en partie de l'actionnariat maintenant?
Oui, évidemment, même si mon objectif était qu'ils sortent plus tard, avec un milliard d'euros. Mais désormais, ils vont pouvoir aider plein de start-ups. Au total, ils ont déjà un retour de plus de 340 millions et Wallonie Entreprendre a encore 4% du capital. A l'époque, il a quand même fallu se battre pour les convaincre de monter à bord. En 2019, ils n'étaient pas convaincu et j'ai dû leur dire qu'il fallait y aller, car la valorisation était très basse, à 380 millions d'euros. J'achetais moi-même des parts. On voulait que quelqu'un bénéficie de cette opportunité en Belgique plutôt qu'un fonds américain.
À quoi devrait servir la manne financière qu'ils viennent de récupérer?
"Le mieux que je puisse faire pour le pays, c'est de continuer à faire ce que je fais, garder mon siège ici et faire en sorte que ces 5 milliards deviennent 50 milliards."
Je serais content qu'ils investissent dans l'écosystème wallon. Pas forcément dans la tech, mais dans les entreprises qui vont créer de l'emploi. Où et comment, cela m'intéresse assez peu, c'est leur métier, pas le mien. J'espère en tout cas qu'ils ne vont pas mettre cet argent à l'étranger.
N'avez-vous jamais voulu investir vous-même dans l'économie wallonne?
Non. Ce serait intéressant de le faire, mais je n'ai pas d'argent personnel. J’ai un salaire très confortable, certes, mais si j’avais un peu d’argent à investir, je mettrais tout dans Odoo.
En vendant 2 % d'Odoo (il en détient 56 %), vous auriez déjà plus de 90 millions à investir.
Je n'ai pas envie de vendre mes parts. Et je ne veux pas perdre du temps que je pourrais mettre sur Odoo. J'ai beaucoup à faire et je veux m'y consacrer complètement. D'ailleurs, en fonctionnant de cette manière, j'en ai fait beaucoup plus qu'en faisant mes propres petits investissements ou en participant à des événements. On a ramené 340 millions d'euros auprès de ceux qui investissent en Wallonie. Le mieux que je puisse faire pour le pays, c'est de continuer à faire ce que je fais, garder mon siège ici et faire en sorte que ces 5 milliards deviennent 50 milliards et transforment une région.
Vous n'êtes pas vraiment adepte des business angels.
Je ne les critique pas et ce qu'ils font est génial, mais on a aussi besoin de plus grand. La Silicon Valley a été créée avec trois boîtes: Microsoft, Google et Apple. Tout est parti de là. Le reste s'est construit parce qu'il y avait ces trois-là. Si on peut faire un tiers du boulot et qu'avec un peu de chance deux autres suivent, on peut transformer une région.
La Silicon Valley s'est aussi créée par des employés partis de ces trois boîtes pour en créer d'autres. Odoo a déjà cet impact?
En Belgique, il y a aujourd'hui presque 1.000 entreprises dont le métier est de faire du Odoo. Dans le monde, en faisant la somme des développeurs, des consultants et des commerciaux, il y a 200.000 personnes qui font du Odoo. Seulement 5.000 sont engagés chez nous, donc cela veut dire qu'on a créé 195.000 emplois indirects. On a donc déjà un énorme impact.
"Sur papier, je suis milliardaire, mais pas sur mon compte en banque. Et je n’ai aucune intention de le devenir."
Cela vous agace les discussions autour de ce que valent vos actions? Du fait que vous êtes virtuellement milliardaire?
Je comprends que le grand public s’intéresse parfois plus à ce genre d’informations qu’à ce que nous faisons, mais c’est dommage. J’aimerais que l’on s’intéresse surtout à notre produit. Je ne suis pas riche au sens que les gens l’entendent. Sur papier, je suis milliardaire, mais pas sur mon compte en banque. Et je n’ai aucune intention de le devenir.
Vous êtes conscient de ce rôle de modèle que vous jouez pour la nouvelle génération d’entrepreneurs? On a l’impression que vous ne voulez pas l’assumer.
C’est vrai que je ne communique pas beaucoup et que je ne vais pas dans les évènements mondains. Tant mieux si je peux aider des gens en les inspirant, en montrant une voie à ma façon. Mais je n’investis pas beaucoup de temps là-dedans. Je pense qu’il y a plein d’entrepreneurs comme moi, qui font du bon boulot, mais qu’on n'entend pas, qu’on ne voit pas dans la presse ou dans les événements. Ce n’est pas leur truc.
À vos débuts, vous travailliez 13 heures par jour, 7 jours sur 7. Vous expliquez avoir perdu de vue des amis et rompu avec votre compagne de l'époque. Ça valait le coup?
Oui. D'abord parce que ma femme actuelle est démente (il éclate de rire). J'étais sous pression, mais je m'amusais. Aujourd'hui, je ne travaille plus autant, mais c'était un choix à l'époque. Je faisais ça à la place d'autres choses. Je n'en ai donc pas souffert. J'ai aussi de la chance, je crée de la valeur tous les jours. Aujourd’hui, je dois être l'un des entrepreneurs les plus heureux.
"Le burn-out est vraiment une maladie des temps modernes, liée au niveau de vie."
Comprenez-vous que certains de vos travailleurs puissent faire des burn-outs?
Oui et ce n'est pas une question de charge de travail. Des gens avec beaucoup moins de responsabilités souffrent aussi de cette maladie. En Inde, quand j’ai posé la question du nombre de burn-outs au directeur sur place, il m'a demandé ce qu'était un burn-out. Chez eux, il n'y en a pas. Et pourtant, les Indiens sont dix fois plus sous pression que les Belges. Ils doivent faire vivre quatre générations avec un ou deux salaires, ils travaillent plus que nous et la pression managériale y est plus forte. Donc ces gens sont a priori plus sujets au burn-out. Mais ils sont juste résilients.
Probablement aussi que le burn-out n'est pas reconnu de la même manière là-bas.
Non, je crois vraiment que c'est une question de résilience. Bien sûr, il y a des dépressions, mais je n'ai pas vu un gars qui ne savait pas bosser. Chez nous, c'est physique. Les employés ne pourraient même pas venir. On est tellement dans le confort extrême qu'on n'est plus résilient. On a tellement de dopamine et de joie tout le temps que quand une difficulté familiale ou professionnelle émerge, on en souffre plus qu'eux. C'est vraiment une maladie des temps modernes, liée au niveau de vie.
Vous considérez-vous désormais plus comme un patron ou restez-vous avant tout un ingénieur?
Je reste un ingénieur, car la moitié de mon temps est consacrée au produit. Je ne me sens pas patron dans le sens où je me considère plus comme un fondateur que comme un patron.
N’est-il pas temps que cela change? Est-il encore possible de vous consacrer autant au produit Odoo?
"Cela fonctionne mieux quand on ne hiérarchise pas trop. Je vois les managers comme un mal nécessaire."
Je ne veux pas que ça change. D’abord parce que je pense que c’est ce qu’il faut pour la boîte. Notre focus doit être sur le produit et je dois montrer l’exemple. Il ne faut pas que l’on se défocalise de notre mission. Pour cela, il faut que j’entraîne tout le monde avec moi.
Combien de niveaux hiérarchiques séparent le CEO des employés chez Odoo?
Trois ou quatre maximum, en fonction des départements. C’est une volonté, car ça fonctionne mieux quand on ne hiérarchise pas trop. Je vois les managers comme un mal nécessaire. On en a besoin pour que ça tourne, mais ce sont des administratifs qui ne créent pas de valeur, à l’inverse des développeurs. Moins il y en a, mieux c’est. Chez nous, ce ne sont d'ailleurs même pas des managers. Le critère pour en devenir un est d’être le meilleur de son équipe. Ils ne font pas de reporting, ne licencient pas et ne valident pas les congés. La seule chose que je leur demande, c’est de faire évoluer leur équipe et d’être les meilleurs. On ne recrute jamais directement de managers. Ils le deviennent.
Cette approche très particulière de la gestion d’une entreprise tient-elle encore quand on vaut 5 milliards et qu’on a 5.000 employés?
Oui. Quand on n'était que 100 et qu’on ressemblait à une grosse bande d’étudiants, on me disait déjà "quand on sera 500, ce sera différent". Aujourd’hui, on est 5.000 et on s’éclate toujours. Mais j’entends déjà dire que quand on sera 50.000, ça ne sera plus pareil pour la culture d’entreprise. On peut conserver cet esprit, mais pour cela, il faut être intransigeant.
Cela signifie se séparer de ceux qui ne correspondent pas à la culture Odoo?
Chaque année, on se sépare de 6% des effectifs et on a 9% de départs. La durée moyenne des contrats est d'environ 7 ans. Ce niveau de licenciements est aussi dû au fait que l’on recrute très agressivement. On fait donc aussi des erreurs. Le souci est presque toujours au niveau des compétences et non du côté du comportement ou de l’adaptation. On ne recrute qu’un pourcent des gens qui postulent.
Dans ce pour cent, quelle est la proportion de femmes?
En Belgique, nous avons une répartition équitable, chez les consultants et les commerciaux. Du côté des développeurs, on est en revanche à 2% de femmes. Mais c'est représentatif du marché, on n'y peut rien. Il n'y a juste pas de femmes qui postulent. En Inde, on a plus de femmes que d'hommes développeurs. C'est purement culturel. Je suis contre les quotas car cela diminuerait nos standards. La seule manière d'avoir une équité chez nous serait de revoir nos exigences. Aujourd’hui, pour être engagé, il faut obtenir 90% à nos tests. Je ne vais pas descendre à 20% pour pouvoir engager plus de femmes. Il faut développer une société sur la base du mérite et de la reconnaissance et pas sur le sexe des individus.
Quel est l’objectif ultime pour Fabien Pinckaers avec Odoo?
Je n’ai pas d’objectif final qui me ferait penser que j’y suis arrivé. Je ne travaille pas comme ça. Je travaille mois par mois, année par année.
S’attaquer à l’un des leaders du secteur, SAP, devient-il envisageable?
La question n’est plus de savoir si c’est possible, on va le faire! Ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’on les rattrape.
"J’ai déçu beaucoup de monde en débutant complètement dans un modèle open source."
Avez-vous des regrets concernant le développement d’Odoo?
Je n’ai aucun regret, mais j’ai fait des erreurs. Je me suis trompé sur le business model au départ. J’ai déçu beaucoup de monde en débutant complètement dans un modèle open source, 100% ouvert, avant de changer d’avis et de pivoter. Cela nous a fait beaucoup de mal au niveau marketing et on l’a payé cher pendant longtemps. Je ne regrette pas d’avoir changé le business model parce qu’il fallait le faire. On est à ce niveau aujourd'hui grâce à ce changement, mais j’aurais dû être plus clair avec notre communauté dès le départ. Je me suis aussi planté sur le pricing qui était complètement foireux, ça nous a fait perdre un an.
Fabien Pinckaers qui revend ses actions Odoo, c’est quelque chose que l’on ne verra jamais?
Dans toutes les opérations financières précédentes, j’ai acheté des actions Odoo. Je n’ai plus de sous pour en acheter, je devrais emprunter pour ça, donc je ne l’ai pas fait cette fois-ci. Je ne veux pas vendre, je ne vendrai jamais. Je suis comme Odoo, je n’ai pas besoin d’argent.
Les plus lus
- 1 Le gouvernement fédéral ne prévoit pas de budget pour l’aide militaire à l’Ukraine à partir du 1er janvier
- 2 Corée du Sud: le président lève la loi martiale tout juste décrétée
- 3 Le gouvernement wallon face à une facture de 523 millions d'euros liée aux aides énergie
- 4 La Loterie Nationale a dénoncé Didier Reynders auprès de la Ctif en 2022 pour soupçons de blanchiment
- 5 Didier Reynders perquisitionné et auditionné