Cela fait près d’un siècle que la grande majorité des investisseurs l’utilisent pour valoriser les sociétés cotées en Bourse et trouver la perle rare. Lui, c’est le rapport cours sur bénéfice, ou PER (price earnings ratio). Michel Ernst, stratégiste actions senior chez CBC Banque, le qualifie même de "père des ratios", à l’image du Dow Jones qui serait le "père des indices". "C’est un ratio que l’on utilise depuis longtemps. Il est connu de tous les investisseurs, qu’ils soient particuliers ou institutionnels, et est repris régulièrement dans la presse, financière ou non". Concrètement, le rapport cours/bénéfice est une fraction où le cours de l’action est divisé par le bénéfice par action. Plus ce ratio est faible, plus l’action est bon marché. De manière générale, on admet qu’une action qui affiche un rapport cours/bénéfice de 15 n’est pas très chère, alors qu’un PER de 25 est élevé. Aujourd’hui, c’est encore l’indicateur le plus utilisé dans le milieu de la finance.
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Selon une étude du CFA Institute réalisée en 2015, environ 70% des analystes financiers interrogés l’emploient pour évaluer des investissements. Pourquoi est-il autant prisé? "Le PER est à la fois un outil simple, intuitif et empirique", résume Arnaud Delaunay, analyste financier chez Leleux Associated Brokers. De là à dire que c’est la base de toute analyse financière, il n’y a qu’un pas que certains ne veulent pas franchir. "C’est un peu présomptueux, estime Marc Ernaelsteen, senior financial analyst chez Puilaetco Dewaay. Dans une approche de sélection, c’est un élément rapide et intéressant à regarder, mais c’est loin d’être la panacée. Je le regarde, mais je ne prends pas de décision sur cette base".
Qu’est-ce que le rapport cours/bénéfice?
"Il s’agit d’un ratio de valorisation, qui permet de mesurer le nombre d’années qu’il faudra à un investisseur pour récupérer sa mise initiale", explique Youry Huygen, analyste financier pour le magazine spécialisé L’Investisseur. Par exemple, le ratio cours/bénéfice d’Apple, l’une des plus grosses capitalisations boursières au monde, était de 13,33 au 31 décembre 2018. Cela signifie que tout investisseur qui a acheté une action Apple ce jour-là devra attendre 13,33 années avant de pouvoir récupérer son investissement de départ. "C’est vraiment le ratio le plus simple à expliquer. Quelqu’un avec des connaissances financières relativement limitées peut le comprendre". Et c’est là que le bât blesse. Sa simplicité, saluée par tous, est aussi au cœur des critiques. En d’autres termes, son avantage est également son désavantage.
Critique 1: trop simpliste
Le gros défaut pointé par les analystes est le fait que l’endettement de la société n’est pas pris en compte dans le rapport cours/bénéfice. Une entreprise A qui n’a aucune dette et une entreprise B fortement endettée peuvent ainsi avoir le même PER. Un investisseur inattentif peut dès lors se retrouver piégé avec un placement plus risqué qu’il n’y paraît. "Le cours d’une action est parfois fortement impacté par le niveau d’endettement de la société", signale Marc Ernaelsteen.
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L’analyste cite d’ailleurs un exemple parlant: AB InBev. "C’est une société très profitable, mais qui est trop endettée suite au rachat SABMiller (environ 100 milliards d’euros de dette, NDLR). Et elle n’arrive pas à réduire son endettement", explique-t-il. Le brasseur belgo-brésilien a par conséquent dû annoncer une réduction de son dividende pour l’exercice en cours: de 50%, à 0,80 euro brut par action, pour l’acompte attribué le 27 novembre dernier, et d’encore une fois 50%, à 1 euro brut, pour le solde qui sera payé à la fin du mois d’avril 2019. "C’était un très mauvais signal. C’est pour cela que l’action a largement sous-performé en 2018". L’investisseur qui a acheté des actions AB InBev il y a plusieurs mois en se basant uniquement sur le rapport cours/bénéfice n’était pas en mesure de prévoir cette descente aux enfers.
Critique 2: pas pertinent
D’autres critiques pointent le fait que le rapport cours/bénéfice n’est pas pertinent pour certaines catégories de sociétés ou certains secteurs. On a déjà évoqué le cas des valeurs technologiques dans les années 2000, mais il y a aussi les sociétés de biotechnologie. Ce sont des entreprises qui, pour la grande majorité, ne gagnent pas d’argent. Le rapport cours/bénéfice est donc négatif. Elles sont en fait valorisées sur la base de leur trésorerie et des cash-flows qu’elles vont générer dans le futur.
"Un investisseur qui se focaliserait uniquement sur le rapport cours/bénéfice passerait à côté de certaines valeurs intéressantes."
Youry Huygen pointe ainsi les holdings, pour lesquels on s’intéressera plutôt à la valeur intrinsèque. "Un investisseur qui se focaliserait uniquement sur le rapport cours/bénéfice passerait à côté de certaines valeurs intéressantes", avertit l’analyste. Il cite aussi l’exemple de Basic Fit, qui connaît une croissance importante en termes de chiffre d’affaires et de nouveaux clients. Mais après les amortissements et autres charges, la société obtient un bénéfice relativement faible. "On n’achèterait jamais cette valeur si on devait uniquement se baser sur le rapport cours/bénéfice. L’investisseur doit faire très attention avec ce ratio pour les sociétés qui viennent de démarrer leurs activités ou qui sont dans une phase d’investissement".
Selon lui, le PER serait plus approprié pour valoriser des sociétés matures, qui sont déjà sur le marché depuis de nombreuses années. Il prend pour exemple Ter Beke, Miko ou encore Lotus Bakeries.
Critique 3: pas assez sensible au contexte
Arnaud Delaunay prévient également les investisseurs de faire attention au "value trap". "C’est typiquement la grande faiblesse des multiples de valorisation pris hors contexte. Une entreprise peut par exemple afficher un PER de 4; l’investisseur se dit que ce n’est pas cher, mais ce PER peut rester inchangé pendant des années". Et de citer l’exemple de l’action Nyrstar, dont le rapport cours/bénéfice fluctue autour de 2,5 depuis plusieurs mois.
Arnaud Delaunay rappelle aussi que le rapport cours/bénéfice du Bel 20 était plus faible avant la crise des subprimes en 2006-2007 qu’en 2009. "À l’époque, les bénéfices avaient tellement chuté que le ratio avait augmenté".
Les défauts du PER ont amené les analystes à s’intéresser à d’autres méthodes de valorisation.
EV/Ebitda
Certains préfèrent opter pour un numérateur différent, plus complet: au lieu de se baser uniquement sur le cours de Bourse, on y ajoute l’endettement net par action. On obtient ainsi la valeur d’entreprise, ou "entreprise value" (EV).
Concernant le dénominateur, à savoir le bénéfice net par action, beaucoup d’encre a également coulé sur ce sujet. "En fait, on s’est rendu compte que l’on pouvait presque en faire ce que l’on voulait, relate Michel Ernst. Il y a tellement d’éléments qui peuvent modifier le bénéfice net: une charge fiscale différente, des amortissements mis en place autrement, etc." Pour une évaluation plus fine de l’évolution d’une société année après année, les analystes ont donc remonté le compte de résultat pour atteindre l’Ebitda (cash-flow opérationnel). "Le gros avantage de l’Ebitda, c’est qu’on peut comparer des sociétés de continents différents, mais également de secteurs différents", estime Michel Ernst. On obtient au final un tout nouveau ratio: le rapport valeur d’entreprise sur Ebitda, ou EV/Ebitda.
Free cash-flow
D’autres analystes poussent encore plus loin le processus, se focalisant entre autres sur la capacité d’une entreprise à verser des dividendes. "Analyser sa capacité à générer des free cash-flows est à mon sens plus intéressant et pertinent, parce que c’est cela qui permet de payer les actionnaires et les créanciers", estime Marc Ernaelsteen. "Le bénéfice, c’est une opinion, alors que les free cash-flows, c’est un fait", abonde Arnaud Delaunay. L’analyste pense que les multiples de valorisation par free cash-flow vont être beaucoup plus justes. Il cite à ce propos une étude de FactSet, selon laquelle le ratio "free cash-flow yield" présente un meilleur retour sur investissement que le rapport cours/bénéfice.
PEG
Il existe bien entendu d’autres variantes, d’autres ratios pour valoriser une entreprise. Certains investisseurs se souviendront du price/earning on growth (PEG), soit le rapport cours/bénéfice rapporté au taux de croissance et qui était très utilisé au début des années 2000. "C’était pour justifier la valorisation très élevée des sociétés technologiques, rappelle Youry Huygen. Je me souviens qu’à l’époque, certaines valeurs se négociaient avec un rapport cours/bénéfice de 100, voire 150". Si elles pouvaient justifier une croissance de 50% pendant plusieurs années, on arrivait alors à un PEG de 2. "Le mieux, c’était d’avoir un PEG de 1". Aujourd’hui, ce ratio est cependant moins utilisé, notamment pour les fameuses FAANG (Facebook, Apple, Amazon, Netflix, Google).