1 L’argent est-il une source de libération ou d’aliénation?
Mes parents (père ouvrier agricole, mère femme de ménage) étaient pauvres. Au milieu du mois, ma mère retournait le porte-monnaie, il en tombait quelques pièces… Elle ne pouvait plus acheter à manger. Elle cuisinait alors les légumes du jardin et les œufs. Nous ne sommes jamais allés au restaurant, au cinéma, au théâtre ou en vacances. J’ai vu que l’argent pouvait manquer, mais pire, que c’était l’amour qui manquait et créait les vraies souffrances. Je sais vivre sans argent. J’ai vécu sans. J’ai quitté mes parents à l’âge de 17 ans. J’ai travaillé durant les vacances dans une fromagerie et comme pigiste dans un journal, car ma bourse ne suffisait pas pour payer mes études.
2 Aujourd’hui, vous êtes riche?
Je gagne de l’argent, mais je ne suis pas riche en regard de mon compte en banque. Je suis riche de ce que mon père m’a appris: à savoir qu’un pauvre peut être riche puisqu’il désire plus qu’il ne peut avoir. Le vrai riche ne désire que ce qu’il peut avoir. Les rares choses que je désire sont immatérielles.
3 La valorisation de l’argent est-elle liée au déclin des valeurs religieuses?
Non… L’Église a toujours beaucoup aimé l’argent! Des fastes du Vatican aux achats d’indulgences au moyen-âge en passant par les scandales de la banque Ambrosiano. Au Vatican, on vit très peu l’enseignement de pauvreté volontaire du Christ! Le protestantisme a une position philosophique bien plus saine à l’endroit de l’argent: si on en a, c’est que Dieu l’a voulu, et donc, on en consacre une partie à ceux qui n’en ont pas. Les catholiques l’aiment et disent le détester, ils en veulent mais ne souhaitent pas en parler ou dire combien ils gagnent.
4 "On ne peut pas vivre, bien vivre, sans argent". D’accord?
Le philosophe que je suis vous dirait "non". Il me suffirait alors de célébrer les vertus du détachement, de la pauvreté volontaire, du mépris de l’avoir et du seul souci de l’être… Mais c’est un discours obscène de faire l’éloge de la frugalité alors que tant la subissent. Vivre sans argent dans une société capitaliste, consumériste, libérale, c’est subir de constantes humiliations, de perpétuelles vexations, d’éternelles frustrations.
5 Est-ce une tare de ne pas avoir d’argent?
Je me souviens de la pauvreté familiale, la pauvreté des autres me blesse toujours profondément. Ne pas avoir d’argent dans ce monde est une aliénation; en avoir trop aussi. L’idéal? En avoir assez pour n’être dans aucun de ces deux cas.
6 Dans une interview (Le Figaro, avril 1830), Zola disait: "la fortune est venue, je l’ai acceptée mais je la disperse sans compter"? Qu’en pensez-vous?
C’est mieux que de thésauriser! Je ne connais pas assez la vie de Zola pour savoir s’il disait vrai et quelles formes aurait pris cette générosité avouée. C’est un bon mot, certes, mais je me méfie toujours des générosités clamées sur tous les toits: la vraie générosité est silencieuse, muette, elle ne fait pas de bruit.
7 Pour quel type de chose êtes-vous prêt à dépenser sans compter?
J’ai perdu ma compagne d’un cancer il y a un an: j’aurais tout donné pour la sauver… Rien d’autre ne vaut de se trouver dans la situation d’avoir à dépenser sans compter.
8 Que feriez-vous si vous deveniez millionnaire?
Rien de plus, rien de moins…
9 A notre époque, que paiet-on encore trop cher?
C’est une question qui n’a de sens que posée en regard du pouvoir d’achat: tout est toujours trop cher pour celui qui est payé au SMIC ou qui est au chômage. Une consommation banale à la terrasse d’un café à Paris est un trou énorme dans le budget d’un ouvrier.
10 N’y a-t-il pas de l’argent trop vite gagné?
Ceux qui gagnent des fortunes, les joueurs de foot, les acteurs, les présentateurs télé ou les mafieux peuvent tout se permettre. Rien n’est cher pour eux. Disons que nous les payons trop cher: Ils font de l’argent avec celui des autres…