Élection américaine: au cœur de la "Rust Belt", où une usine de batteries électrise la campagne
Reportage dans le Michigan, où un projet d'investissement du fabricant chinois de batteries pour voitures Gotion, soutenu par l'administration Biden, divise la population.
"C’est la meilleure chose qui soit arrivée à notre économie locale depuis le XIXe siècle". Jim Chapman, dont la voix ronflante se mâtine, sous sa grosse moustache, de la chaleur amicale typique du Midwest, est intarissable sur l’histoire de Green Charter Township, une petite ville d’un peu plus de 3.000 âmes, et celle du comté de Mecosta, dans le Michigan.
Ses petits-enfants forment déjà la septième génération de Chapman dans la région. Avant de prendre sa retraite, Jim officiait comme superviseur (sorte de bourgmestre du hameau), pompier et policier. "Oui, je me préoccupe beaucoup du sort de cette communauté."
Le boom du XIXe siècle qu’il évoque est celui de l’essor de l’industrie du meuble. Les forêts environnantes fournissaient le bois qui était transporté ensuite sur le Muskegon sinueux jusqu’au lac Michigan et, de là, dans le monde entier. Mais les dernières décennies se sont écoulées comme un long fleuve agité, rythmé par les suppressions d’emplois du déclin industriel et l’exode des habitants.
Un vent de renouveau grâce aux voitures électriques
Le comté de Mecosta est l’un des plus pauvres de cet État industriel. La ville voisine de Big Rapids comptait encore 14.000 habitants en 1980, un nombre divisé par deux au dernier recensement. "Pour un emploi décent et bien rémunéré, certaines personnes parcourent 200 kilomètres par jour."
"Pour un emploi décent et bien rémunéré, certaines personnes parcourent 200 kilomètres par jour."
Mais cela, c’était avant. Le destin de la région est sur le point de basculer, avec l’arrivée de l’usine géante de fabrication de batteries de voitures que l’entreprise Gotion Inc. prévoit d’ériger dans le coin. D’une superficie de 186.000 mètres carrés, soit 26 terrains de football, elle créera au moins 2.300 emplois, rémunérés en moyenne 24 dollars de l'heure.
"Je reçois de nombreux appels d’entrepreneurs désireux de venir construire des maisons ici", nous explique Jim Chapman. "Avec les emplois indirects, on arrive à 8.000 ou 9.000 jobs. Et il ne s’agit pas d’emplois de serveuses ou autres petits jobs du genre, mais d’emplois qui permettent d’élever une famille."
Un nouvel "ascenseur" économique
Entre deux lampées de café que nous prenons à la terrasse d’un coffee house, Jim Chapman nous parle de cette installation industrielle comme d’une révolution économique comparable à celle déclenchée par Henry Ford, il y a plus d’un siècle, lorsqu'il a mis au point la première chaîne de production pour son modèle T. "Je pense que le boom des voitures électriques aura les mêmes retombées. Et le fait que nous, ici même, puissions entrer dans cet ascenseur économique dès le rez-de-chaussée est une opportunité extraordinaire."
La future usine de batteries, qui va injecter 2,4 milliards de dollars dans l’économie de cette région rurale, est le type même d’investissement dont rêvent la plupart des collectivités locales. Ce projet s’inscrit dans le cadre du programme économique "vert" de l’administration du président sortant Joe Biden et de la vice-présidente Kamala Harris, qui espère lui succéder.
Pour convaincre Gotion Inc. de s’installer dans ce coin perdu de la "Rust belt", pas moins de 715 millions de dollars d’allègements fiscaux locaux lui ont été octroyés. L’entreprise peut bénéficier également des avantages fiscaux accordés dans le cadre de l'Inflation Reduction Act (IRA), cet énorme plan de relance de l'administration Biden qui prévoit des centaines de milliards de dollars pour les énergies renouvelables.
Les grands projets de Joe Biden
C’est tout le sens de la politique économique de l’administration sortante: bâtir les fondations d’une nouvelle économie industrielle à coups d’allègements fiscaux, de subventions ou de crédits pour attirer les investissements. Au cours de son seul mandat, Joe Biden a mis en œuvre plus de réformes économiques que n’importe quel autre président de l’histoire récente. Outre l’IRA, son administration a également injecté des milliards de dollars dans les infrastructures, la production locale de puces électroniques et la reprise économique après la pandémie de covid.
Les "Bidenomics" se sont traduites par des projets industriels à grande échelle axés sur les secteurs d’avenir et l’énergie propre à travers tous les États-Unis, avec des fleurons tels qu’une nouvelle usine de puces TSMC en Arizona et l’expansion d’une usine coréenne de panneaux solaires en Géorgie. Ces projets ont rebattu les cartes industrielles au niveau mondial. L’Union européenne cherche encore la meilleure parade à cette politique qui a séduit également les entreprises de ce côté-ci de l’Atlantique.
Mais dans le Michigan, l’un des sept États clés de l’élection présidentielle du 5 novembre, l’arrivée de l’usine de batteries de Gotion voit s’affronter deux camps à couteaux tirés, quasi au sens littéral puisque les menaces de mort fusent. L’origine du projet n’y est pas étrangère: Gotion Inc. est une filiale du groupe chinois Gotion High-Tech.
"Ils nous imposent cette énergie verte. Mais elle n’est pas propre du tout. Savez-vous quelle quantité de lithium toxique se retrouve dans l’eau?"
Une forte opposition à l'usine Gotion
Le long de la route 131, entre Big Rapids et Green Township, ce sont d’abord les pancartes "CHOOSE FREEDOM - NO MORE GOTION" qui attirent le regard, puis la grande remorque avec une banderole affichant TRUMP 2024, et seulement ensuite l’allée menant à la Majestic Friesians Horse Farm, une ferme au charme bucolique où la propriétaire Lori Brock élève des chevaux frisons, une race d’origine néerlandaise connue pour sa grâce et sa longue crinière. Une meute d’au moins dix chiots nous accueille joyeusement. Lori Brock connaît chaque chien par son nom.
Son domaine fait face au site prévu pour la construction de l’usine de Gotion. Depuis son salon, elle regarde ses pâturages, baignés par le soleil d’automne, et au-delà, derrière un ruisseau qui se jette dans le Muskegon, les terres qui ne sont pas encore exploitées. C’est de là que Lori Brock, qui est également agent immobilier, mène l’opposition à l’usine de batteries. "Ils nous imposent cette énergie verte. Mais elle n’est pas propre du tout. Savez-vous quelle quantité de lithium toxique se retrouve dans l’eau?"
Elle ne veut rien entendre des avantages des véhicules à batterie. "Un de mes amis possède une voiturette de golf équipée d’une batterie au lithium qui a pris feu. Tout son garage a brûlé, mais la compagnie d’assurance ne veut pas payer."
Lori Brock, qui dit n’avoir jamais mené de combat politique jusqu’à récemment, se sent trahie par les politiciens locaux. À ses yeux, ils se sont laissés aveugler par des histoires et des chiffres trop roses pour être vrais. Elle considère l’usine de batteries comme une menace pour la nature locale et le caractère rural de sa région, et comme un cheval de Troie pour les espions chinois, car Gotion entretiendrait des liens étroits avec le parti communiste chinois. "C’est un 'dirty business'. Nous ne devrions jamais donner l’argent de nos impôts à des communistes. Bien sûr, nous voulons une croissance économique dans cette communauté. Mais la bonne".
La campagne que mène Lori Brock, avec d’autres citoyens mécontents et relayés par le parti républicain local, a fait mouche. Les esprits se sont échauffés dans les groupes Facebook créés par les deux camps et lors des séances du conseil municipal. La fermière prétend que l’un de ses chevaux a été empoisonné et Jim Chapman a pris l’habitude de se promener avec un gilet pare-balles. L’année dernière, les opposants au projet ont réussi à réunir suffisamment de signatures pour renverser le pouvoir communal, y compris, Jim Chapman de son poste de superviseur.
"Qu’est-ce que ces espions chinois vont voler? La recette des desserts du commerce de mon amie?"
Haro sur la Chine communiste
Jim Chapman, pourtant républicain bon teint, ne pouvait qu’en prendre acte, se désole-t-il au fil de notre conversation dans la paisible Main Street du village. Pendant que nous parlons, nous voyons passer une camionnette rouillée arborant des drapeaux "NO GOTION". Jim Chapman connaît le conducteur. "Malheureusement, c’est ainsi que les choses se passent ici." Il estime que la peur de tout ce qui est chinois est infondée, en faisant remarquer que, rien que dans le Michigan, 269 entreprises d’origine chinoise y sont installées.
"Qu’est-ce que ces espions chinois vont voler? La recette des desserts du commerce de mon amie?" Il estime que les hostilités locales sont alimentées par de mystérieuses "forces extérieures" cherchant à tirer un profit politique de cette affaire, qui se déroule sur fond de campagne électorale tendue.
Fin août, Lori Brock a reçu un invité de marque dans sa ferme. Forte de sa notoriété au sein du parti républicain du Michigan, elle a réussi à faire de son domaine équestre une étape de la tournée électorale, aux allures de cirque, qui quadrille les États clés depuis des mois. Ainsi, par un après-midi caniculaire, JD Vance, le colistier de Donald Trump, a pris la parole dans sa propriété. "Les services secrets m’ont demandé: 'Pouvez-vous sécuriser cette propriété?' Et c’est ce que nous avons fait."
JD Vance s’est profilé comme un farouche opposant à la construction imminente de l’usine de batteries du groupe chinois, en fustigeant le rôle de Kamala Harris qui a permis par son vote, en tant que vice-présidente, de faire approuver par le Sénat américain l’IRA, qui a donné le coup d’envoi à de tels investissements. "Kamala Harris ne veut pas seulement ouvrir la voie au Parti communiste pour qu’il vienne construire des usines ici. Elle veut aussi les payer avec l’argent de nos impôts. Les démocrates aident la Chine à détruire notre industrie automobile et à la remplacer de l’intérieur."
C’est ainsi que l’histoire d’une mini-guerre civile dans un village d’un État en pleine mutation est devenue un thème à portée nationale. Donald Trump lui a également consacré un post furibard sur son média social Truth Social fin août: "L’usine de Gotion serait très mauvaise pour l’État et pour notre pays. Je suis 100% CONTRE". Lors de la convention républicaine de cet été, il s’était pourtant encore dit ouvert aux investissements chinois, pour autant qu’ils créent des emplois pour les Américains.
Les sept États clés de la présidentielle arrosés par l'IRA
Du côté de Kamala Harris, on a choisi de ne pas mettre en avant les réformes économiques historiques lancées par son patron. La démocrate préfère mettre l’accent sur ses propres priorités pour se présenter comme la candidate du changement. Les sondages indiquent, en effet, que l’IRA et les autres mesures de relance ne percolent pas dans l’électorat. Un sondage réalisé par le Washington Post l’été dernier a clairement montré que les trois quarts des électeurs ne savent pas de quoi il s’agit.
"La vraie question est de savoir ce que nous obtiendrons exactement en retour. Or, il est trop tôt pour le dire aujourd’hui."
Kamala Harris aurait pourtant une belle carte à jouer dans ce scrutin très serré. Depuis que la démocrate a apporté son vote décisif à l’IRA, il y a deux ans, pas moins de 120 milliards de dollars ont déjà été investis dans de grands projets de technologies propres. La moitié de cette somme est allée, coïncidence ou non, aux sept États où se joueront les batailles électorales cruciales pour désigner le prochain locataire de la Maison-Blanche.
Ainsi, 63 milliards de dollars - un montant calculé par le bureau d’études Atlas Public Policy à Washington - ont déjà atterri dans le Michigan, en Pennsylvanie et dans le Wisconsin, tous trois situés dans la "Rust Belt". La Géorgie, la Caroline du Nord, l’Arizona et le Nevada, formant la "Sun Belt", ont également reçu une partie de ces fonds.
Mais cette manne d’investissements ne change pas la donne électorale, estime l’économiste Scott Lincicome, du groupe de réflexion conservateur Cato Institute. Et cela ne devrait pas nous étonner, selon lui, parce que les annonces ne sont pas suivies de résultats concrets. "Certes, lorsque les pouvoirs publics accordent de gros avantages à certaines entreprises, cela finit toujours par produire quelque chose. Mais la vraie question est de savoir ce que nous obtiendrons exactement en retour. Or, il est trop tôt pour le dire aujourd’hui."
L'inflation pèse lourd sur les portefeuilles
Alors que les Bidenomics axées sur la croissance se traduisent par de nombreux indicateurs macroéconomiques très favorables, la population reste surtout confrontée à la vie chère. "Sur le terrain, les gens ne voient pas l’effet de tous ces milliards de dollars d’investissement", souligne Paul Isely, doyen et professeur d’économie à la Grand Valley State University, dans le Michigan.
"Les salaires hebdomadaires suivent à peine l’inflation. En particulier ici, dans l’ouest du Michigan, les gens ont l’impression que cela va moins bien. La confiance dans l’économie faiblit. Comme les électeurs sont surtout motivés par leur pouvoir d’achat quand ils votent, ce n’est pas très bon signer pour Kamala Harris."
Jim Chapman en est bien conscient. "L’inflation donne le tournis." Et parce qu’il reste un conservateur, il votera pour Donald Trump. Il regrette surtout que les théories conspirationnistes les plus folles circulent sur ce qu’il voit comme la planche de salut de l’économie de sa région. "Une rumeur, c’est comme l’Hydre, le monstre à plusieurs têtes. On ne peut pas la tuer."
Mais rien de tout cela n’arrêtera la construction de l’usine, le processus est trop avancé pour cela. "Et ils ont respecté toutes les lois", constate Jim Chapman. La première pierre sera posée l’année prochaine. "Que ce soit Gotion ou Elon Musk qui construise ici une usine d’ours en peluche, peu m’importe. Je veux ces 2.300 bons jobs pour mes concitoyens."
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