Le robot qui pense comme un humain, une course qui se chiffre en milliards
Nos usines, cuisines et entrepôts seront-ils bientôt peuplés d'une armée de robots à l'apparence humaine, pour accomplir sans relâche nos tâches fastidieuses? Ce rêve des milliardaires de la technologie n'a jamais été aussi près de se réaliser, grâce à l'évolution rapide de l'intelligence artificielle et à des investissements considérables. "Nos robots commencent à effectuer des tâches auxquelles nous ne les avons même pas entraînés."
Dans un entrepôt du géant américain du commerce électronique Amazon, au sud de son siège de Seattle, plusieurs robots verts et blancs s'affairent. Ils récupèrent des bacs en plastique sur les étagères et les apportent à leurs collègues humains ou les déposent délicatement sur un tapis roulant.
Les "Digits", comme on les appelle, ont une tête, des bras, des jambes et des pieds, et sont aussi grands et lourds qu'un humain adulte. Jeff Bezos, le propriétaire d'Amazon, souhaite que ce projet pilote permette de vérifier s'il est possible d’utiliser les robots humanoïdes, fabriqués par la société Agility Robotics, à grande échelle pour aider, voire remplacer ses employés.
Les robots sont encore hors de prix – plusieurs centaines de milliers de dollars chacun – mais ils promettent des économies gigantesques. Selon le CEO d'Agility Robotics, le coût d'exploitation de ses robots tombera à terme entre 2 et 3 dollars de l'heure, soit moins de la moitié du salaire minimum actuel aux États-Unis. Pour une entreprise à forte intensité de main-d'œuvre comme Amazon, cela pourrait lui permettre d'économiser plusieurs milliards de dollars par an.
D'abord, pour les tâches dangereuses, sales et ennuyeuses
Le déploiement à grande échelle de travailleurs "androïdes" infatigables et bon marché pourrait par ailleurs contribuer à résoudre des problèmes tels que le vieillissement de la population, les pénuries sur le marché du travail et la réticence populaire à ouvrir grand les portes de l'immigration. Dans un premier temps, ces robots pourraient surtout occuper des emplois de la catégorie dite "3D: dangerous, dirty and dull" (dangereux, sales et ennuyeux), comme la manipulation de matériaux cancérigènes ou la surveillance de bâtiments.
Amazon est loin d'être la seule entreprise à rêver de travailleurs robotisés. Dans le secteur automobile, de grandes marques comme BMW, Mercedes et Hyundai, ainsi que des sous-traitants comme Magna International, expérimentent également le déploiement de robots à l'apparence humaine sur leurs chaînes de production.
L'entrepreneur technologique Elon Musk – qui d'autre? – va plus loin en construisant ses propres robots Optimus, qu'il prévoit de mettre au travail dans ses usines de voitures Tesla, entre autres.
Elon Musk prédit même que d'ici 15 à 20 ans, plus d'un milliard de robots humanoïdes se promèneront sur notre planète, d'abord dans les entreprises, puis comme majordomes personnels et aides ménagères. Sommes-nous vraiment à l'aube de cette révolution? Ou les milliardaires de la technologie comme Musk et Bezos prennent-ils un peu trop vite leurs rêves d'enfant pour la réalité de demain?
L'accélérateur IA
À Wall Street, en tout cas, la révolution robotique est prise très au sérieux. La banque d'affaires Goldman Sachs pense que le marché mondial des robots humanoïdes atteindra 38 milliards de dollars d'ici à 2035, soit six fois plus que ce que les analystes prévoyaient jusqu'à récemment. Dans un "scénario ambitieux", le cabinet de conseil Roland Berger prévoit 50 millions de robots d'ici à 2050, générant un chiffre d'affaires annuel de pas moins de 1.500 milliards de dollars.
Comment expliquer cette inflation de perspectives mirifiques? La réponse est inscrite en grand sur le rapport de Goldman Sachs: "L'accélérateur IA". Selon la banque, les percées dans le domaine de l'intelligence artificielle permettent aujourd'hui d'entraîner les robots à effectuer une variété de tâches beaucoup plus rapidement et mieux.
Entraîner des robots
Apprendre à un robot à interagir avec le monde physique a toujours été un grand défi pour les chercheurs. "Jusqu'il n'y a pas très longtemps, les robots travaillaient avec des modèles préprogrammés, essayant de prédire le résultat d'une action en utilisant les lois de la physique et de la mécanique", explique le professeur de robotique Bram Vanderborght (VUB). "L'IA aborde cela différemment, en entraînant un modèle avec des objets de la réalité."
Entrainer un robot dans le monde réel n'a pourtant rien d'évident. Un modèle informatique apprenant à écrire du texte ou à créer des graphiques peut simplement extraire les données de formation nécessaires d'internet ou d'autres bases de données. Il peut faire des millions d'erreurs et peut être facilement corrigé par les humains.
En revanche, un robot qui doit explorer le monde n'a pas ce luxe. Internet offre peu de données sur la manière dont l'espace physique est constitué. Et on ne peut pas laisser un robot essayer toutes sortes de choses, au risque de le voir casser des objets au cours de son processus d'apprentissage, s'endommager lui-même ou blesser des personnes.
Jetson
La solution pourrait passer par le recours à des images vidéo et de RV (réalité virtuelle) en vue de préparer les robots à un environnement tridimensionnel. Nvidia, le fabricant de puces qui fournit la plupart des processeurs à l'origine de la révolution de l'IA, développe un modèle IA, baptisé "projet BIG" qui se charge de ce type de formation. Il a également mis au point une série de puces pour robots sous la marque Jetson, – un nom qui s'inspire de la série d'animation des années 1960 "Les Jetsons". "Nous aurons besoin de ces puissants processeurs si nous voulons fabriquer de véritables humanoïdes", explique Bram Vanderborght.
Mais les récentes percées dans le domaine des grands modèles de langage tels que le GPT mènent également à la mise au point de robots polyvalents de type humanoïde. Cela s'explique notamment par le fait qu'il est devenu beaucoup plus facile de donner des instructions au robot, explique le professeur Tony Belpaeme (UGent), spécialiste de la robotique cognitive et de l'interaction homme-robot. "Par exemple, on peut lui demander de faire un signe de tête chaque fois qu'il croise un humain. Le robot comprend cette question et peut alors créer lui-même quelques lignes de code informatique pour l'exécuter."
Un bon sens que les robots acquièrent
Mais l'impact de l'IA ne s'arrête pas là. "Ce qui m'a vraiment surpris, c'est que les grands modèles de langage commencent à faire preuve d'une certaine forme de bon sens", explique Tony Belpaeme. "Même s'ils sont formés uniquement sur du texte, ils ont quelque part compris comment fonctionnent notre monde et les lois de la physique. Nous, les humains, savons qu'on ne peut pas verser une bouteille de Coca pleine dans un verre sans qu'il déborde. Mais ce qui est fou, c'est que ces modèles de langage le comprennent même s'ils n'ont jamais vu de verre ou de bouteille de Coca en vrai. Ce bon sens aide les robots à apprendre à gérer des situations très diverses que nous devions auparavant programmer manuellement."
Avec des modèles de langage encore plus poussés, pourrions-nous développer des robots ne nécessitant pratiquement aucune formation et interprétant le monde comme le fait un humain? Cela semble relever de la science-fiction, mais selon Bernt Bornich, un tel scénario est plus proche qu'on ne le pense. Il est le fondateur et le CEO de la société norvégienne de robotique 1X Technologies, qui a pour mission de commercialiser un robot ménager social appelé "NEO".
Signes de vie
Son entreprise, qui a récemment levé 100 millions de dollars et compte OpenAI, le fabricant de ChatGPT, parmi ses actionnaires, a déjà produit quelque 80 robots. Certains d'entre eux sont déjà testés quotidiennement dans la pratique. "Nous disposons ainsi d'une masse de données précieuses pour l'entraînement de notre modèle d'IA", explique Bernt Bornich. "L'année prochaine, nous étendrons considérablement notre flotte (il a évoqué un millier de robots lors d'entretiens précédents, NDLR), et les choses deviendront alors vraiment intéressantes. Mais nous constatons déjà des effets d'échelle prometteurs."
"L'apprentissage de nouvelles tâches est de plus en plus rapide et que nous pouvons leur enseigner des tâches de plus en plus complexes."
Bernt Bornich affirme que ses robots commencent à montrer des "signes de vie", c'est-à-dire qu'ils sont parfois capables d'effectuer une tâche pour laquelle ils n'ont jamais été formés auparavant. "Je ne vois pas pourquoi cela ne pourrait pas se généraliser à terme. La grande question est de savoir quelle doit être la taille des modèles d'IA, et combien de temps et de capital sont nécessaires pour y arriver ", ajoute-t-il. "En attendant, nous constatons que l'apprentissage de nouvelles tâches est de plus en plus rapide et que nous pouvons leur enseigner des tâches de plus en plus complexes."
Moment ChatGPT
Selon le Norvégien, ce n'est plus qu'une question de "quelques années" avant que le monde de la robotique n'atteigne son "moment ChatGPT". "Je veux dire par là que nous serons en mesure de fabriquer des robots dotés d'une fonctionnalité générale et d'une autonomie totale. Vous pourrez demander à un tel robot ‘prépare-moi une tasse de thé’ et vous aurez la certitude qu'il le fera effectivement."
Si les prédictions d'entrepreneurs comme Musk et Bornich font rêver, elles suscitent aussi beaucoup de scepticisme. Le cabinet d'études Gartner place actuellement les robots humanoïdes au sommet de son "hype cycle", la fameuse courbe qui montre que toute nouvelle technologie passe au début par une phase d'attentes exagérées.
Réplique de la peau
"J'admire les entrepreneurs et les investisseurs qui veulent se lancer, mais je n'oserais pas y miser un centime"
Les experts confirment que, grâce à l'IA générative, les robots font des pas de géants en termes de socialisation et de conscience de soi. Mais il reste un gouffre à combler pour créer un robot physiquement aussi polyvalent et maniable qu'un humain. Sans compter, selon eux, qu'on est encore loin de pouvoir le produire et commercialiser de manière durable et abordable. "J'admire les entrepreneurs et les investisseurs qui veulent se lancer, mais je n'oserais pas y miser un centime", avoue Tony Belpaeme.
Bram Vanderborght souligne notamment la nécessité de disposer nouveaux capteurs imitant les sens humains. "Aujourd'hui, l'industrie de la robotique n'est pas assez importante pour stimuler le développement de tels capteurs spécifiques. C'est pourquoi nous travaillons avec l'institut de recherche imec sur une sorte de réplique de la peau humaine." Idéalement, un robot pourrait également détecter la présence d'un être humain à proximité, afin d'éviter les risques de collision. Bram Vanderborght et l'imec cherchent également à mettre au point des matériaux "auto-cicatrisants", capables de se réparer eux-mêmes après avoir été endommagés.
L'énergie est un autre défi. Pour bouger ses membres, un robot humanoïde utilise souvent des dizaines de moteurs électriques, qui doivent entraîner des engrenages avec un couple important. Ce qui donne une machine lourde équipée d'une grosse batterie qui se décharge rapidement. Le laboratoire de Bram Vanderborght étudie donc également des techniques plus efficaces.
Rentabiliser la production
Tout cela pris en compte, les obstacles pratiques dans la course vers les humanoïdes sont encore trop nombreux, estime ainsi le pionnier flamand de l'IA Jonathan Berte, de Robovision, une entreprise spécialisée dans les systèmes de vision pour robots basés sur l'IA. Les nombreuses vidéos de robots exécutant toutes sortes de tours amusants sont essentiellement des opérations de relations publiques intelligentes, pense-t-il. "Cela viendra, mais cela prendra beaucoup de temps. Le hardware est bien plus difficile à développer que le software."
La plupart des analystes prévoient que les humanoïdes feront leur entrée en premier lieu dans l'industrie. Mais les développements technologiques y sont toujours lents, fait remarquer Jonathan Berte. "Les entreprises veulent avant tout un produit robuste, capable de fonctionner sans arrêts intempestifs et qui s'accompagne d'un solide éventail de services. Nous en sommes encore loin. L'industrie automobile a également mis 100 ans à se développer."
Jonathan Berte entrevoit plutôt une évolution lente, avec des robots actuels capables progressivement d'effectuer des manipulations plus complexes. "Pensez à des applications de niche comme le tri des bulbes de tulipes ou la cueillette des tomates. Ce sont des produits très délicats. Il faut de l'intelligence artificielle pour apprendre à un robot à les saisir avec ses pinces, mais il n'est pas nécessaire d'avoir des robots humanoïdes coûteux et complexes avec des mains et cinq doigts pour le faire."
"Que la révolution robotique soit rapide ou lente, ses implications sociales et éthiques méritent d'être débattues dès aujourd'hui."
Selon Bernt Bornich (1X Technologies), la clé de la production de masse de robots ne se situe pas dans l'industrie, mais plutôt dans le développement d'un robot grand public réussi. Selon lui, la technologie se diffusera ensuite naturellement dans les applications industrielles. Une vision audacieuse, mais qui semble être partagée par un acteur puissant. Selon des sources bien informées, Apple a récemment mis en place une équipe qui travaille sur un futur robot domestique. Le projet réunit plusieurs ingénieurs qui ont quitté l'équipe qui travaillait sur une voiture autonome, mais qui a été dissoute en février.
Les analystes de Goldman Sachs observent également que les opinions sur le potentiel des humanoïdes varient considérablement. Outre les progrès de l'IA, ils voient une autre raison qui pourrait accélérer une percée décisive: la diminution rapide du coût de production des robots. L'année dernière, le coût moyen du matériel n'était plus que de 150.000 dollars, contre 250.000 dollars en 2022. Si cette baisse se poursuit, une production en série deviendra bientôt rentable.
Mais que la révolution robotique soit rapide ou lente, ses implications sociales et éthiques méritent d'être débattues dès aujourd'hui. Si une arrivée massive de robots bon marché pourrait apporter à l'humanité une prospérité sans précédent, la grande question est en effet de savoir comment elle sera partagée et ce que nous ferons de ce temps de travail considérable ainsi libéré.
et leurs fabricants
- Atlas (Boston Dynamics)
Peut-être le robot le plus connu grâce aux nombreuses vidéos de ses figures athlétiques. Le robot hydraulique a récemment pris sa retraite et a été remplacé par une version électrique. - Digit (Agility Robotics)
Un robot logistique en test chez Amazon. - Optimus (Tesla)
Le robot d’Elon Musk qui pourra bientôt participer à la fabrication des véhicules Tesla. - NEO (1X Technologies)
Un robot léger norvégien qui devrait aider aux tâches ménagères. - Figure 01 (Figure)
Un robot "à usage général" qui devrait interagir souplement avec les humains grâce à l’IA. Il est développé conjointement avec OpenAI. - Phoenix (Sanctuary AI)
Un autre robot polyvalent doté d’IA, développé à Vancouver, au Canada. - Apollo (Apptronik)
Destiné à prendre en charge les tâches dangereuses ou désagréables des humains.
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