Henry Kissinger, un adepte du pragmatisme au service des États-Unis
Loué pour son pragmatisme pendant la Guerre froide, et critiqué pour son manque de considération pour les droits humains, Henry Kissinger, décédé mercredi, a toujours privilégié ce qu’il pensait être les intérêts des États-Unis.
Il fait partie de ces personnages de l’Histoire américaine dont le nom était devenu une légende aussi encensée que décriée. La mort, mercredi à l’âge de 100 ans, d’Henry Kissinger, un diplomate hors pair avec des facettes sombres, a provoqué un torrent de réactions internationales.
"Peu de personnes ont été de meilleurs élèves de l'Histoire – et encore moins de personnes ont davantage contribué à façonner l'Histoire – qu'Henry Kissinger", a salué celui qui occupe aujourd’hui son ancien poste, le secrétaire d’État américain Antony Blinken. "L'Amérique a perdu l'une de ses voix les plus sûres et les plus écoutées en politique étrangère", a assuré l'ancien président George W. Bush, républicain comme lui. "S'il est possible que la diplomatie, à son plus haut niveau, soit une forme d'art, Henry était un artiste", a aussi déclaré l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair.
En juillet encore, il était reçu avec faste à Pékin où il a rencontré le président chinois Xi Jinping.
Henry Kissinger, reconnaissable à son accent allemand et à son épaisse monture de lunettes, a marqué la deuxième partie du XXe siècle et au-delà. Conseiller à la sécurité nationale et secrétaire d’État – parfois les deux en même temps! – sous les présidents Richard Nixon et Gerald Ford de 1969 à 1977, il n’avait jamais vraiment ôté sa casquette de diplomate.
Le dégel avec la Chine et la Russie
En juillet encore, il était reçu avec faste à Pékin où il a rencontré le président chinois Xi Jinping. Ce dernier avait salué à cette occasion un "diplomate de légende". Henry Kissinger avait un lien particulier avec la Chine. C’est lui qui, dans les années 1970, a amorcé le dégel des relations grâce auquel le géant asiatique a mis fin à son isolement et a pu monter en puissance pour devenir l’adversaire redoutable qu’il est aujourd’hui face à Washington.
"Le nom d'Henry Kissinger est étroitement lié à une politique pragmatique qui a permis d'aboutir à une détente des tensions internationales et à des accords très importants américano-soviétiques ayant contribué au renforcement de la sécurité mondiale."
Le ministère chinois des Affaires étrangères a souligné jeudi les "contributions historiques" d’Henry Kissinger aux relations sino-américaines. Il a rappelé qu'il s'était rendu "en Chine plus d'une centaine de fois" pour "promouvoir la normalisation". Le secrétaire d’État avait en effet effectué plusieurs voyages secrets pour organiser la visite historique de Richard Nixon à Pékin en 1972, après 25 ans de communications rompues. Ce fut "une semaine qui a changé le monde", avait déclaré l’ancien président américain, dont la rencontre avec Mao Zedong est restée un moment phare des relations internationales.
Henry Kissinger a appliqué la même "Realpolitik américaine" (un terme qu’il rejetait pourtant) à la Russie, se faisant l’architecte de la "détente" avec Moscou durant la Guerre froide. Ses efforts ont mené au premier traité majeur de contrôle des armes nucléaires entre les deux nations.
"Le nom d'Henry Kissinger est étroitement lié à une politique pragmatique qui a permis d'aboutir à une détente des tensions internationales et à des accords très importants américano-soviétiques ayant contribué au renforcement de la sécurité mondiale", a déclaré jeudi le président russe Vladimir Poutine qui l’a rencontré à plusieurs reprises depuis les années 2000. Et, comme sur beaucoup de dossiers internationaux, Henry Kissinger avait encore des choses à dire à la fin de sa vie. En janvier 2023, il avait plaidé pour un soutien continu à l’Ukraine, laquelle devrait selon lui rejoindre l’Otan face à l’invasion russe.
Heinz Alfred Kissinger, alias Henry Kissinger, juif allemand né en Allemagne en 1923, a toujours entretenu une relation spéciale avec Israël.
La fin de la guerre du Vietnam
Le goût d’Henry Kissinger pour les rencontres secrètes s’est aussi manifesté au Vietnam, où il a mené dans l’ombre des négociations avec Le Duc Tho pour mettre fin à la guerre démarrée en 1954. Ceci en parallèle aux bombardements américains de Hanoï pendant la période de Noël 1972. "Nous avons bombardé les Vietnamiens du Nord pour qu’ils acceptent les concessions que nous leur demandions", s’était-il vanté en privé.
Ses efforts aboutissent à la signature d’un cessez-le-feu, qui lui vaut un prix Nobel de la paix controversé en 1973. Le Duc Tho, lui aussi récipiendaire de la prestigieuse récompense, la refuse, estimant que la trêve négociée n'était pas respectée. Face à cette situation électrique et au risque de manifestations, Henry Kissinger fait profil bas et décide de ne pas se rendre en personne à Olso, siège de l’Académie des Nobel. C’est l’ambassadeur américain qui le remplacera.
Pour la paix au Proche-Orient
Heinz Alfred Kissinger, alias Henry Kissinger, juif allemand né en Allemagne en 1923, a toujours entretenu une relation spéciale avec Israël. Profondément marqué par le nazisme, il doit fuir son pays à l’âge de 15 ans avec sa famille, direction les États-Unis où, une fois naturalisé, il intègre le contre-espionnage militaire avant d’entamer sa carrière diplomatique.
Sa défense des intérêts américains lui a valu d’être qualifié de pragmatique tout autant que de faucon.
Une carrière en partie consacrée au Proche-Orient. C’est lui qui est à l’origine de l’opération "Nickel Grass", un pont aérien massif visant à ravitailler l’armée israélienne en armes après l'attaque surprise de l’Égypte et de la Syrie lors de la fête juive de Yom Kippour en 1973.
"Sachez que j'ai toujours aimé, admiré et soutenu l'État d’Israël", aurait-il dit récemment au président israélien Isaac Herzog, qui a relaté jeudi leur dernière conversation téléphonique. C’est le diplomate américain qui, grâce à sa fameuse "diplomatie de la navette" – 33 jours d’allers-retours entre Israël et les pays arabes –, a "posé la pierre angulaire de l'accord de paix signé plus tard avec l’Égypte", a souligné Isaac Herzog, en référence aux accords de Camp David de 1978. Ce fut la dernière guerre entre l’État hébreu et l’Égypte, qui est alors passée de la sphère d’influence russe à la sphère américaine.
Son attachement à Israël ne l’a pas empêché de décevoir une partie de la communauté juive américaine, qui ne lui a jamais pardonné ses propos partagés avec Richard Nixon, en 1973, dont les enregistrements ont été rendus publics en 2010.
Faire pression sur Moscou pour permettre aux juifs d’émigrer et de fuir la persécution soviétique n’était "pas un objectif de la politique étrangère américaine", avait-il alors lancé au président, en pleine Guerre froide. "Et s’ils ont mis des juifs dans des chambres à gaz en Union soviétique, ce n’est pas un problème américain. Peut-être un problème humanitaire." " Je sais", avait répondu Nixon. "On ne peut pas faire exploser la Terre à cause de ça."
Les côtés sombres
Sa défense des intérêts américains lui a valu d’être qualifié de pragmatique tout autant que de faucon. Certains le considèrent même comme un criminel de guerre au vu des périodes les plus sombres de sa carrière. Ils pointent notamment son soutien aux coups d'État en Amérique latine, au nom de la lutte contre le communisme.
L’épisode le plus célèbre est celui de 1973 au Chili, lorsque la CIA a aidé à porter au pouvoir le dictateur Augusto Pinochet après le suicide du socialiste Salvador Allende. "Nous devons comprendre notre politique: peu importe ce qu’il fait, ce gouvernement est mieux pour nous que celui d’Allende", a-t-il déclaré à des subordonnées qui s’inquiétaient des atrocités et des violations des droits humains commises après le coup d’État.
En mai 2001, alors qu’il séjournait au Ritz à Paris, Henry Kissinger s’est vu sommé de se présenter à un juge le lendemain à propos de la disparition de cinq Français sous la dictature de Pinochet. L’Américain ne s’est pas plié à cette requête et a quitté la capitale française.
Son implication personnelle dans les bombardements massifs et tenus secrets au Cambodge – un pays officiellement neutre au moment de la guerre du Vietnam – fait aussi partie des points noirs de sa carrière. Dans le cadre de l’Opération "Menu" (les petit-déjeuner, déjeuner, diner, goûter, dessert et souper représentant différentes cibles et missions au Cambodge) Henry Kissinger a approuvé plus de 3.800 bombardements entre 1969 et 1970. Objectif : se débarrasser des forces pro-communistes qui opéraient de l’autre côté de la frontière ouest du Vietnam. Il faut frapper "tout ce qui vole ou tout ce qui bouge", a-t-il dit aux militaires. Le bilan, contesté, est estimé à plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de civils tués.
La fin justifie-t-elle les moyens? "Laisser son pays dans un meilleur état que celui où on l’a trouvé": telle était l’objectif désigné par Henry Kissinger. Et pour y arriver, il a usé de toutes les stratégies. Une fois sa carrière terminée, il a continué à parler à l’oreille des présidents américains. Barack Obama n’était pas le plus grand fan de sa conception machiavélique des relations internationales. À la fin de sa présidence, le démocrate a affirmé qu’il avait passé une bonne partie de son mandat à tenter de réparer le monde que Kissinger avait laissé en héritage. Aider des pays à "retirer les bombes qui continuent à faire exploser les jambes des petits enfants" en faisait partie. "En quoi cette stratégie promeut-elle nos intérêts?"
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