Pourquoi les gauches souffrent et la droite grimpe
Sans doute le basculement wallon n'est-il que le dernier épisode d'un long feuilleton, celui de la droitisation de l'espace politique. Retour en arrière et prise de hauteur.
À droite toute! C'est ce qui s'appelle une victoire à tous les étages. Ce dimanche 9 juin, le MR a chipé le leadership au PS à Bruxelles et en Wallonie. Une tendance qui n'est en rien locale, puisque l'Europe entière s'ancre davantage à droite.
Nuançons toutefois, avant de décortiquer cette vague de fond, dont la formation nous ramène des décennies en arrière. Certes, à Bruxelles, la progression de la droite est impressionnante. Ensemble, MR et Engagés pèsent 36,63% des voix dans le collège électoral francophone, contre 24,45% en 2019. Cela étant, en déduire que la gauche sombre reviendrait à se méprendre. Oui, le trio Ecolo-PS-PTB a perdu des plumes éparses (-1,8 point) entre 2019 et 2024. Toutefois, structurellement, la gauche enregistre, dans la capitale, une hausse indéniable. De 1989 à 1999, ces trois formations pesaient dans les 30%, pour passer dans les 40% entre 2004 et 2014 et dépasser la barre des 50% à partir de 2019.
Par contre, en terres wallonnes, le basculement est spectaculaire. Totalisant 32,42% des votes en 2019, MR et Engagés ont arraché 50,27% en 2024. Là où la gauche, avec ses 42,29%, enregistre son pire score depuis que le scrutin wallon est organisé (1995).
"Il est indubitable que la gauche est en recul, et la gauche socialiste, en recul sévère."
La débâcle de la gauche
Quittons le marigot belge, dézoomons et inscrivons-nous dans le temps long. "Le glissement vers la droite est indéniable", assure Pascal Delwit, politologue à l'ULB. Une manière de le jauger est le déclin de la gauche sociale-démocrate, affirmé depuis le tournant du XXIe siècle. "On enregistrait une légère érosion durant les années 80 et 90, plus marquée dans les années 2000. Depuis une quinzaine d'années, la famille dévisse."
Parfois spectaculairement, avec ce score anecdotique lors de la présidentielle française en 2022. "Autrefois grand parti, le Pasok grec reste avec un étiage compris entre 5% et 10%. Les travaillistes néerlandais se sont effondrés. Quand Olaf Scholz est devenu chancelier allemand en 2021, son parti, le SPD, affichait son troisième plus mauvais score. Et le parti social-démocrate tchèque n'a plus de représentant au Parlement." Bref, même s'il existe des contre-exemples comme en Espagne ou à Malte, la gauche socialiste est en perte de vitesse.
Le destin de la gauche radicale diffère un brin, elle qui connaît un regain inattendu entre 2014 et 2018, avec Podemos en Espagne, LFI en France, Syriza en Grèce ou le Bloc de gauche au Portugal. "Cela aussi, c'est derrière nous", pointe Pascal Delwit. Place à la glissade, du Sud au Nord. "En Europe centrale orientale, c'est Waterloo, morne plaine." Avec, ici aussi, des exceptions, comme l'îlot belge.
Tant qu'à faire, intégrons les verts dans l'équation. Une famille nettement plus sujette aux fluctuations. Qui vient de subir un revers d'ensemble mémorable. "Ce ne sont pas les mêmes gauches et l'on peut trouver un contre-exemple pour chaque famille, ramasse Pascal Delwit. En attendant, il est indubitable que la gauche est en recul, et la gauche socialiste, en recul sévère."
"Le plus saillant, c'est la banalisation de l'extrême droite. Qui a coupé le lien qui se faisait avec le nazisme ou le fascisme; ces formations ont réussi à s'affranchir de cet encombrant héritage dans la mémoire collective.
Le succès de la droite radicale
En parallèle, on assiste à une montée de partis de droite radicale – ou d'extrême droite, selon l'étiquette choisie. Généralisée, parce que même les pays dans un premier temps épargnés n'y coupent plus à présent. AfD, Chega, Démocrates de Suède, Fratelli d'Italia, Ligue du Nord, Parti des Finlandais, Parti national slovaque, PVV, RN, Vlaams Belang ou Vox: la liste est longue. "Irlande ou Malte, il est plus simple de recenser les pays où la droite radicale ne perce pas", ironise Pascal Delwit.
"Le plus saillant, estime Caroline Sägesser, chercheuse au Centre de recherche et d’information socio-politique (Crisp), c'est la banalisation de l'extrême droite. Qui a coupé le lien qui se faisait avec le nazisme ou le fascisme; ces formations ont réussi à s'affranchir de cet encombrant héritage dans la mémoire collective. À présent, elle participe au pouvoir et l'on semble tracer une ligne entre l'extrême droite fréquentable et l'infréquentable, selon qu'elle soutient l'Ukraine ou non."
Et voilà que, confrontés à cette droite radicale, les partis conservateurs, voire libéraux, lui empruntent des éléments de programme, souligne Pascal Delwit. Le cas des Républicains français est emblématique. Sécurité, migration, affirmation de l'autorité, identité, respect des traditions. "Sans oublier la lutte contre la contestation, qu'il s'agisse de wokisme ou de théorie du genre." À ce sujet, Caroline Sägesser observe qu'une partie de la population n'est pas montée "dans le train de l'égalité". "Existent des forces de résistance aux changements visant à garantir des droits aux minorités et aux femmes."
Emprunt du programme, et des éléments de langage. Parler au nom du peuple, des "vraies gens", contre "l'élite culturelle et l'establishment".
"L'électorat de la droite radicale est anxieux."
La recherche du coupable
Voilà pour les tendances; reste à esquisser les causes. "Covid ou gilets jaunes: ces dernières années ont été marquées par des fractures sociétales dures", avance Caroline Sägesser. À quoi s'ajoutent terrorisme, guerre en Ukraine, situation au Proche-Orient, crise énergétique ou dérèglement climatique.
Ce n'est pas tout. "Le rêve européen est en panne. L'Union ne fait plus la démonstration qu'elle apporte paix et prospérité." Et que dire de la perte de repères et "d'idéologies autrefois fédératrices"? Religion pour les uns, syndicat pour les autres: un cadre de valeurs structurantes. "Tout cela a rétréci, ce qui explique que le nationalisme renaît. On se cherche quelque chose de commun." Et l'on n'a plus que l'appartenance (sous-)nationale à se mettre sous la dent.
De manière générale, analyse Pascal Delwit, on est moins ouvert ou tolérant quand la toile de fond se colore de pessimisme. L'agenda est anxiogène et la préoccupation centrale est celle du pouvoir d'achat. "Les prix de l'énergie ou de l'alimentation et des loyers qui explosent, cela peut changer votre vie, insiste Pascal Delwit. Avec, en sus, le sentiment qu'on ne fait rien pour vous.
Tout cela dans un contexte où les inégalités croissent, même si la Belgique est moins concernée, parce que dotée de mécanismes de protection sociale solides." Cette détérioration des conditions de vie peut porter sur des besoins primaires ou plus secondaires, comme les loisirs ou les vacances. Elle peut même être concrète, indéniable, ou relever de la crainte. "Vous avez, mais avez peur de perdre. Voilà l'un des facteurs explicatifs du vote pour la droite radicale dans des milieux favorisés. L'électorat de la droite radicale est anxieux."
Vient alors la question à 1.000 points, celle de l'imputation. À qui la faute? "Du côté du PTB ou de LFI, on va pointer le système capitaliste et les ultrariches", résume Pascal Delwit. La répartition des richesses. Avec le fameux "1% contre les 99%". "Au RN ou au Vlaams Belang, l'imputation vise les personnes étrangères et l'establishment qui prône l'ouverture. Entre les deux, il existe une compétition, mais la gauche radicale a perdu." La boucle est bouclée: on en revient à la chute de la maison socialiste et à la perte de soutien des classes populaires. "Le premier vote RN est ouvrier. Ce qui explique les perspectives nativistes de la droite radicale: on va s'emparer des préoccupations sociales, mais uniquement pour les nationaux."
Fin de l'exception francophone?
Terminons sur ceci: comment se fait-il que l'espace francophone ait davantage résisté à cette double lame de fond? Village d'irréductibles Gaulois? "La non-pénétration de l'extrême droite tient essentiellement à l'absence de récit national", pose Caroline Sägesser. Le récit belge est à la peine et s'il en existe à l'échelle régionale, c'est à l'état embryonnaire. "Côté wallon, il est assez tourné sur le folklore et à Bruxelles, vers l'aspect multiculturel, ce côté 'zinneke'." Il y a, aussi, ce cordon sanitaire médiatique, même si les réseaux sociaux constituent une voie royale de contournement. "Enfin, l'absence de tradition nationale et la culture ouvrière constituent un terreau plus favorable à l'émergence d'un vote contestataire à gauche, plutôt qu'à droite."
Sans oublier un Parti socialiste qui, compte tenu des vents contraires, a livré une résistance acharnée. Sans doute, glisse Pascal Delwit, faut-il y voir la patte d'acteurs restant à l'écoute des préoccupations des classes populaires salariées. "Un taux de syndicalisation plus élevé maintient à l'agenda les revendications socioéconomiques. Quant au PS, il s'est, plus que d'autres, concentré sur la question sociale. Même s'il joue en base défensive depuis trente-cinq ans. 'Nous sommes le bouclier', disait Philippe Busquin."
Défensive face au remuant PTB. Défensive encore face à la résurgence du discours sur "l'assistanat", qui avait déjà piqué en 2007. "Cela renvoie à un imaginaire différent, les socialistes ne défendant plus les travailleurs mais les assistés. Via les allocations, c'est une manière de renvoyer aux étrangers et au manque d'autorité."
- La gauche sociale-démocrate dévisse depuis une quinzaine d'années. Le regain de la gauche radicale est derrière nous. Et les écologistes ont subi un revers massif. Autrement dit, la gauche recule.
- Parallèlement, la droite radicale a le vent en poupe, copiée par la droite traditionnelle. Rares sont les pays échappant à cette vague.
- C'est la droitisation du monde.
- Sur fond d'anxiété, de détérioration des conditions de vie et de crises à répétition.
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