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interview

Enrico Letta: "Donald Trump aidera l'Europe à passer à l'âge adulte"

"J'ai envie de croire que le nouveau président américain sera le principal fédérateur externe de notre famille européenne. (...) Son scepticisme, ses tentations isolationnistes, sa méconnaissance des forces et des atouts de notre continent, nous pousseront à devenir plus indépendants." ©Tom Pilston/Panos Pictures

Le démocrate italien Enrico Letta a publié les conclusions d'un rapport sur le futur du marché unique. Réaliste et pragmatique, pour lui, l'avenir de l'Europe passe par l'autonomie de sa défense, l'unification du droit des affaires, la coordination des efforts dans les nouvelles technologies et la maîtrise d'une immigration réfléchie. Faisant écho à Mario Draghi, et malgré un optimisme revendiqué, ses conclusions sont sans appel: l'Europe doit réagir au plus vite.

Chargé, en 2023, par les institutions européennes de rédiger un rapport sur le futur du marché unique, Enrico Letta, président de l'Institut Jacques Delors et ancien président du Conseil des ministres italien, a sillonné l'Europe pendant huit mois. Après avoir visité les vingt-sept États-membres et rencontré dirigeants politiques, entrepreneurs, universitaires et représentants de la société civile, le démocrate n'a pas de doute: "L’Europe reste imparfaite, mais elle est irremplaçable." Son rapport "Much more than a Market", présenté au mois d'avril 2024, fournit ainsi les recettes pour accélérer la réindustrialisation et la transition énergétique du continent, tout en ouvrant la voie à une deuxième vague d'intégration des marchés européens.

Habité par les souvenirs de ses pérégrinations dans l'UE et par un amour viscéral voué à la construction européenne, Enrico Letta vient, par ailleurs, de publier un livre-manifeste, "Des idées nouvelles pour l'Europe" (Odile Jacob), qui est un hymne à cette "maison commune" ainsi qu'un hommage à tous ceux qui ont lutté pour la bâtir.

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Brief spécial | Trump au pouvoir: quel impact sur l'économie américaine et mondiale?
Le Brief

Brief spécial | Trump au pouvoir: quel impact sur l'économie américaine et mondiale?

Que vont devenir les États-Unis sous Donald Trump? L'économie mondiale s'apprête-t-elle à connaître un bouleversement par son retour au pouvoir? Entre-t-on dans une période de guerre commerciale entre les États-Unis et le reste du monde? Quels seront les effets sur la géopolitique?

Toutes ces questions, et bien d'autres, sont abordées dans cet épisode spécial du Brief, aux côtés de deux spécialistes des États-Unis: Amine Aït-Chaalal, professeur en relations internationales à l'UCLouvain et Frank Vranken, chef stratégiste de la banque Edmond de Rothschild.

Présentation: Ondine Werres

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Que vous inspire la victoire de Donald Trump?

Laissez-moi être optimiste malgré tout… J'ai envie de croire que le nouveau président américain sera le principal fédérateur externe de notre famille européenne. Il est tellement évident que Donald Trump pense que l'UE n'est autre qu'une farce du destin, un hasard de l'Histoire, une entité abstraite et insignifiante! Il n'a jamais cru en l'avenir de l'intégration européenne. Son scepticisme, ses tentations isolationnistes, sa méconnaissance des forces et des atouts de notre continent, nous pousseront à devenir plus indépendants.

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En ce sens, j'encourage l'utilisation des fonds du MES pour financer les dépenses de l'UE en matière de défense, des dépenses que nous ne pouvons pas nous permettre à l'échelle nationale, et qui nous aideront à nous défendre avec plus d'autonomie.

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Quels sont les risques liés à son retour à la Maison-Blanche?

Cet homme est complètement imprévisible. Il menace d'engager des guerres commerciales même avec ses propres partenaires internationaux. Et il le fera. Cette deuxième présidence de Donald Trump risque d'être encore plus périlleuse que la première. Par le passé, le parti républicain a essayé, tant bien que mal, de contenir ses appétits politiques et ses élans contradictoires. Or, je crains que son entourage ne puisse aujourd'hui agir avec la même efficacité. Je le répète, il aidera l'Europe à passer à l'âge adulte. Il faut que l'on apprenne à marcher tout seuls.

Avec ce retour de l'isolationnisme au pouvoir en Amérique, quel sera le destin de l'Ukraine?

"Si Washington, sous l'emprise de l'isolationnisme trumpien, devait être tentée de lâcher Kiev, il faudra que l'UE prenne courageusement la relève."

La seule chose dont je suis certain est que l'Europe ne doit absolument pas abandonner l'Ukraine! Nous ne pouvons pas permettre que Vladimir Poutine devienne le grand vainqueur de ces dernières élections américaines! Si Washington, sous l'emprise de l'isolationnisme trumpien, devait être tentée de lâcher Kiev, il faudra que l'UE prenne courageusement la relève. 

Aujourd'hui, l'UE apparaît divisée, en perte de vitesse, menacée de devenir une colonie des États-Unis et de la Chine. Que devrait-elle faire pour reprendre son souffle et sa place légitime dans le monde?

Mon rapport sur le marché unique européen ainsi que mon dernier livre partent de la nécessité d'une prise de conscience fondamentale: les ressources pour renouer avec notre élan du passé ne peuvent être trouvées qu'à l’intérieur de l'UE. Notre avenir ne dépend que de nous.

"Les Européens doivent être conscients qu'ils n'ont accompli qu'une intégration à moitié, ce qui, aujourd'hui, les rend fragiles et chancelants."

Les Européens doivent être conscients qu'ils n'ont accompli qu'une intégration à moitié, ce qui, aujourd'hui, les rend fragiles et chancelants. Or, nombre de nos dirigeants sont convaincus que l'Union est compacte et unie. La vérité est autre et, sans un réveil de notre part, nous serons condamnés à une fragmentation fatale.

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Des dizaines de milliers de citoyens en Géorgie viennent de manifester au nom de la démocratie et du drapeau européen, rêvant de pouvoir rejoindre un jour la grande famille européenne. Pourquoi, en dehors de l'UE, nous aime-t-on plus que nous nous aimons ?

Notre limite est cette tendance à tout prendre pour acquis: la paix, la prospérité, le bien-être que connaissent désormais nos nations… Il s'agit pourtant d'un trésor récent, unique, qu'il faut à tout prix protéger.

"L'ignorance ou l'oubli dictent souvent nos perceptions et nos choix. Les Géorgiens, les Moldaves et les Ukrainiens qui se battent pour le drapeau européen, en sacrifiant parfois leur propre vie au nom de nos idéaux, devraient nous pousser à une véritable introspection."

Les témoins des déchirures et des blessures du siècle passé, des guerres et des divisions qui ont détruit l'Europe, sont de moins en moins nombreux. Ainsi, l'ignorance ou l'oubli dictent souvent nos perceptions et nos choix. Les Géorgiens, les Moldaves et les Ukrainiens qui se battent pour le drapeau européen, en sacrifiant parfois leur propre vie au nom de nos idéaux, devraient nous pousser à une véritable introspection.

Quand et pour quelles raisons avons-nous perdu la perception de notre force et de notre valeur?

Cette méconnaissance des réalités est le produit pervers de l'accélération hyperbolique due au processus de mondialisation. J'évoque par là tous ces changements irréversibles qui ont accru les divisions entre ceux qui ont réussi à s'intégrer et ceux qui restent condamnés à une marginalisation sociale, économique, géographique. Un abîme qui existe parfois aussi entre les jeunes Européens et leurs aïeux, ayant souvent raté le coche de la révolution technologique. De même, des phénomènes nouveaux, comme l'essor de l'intelligence artificielle, la digitalisation de la société et des entreprises ou encore l'immigration de masse provoquent un sentiment de désorientation et d'aliénation. De nombreux Européens ne reconnaissent plus les quartiers où ils ont grandi, leurs villes, leurs pays.

Dans votre dernier livre, vous expliquez l'importance d'impliquer les citoyens dans le projet européen. Par quels moyens?

Dans mes écrits, j'ai lancé une provocation en évoquant un concept nouveau, celui de la "liberté de rester", c'est-à-dire la possibilité de devenir de vrais citoyens européens sans avoir à se sentir étrangers chez soi. Cette réflexion a commencé à germer en moi alors que, à Pise, il y a quelques années, un vieil homme m'a rendu l'un des tracts pro-européens que je distribuais aux passants. "L'Europe n'est pas pour moi parce que je ne voyage pas en avion"! m'a-t-il expliqué sans la moindre ironie. "L'Europe appartient aux cosmopolites, aux polyglottes, à ceux qui voyagent et travaillent à l'étranger. Moi, je suis né et je mourrai dans ma ville natale, comme mes enfants et mes petits-enfants…"

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Qu'avez-vous fait de ce témoignage?                    

Ces propos sont venus nourrir mon rapport sur le marché unique. L'Europe ne peut pas être à la fois le continent de la saturation et du dépeuplement, le territoire du chômage et de la fuite des cerveaux, du conflit entre les centres et les périphéries... L'UE est appelée à offrir des services d'intérêt général à tous ses citoyens, et doit apprendre à parler une langue qui soit compréhensible à tous, mobiles et sédentaires, urbains et ruraux…  

Vous êtes un fervent défenseur d'une plus grande intégration européenne, au niveau des marchés financiers, de l'énergie, des télécommunications, de la défense…

"J'essaye toujours d'appliquer la 'méthode Jacques Delors'! L'ancien président de la Commission européenne n'a cessé de poursuivre l'intégration européenne de façon pragmatique et non pas idéologique."

J'essaye toujours d'appliquer la "méthode Jacques Delors"! L'ancien président de la Commission européenne n'a cessé de poursuivre l'intégration européenne de façon pragmatique et non pas idéologique. Il ne faut, en effet, en aucun cas, opposer le drapeau européen à celui des vingt-sept États-membres. Et il faut expliquer aux citoyens quel est l'intérêt intrinsèque d'une deuxième vague d'intégration des marchés, ce qui viendrait compléter l'œuvre de Delors. Je vous rappelle qu'il a été terriblement difficile de faire digérer l'euro aux citoyens de l'Union. Et aujourd'hui, face aux déséquilibres produits par la mondialisation, 75% des Européens défendent bec et ongles leur monnaie unique. 

Quelles seraient les conséquences si l'Europe ne devait pas agir à temps?

Encore une fois, il suffit d'évoquer les intérêts qui sont en jeu pour nous tous. Le Nasdaq américain vaut, à lui seul, la valeur de toutes les bourses européennes multiplié par deux.

140
milliards d'euros
"Il n'existe pas une défense européenne, mais vingt-sept systèmes défensifs nationaux. Or, depuis le début de la guerre en Ukraine, l'Europe a dépensé 140 milliards d'euros, et 80% de cet argent a été utilisé pour acheter du matériel militaire américain, turc ou sud-coréen."

Les marchés financiers américains sont si forts et attractifs que, chaque année, 300 milliards d'euros de notre épargne traversent l'Atlantique et vont renflouer les caisses des entreprises des États-Unis. Des entreprises qui, ensuite, viennent faire du shopping en Europe, en rachetant nos sociétés avec notre épargne! Les conséquences de notre myopie et inaction sont donc évidentes: les souverainismes économiques européens font jouir Wall Street ainsi que tout investisseur chinois.

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Comment convaincre les États-membres et les dirigeants européens qui se montrent encore frileux face à l'élargissement du marché unique?

En affichant un pragmatisme sans faille. Prenons l'exemple de la défense. Il n'existe pas une défense européenne, mais vingt-sept systèmes défensifs nationaux. Or, depuis le début de la guerre en Ukraine, l'Europe a dépensé 140 milliards d'euros pour soutenir militairement Kiev, et 80% de cet argent a été utilisé pour acheter du matériel militaire américain, turc ou sud-coréen. Nos divisions nous fragilisent, nous épuisent économiquement et vont créer les emplois, dont nous aurions tant besoin, au Michigan, à Ankara, à Séoul!

Audi Brussels fermera ses portes fin février 2025. Volkswagen envisage de réduire considérablement ses effectifs en Allemagne… Or, on explique cette crise du marché européen de l'automobile par la concurrence étrangère, notamment dans le domaine des véhicules électriques. Que faire?

Le risque est que cette crise mette en péril l'avenir de la transition verte. À ce niveau, deux thèses fallacieuses s'affrontent. Il y a ceux qui, tout en refusant la réalité, veulent maintenir les objectifs et les rythmes initialement prévus. Et ceux qui veulent tout arrêter puisqu'ils considèrent que le Pacte vert est un suicide pour nos industries.

La solution est au milieu. Je propose de lancer une union de l'épargne européenne pour financer cette transition. Or, la mobilisation de l'épargne privée pour des investissements, appelés à devenir attrayants, favorisera aussi, dans un deuxième temps, le déblocage de fonds publics, hypothèse qui est, pour l'instant, considérée comme inacceptable par les pays de l'Europe du Nord.

Partagez-vous les dernières craintes formulées par l'ancien président de la BCE, Mario Draghi, sur la compétitivité européenne?

"Mario Draghi et moi avons toujours travaillé en parallèle. Et nos rapports sont l'un le miroir de l'autre. Je partage donc, bien évidemment, toutes ses craintes et les solutions qu'il propose."

Nous avons toujours travaillé en parallèle. Et nos rapports sont l'un le miroir de l'autre. Mario Draghi est parti des conclusions de mon document pour lancer ses propres analyses et ébaucher des recommandations. Je partage donc, bien évidemment, toutes ses craintes et les solutions qu'il propose.

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L'Europe n'est-elle pas en train de trop réguler dans le domaine de l'intelligence artificielle? Si l'économie européenne est en retard par rapport à ses principaux concurrents, n'est-ce pas aussi parce qu'elle est trop réglementée?

Je défendrai toujours notre législation commune sur l'IA, premier texte législatif de ce type au monde. Nous l'avons conçue pour éviter justement la cacophonie de vingt-sept règlements nationaux différents. Je vous rappelle juste qu'en matière de protection des données, dans la seule Allemagne, il existe 18 lois régionales…

Que faire alors?

Il faut éviter la fragmentation règlementaire et simplifier le plus possible. En ce sens, il faut limiter les directives européennes, qui se traduisent en vingt-sept lois nationales et produisent un chaos normatif ingérable, et promouvoir davantage les règlements communautaires qui valent pour tous.

"J'encourage, de même, l'unification du droit des affaires en proposant une solution inédite: la création d'un vingt-huitième État virtuel (...) Ce code européen des affaires deviendrait déterminant pour le développement de nos sociétés, en particulier pour les petites et moyennes entreprises."

J'encourage, de même, l'unification du droit des affaires en proposant une solution inédite: la création d'un vingt-huitième État virtuel, qui viendrait en complément sans se substituer aux divers droits nationaux. Ce code européen des affaires deviendrait déterminant pour le développement de nos sociétés, en particulier pour les petites et moyennes entreprises.

Peut-on vraiment faire avancer le projet européen alors que, partout dans l'UE, les populismes souverainistes progressent dans le cœur des électeurs?

Mon objectif avec ce rapport est d'avoir tout le monde à bord, y compris les souverainistes, les eurosceptiques et les éternels réfractaires. Exactement comme l'avait fait, en son temps, Jacques Delors, lorsqu'il avait lancé la construction du marché unique grâce à son alliance avec la moins européenne des dirigeantes politiques de l'époque, la première ministre britannique, Margaret Thatcher. Encore une fois, l'effort de conviction passe par la vérité des faits. L'économie italienne, dans les années 1980, représentait en termes de valeur la force des économies indienne et chinoise ensemble. Aujourd'hui, le rapport est complètement inversé. Seuls, nous ne sommes plus rien!

"Giorgia Meloni, à la tête du plus important pays européen ayant épousé la droite radicale, pourrait contribuer à diviser l'UE ou, au contraire, coopérer avec Bruxelles pour renforcer notre maison commune."
"Giorgia Meloni, à la tête du plus important pays européen ayant épousé la droite radicale, pourrait contribuer à diviser l'UE ou, au contraire, coopérer avec Bruxelles pour renforcer notre maison commune." ©AFP

Vue de Bruxelles, la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, semble jouer le jeu européen et avoir adouci son profil d'extrême droite… Est-elle sincère?

On le saura très vite! Ses rapports avec la nouvelle administration de Donald Trump nous aideront à comprendre quelle est sa réelle orientation et à qui elle déclarera son allégeance. La crédibilité politique de la péninsule dépendra aussi de la relation qui sera établie entre Rome et Washington.

"La solution migratoire passe, à mon avis, par une meilleure défense des frontières externes de l'Europe."

Giorgia Meloni, à la tête du plus important pays européen ayant épousé la droite radicale, pourrait ainsi contribuer à diviser l'UE ou, au contraire, coopérer avec Bruxelles pour renforcer notre maison commune.

Vous avez récemment déclaré que l'UE a besoin d'une "politique migratoire plus ambitieuse". Que pensez-vous du projet de délocalisation de l'examen des demandes d'asile dans des pays tiers?

Cette stratégie de délocalisation n'ira nulle part, il suffit de voir l'échec total du projet italien en Albanie! La solution migratoire passe, à mon avis, par une meilleure défense des frontières externes de l'Europe. Et nous sommes appelés à investir plus dans la promotion et la gestion de l'immigration légale, dont nous avons toujours énormément besoin, notamment pour des raisons démographiques. Il s'agit là de la seule façon de réduire considérablement les flux irréguliers.

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La Cour des comptes épingle des incertitudes liées à certaines estimations du gouvernement De Wever, notamment en ce qui concerne les effets de retour des politiques d'emploi et les recettes fiscales attendues.
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