Le marché du pétrole vers un point de basculement ?
Le pétrole est-il au-devant d’un retournement de tendance? Alors que la chute brutale des prix au fil du dernier trimestre s’explique par deux tendances majeures - une offre toujours plus abondante et une Chine moins accro aux énergies fossiles -, une guerre totale au Moyen-Orient pourrait mettre un terme, au moins pour un temps, à cette baisse structurelle des cours de l'or noir.
Ces dernières semaines, le marché du pétrole s’est retourné violemment à deux reprises, comme s’il ne savait plus sur quel pied danser. En cause: deux événements survenus coup sur coup au Moyen-Orient. Le premier semblait annoncer l’ancrage, dans la durée, du déclin des cours de l’or noir, à savoir la décision par l’Arabie saoudite, chef de file du cartel pétrolier OPEP+, de ne plus viser un prix du baril à 100 dollars, abandonnant ainsi ses limites de production destinées à soutenir les cours. Mais le second événement, intervenu cette semaine, a cassé net cette perspective: l’augmentation de l’offre de pétrole n’est plus inscrite dans les étoiles, depuis que la salve de missiles iraniens sur Israël menace d’entraîner l'ensemble de la région dans une guerre totale.
Une guerre ouverte au Moyen-Orient - qui représente un tiers de l’offre mondiale de pétrole - mettrait sérieusement en péril l’approvisionnement global.
Il y a huit jours, l’élimination par Israël du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, n’avait guère ému les marchés. Mais, mardi dernier, lorsque l’Iran est entré en conflit direct contre Israël, le prix du pétrole a flambé de 6%. Et pour cause: une guerre ouverte au Moyen-Orient — qui représente un tiers de l’offre mondiale de pétrole — mettrait sérieusement en péril l’approvisionnement global.
Le marché pétrolier est ainsi confronté, de manière inattendue, à deux forces opposées, alors que la tendance baissière s’était installée depuis un certain temps. La plupart des analystes n’en continuent pas moins de penser que les prix du pétrole évolueront dans une fourchette structurellement plus basse que ces deux dernières années, en raison d’une offre excédentaire et d’un ralentissement de la demande.
Mais, alors que le prix du pétrole vient de connaître sa plus forte hausse hebdomadaire depuis début 2023, ils assortissent leurs prévisions baissières d’un solide bémol. Si Israël s’en prend aux infrastructures pétrolières iraniennes et que Téhéran riposte en attaquant des installations pétrolières ailleurs au Moyen-Orient, le prix du pétrole pourrait rapidement remonter en flèche.
Prime géopolitique (encore) limitée
Jusqu'à ce que l'on apprenne, jeudi après-midi, qu'Israël avait consulté le gouvernement américain au sujet d'une attaque de représailles contre l'industrie pétrolière iranienne, le marché a continué d’estimer que le risque géopolitique était relativement faible pour les prix du pétrole. "La prime de risque géopolitique est restée limitée jusqu'à mercredi", souligne Daan Struyven, co-responsable de la recherche sur les matières premières à la banque d'investissement Goldman Sachs. Cela s'explique en partie par le fait que malgré deux guerres persistantes - en Ukraine et à Gaza -, la production de pétrole n’a pas été gravement perturbée.
Un avis partagé par l’expert en énergie Thijs Van der Graaf (UGent). Il observe que, même après une nouvelle hausse de 5% du prix du pétrole, jeudi, à 77 dollars, le prix du baril de Brent reste inférieur d’environ 10 dollars à ce qu’il était il y a un an.
Un point de référence qui n’est pas une coïncidence: le 7 octobre 2023, le Hamas lançait son attaque terroriste contre Israël depuis la bande de Gaza, entraînant une contre-offensive de l’État hébreu. À l’époque, les prix du pétrole avaient fortement réagi. "Mais on s’est vite rendu compte qu’aucun pétrole n’était produit à Gaza. De plus, il n’y a pas eu d’embargo pétrolier arabe comme dans les années 1970", fait remarquer Thijs Van de Graaf. Après un bref pic à 92 dollars, le prix du pétrole a rechuté à partir de la mi-octobre 2023.
La fourchette de 70 à 90 dollars entre lesquels le pétrole s’installait confortablement ne semble plus d’actualité.
Ces douze derniers mois ont, en effet, été marqués par de profonds changements sur le marché pétrolier. Si bien que la fourchette de 70 à 90 dollars entre lesquels le pétrole s’installait confortablement ne semble plus d’actualité. Le mois dernier, le baril d’or noir passait ainsi, pour la première fois depuis 2021, sous la barre des 70 dollars.
"Les fluctuations à l’intérieur de cette fourchette d’apparence stable cachaient en réalité d’énormes glissements", explique Thijs Van der Graaf. "Tout d’abord, le quatuor composé des États-Unis, du Brésil, de la Guyane et du Canada a sensiblement augmenté sa production de pétrole. En outre, la Chine n’est plus le marché en croissance pour le pétrole qu’elle a longtemps été. Son ralentissement conjoncturel n’est pas seul en cause. Ce géant économique électrifie à un rythme soutenu son transport routier."
L'éléphant dans la pièce: les capacités inexploitées
Et puis il y a l’effet des impressionnantes capacités de production pétrolières inutilisées de l’Opep+, ce tandem alliant le cartel traditionnel de l’Opep dirigé par l’Arabie saoudite et ses alliés comme la Russie. "Cette capacité s’élève à près de 6 millions de barils par jour. C’est l’éléphant dans la pièce qui hante le marché", pointe Thijs Van der Graaf. C’est cette réserve, qui peut être jetée sur le marché assez rapidement, qui empêche, ces jours-ci, le prix du pétrole de vraiment décoller.
On pointera l’ironie de la situation: ces capacités inutilisées avaient précisément pour but de faire grimper les cours du pétrole. Depuis novembre 2022, l’Opep+ a réduit en effet systématiquement sa production de pétrole, partant du principe qu’une diminution de l’offre soutient le prix.
L'Arabie saoudite s'est résignée à ne plus se fixer pour prix cible le cours de 100 dollars le baril, alors même que l’équilibre de son budget en dépend.
Mais le manque à gagner de cette stratégie restrictive devient exorbitant lorsque les pays non membres de l’Opep s’empressent de combler ces volumes en baisse en augmentant leur propre production pétrolière. L’Opep+ perd ainsi sur deux tableaux: de moindres parts de marché, sans que cela ait un impact significatif sur les prix. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la part de marché du cartel est tombée à 48% cette année, contre 50% en 2023 et 51% en 2022.
L’Arabie saoudite, qui est traditionnellement à l’origine de la plupart des réductions de production au sein de l’Opep+, semble ne plus pouvoir assumer ce sacrifice. Elle ne fixe plus pour prix cible le cours de 100 dollars le baril, alors même que l’équilibre de son budget en dépend.
L’Opep+ prévoit de mettre sur le marché 180.000 barils de pétrole supplémentaires par jour à partir de décembre, et la même quantité tous les mois suivants jusqu’en novembre 2025. Cela annulerait complètement la récente réduction de la production de 2,2 millions de barils. Toutefois, certains analystes pensent que l’Opep+ s’arrêtera plus tôt et n’injectera donc qu’une fraction de ces 2,2 millions de barils sur le marché.
Marasme industriel chinois
Il n’empêche, avec toute cette offre supplémentaire, provenant de l’Opep+ ainsi que du quatuor comprenant les États-Unis et le Brésil, "le marché du pétrole sera potentiellement confronté à une offre excédentaire significative l’année prochaine"», avertissent les analystes de Commerzbank. À cela s’ajoute la Libye, où la production de pétrole devrait revenir à la normale maintenant que les deux gouvernements rivaux du pays se sont mis d’accord sur un nouveau gouverneur de la banque centrale. Cette dernière joue un rôle important dans la gestion de la manne de pétrodollars du pays.
"Le marché pétrolier intègre déjà l’augmentation attendue de l’offre et se montre plus pessimiste que les marchés d’actions et d’obligations quant aux perspectives de croissance économique."
Ce retournement du côté de l'offre pétrolière amène Goldman Sachs à revoir, lui aussi, à la baisse sa fourchette de prix, entre 70 et 85 dollars d’ici à 2025, avec une moyenne de 76 dollars, soit à peu près le niveau, après prise en compte des dernières turbulences géopolitiques.
D’un point de vue fondamental, Daan Struyven estime que le prix du pétrole est légèrement sous-évalué. "Vu les niveaux de stocks et les fondamentaux, le prix du pétrole est quelque peu déprimé. Le marché intègre déjà l’augmentation attendue de l’offre et se montre plus pessimiste que les marchés d’actions et d’obligations quant aux perspectives de croissance économique", explique-t-il.
Daan Struyven estime néanmoins, lui aussi, que le marché pétrolier "s’oriente vers un nouvel équilibre" à présent que l’Opep+ ajuste sa stratégie et que l’offre de pétrole hors Opep augmente plus fortement que prévu. Il cite également la Chine, qui a représenté jusqu’à 60% de la croissance de la demande mondiale de pétrole au cours de la dernière décennie, comme un facteur crucial dans l’équation.
"Alors que la demande chinoise de pétrole a augmenté de 600.000 barils par jour chaque année entre 2016 et 2019, cette croissance est retombée à seulement 250.000 barils au premier semestre 2024. La majeure partie de cette baisse, soit 300.000 barils, s’explique par le passage aux voitures électriques et aux camions fonctionnant au gaz liquéfié."
"La transition énergétique de la Chine progresse plus rapidement que prévu, car le pays recherche la sécurité énergétique et vise à devenir un leader mondial dans le domaine des technologies propres", poursuit Daan Struyven. S’y ajoute le marasme de l’industrie chinoise: l’activité des usines a baissé pour le cinquième mois consécutif en septembre.
Guerre des prix en vue?
Le marché pétrolier est encore exposé à un autre risque baissier, certes peu probable, mais dont l’impact serait considérable s’il se matérialisait, prévient l’analyste de Goldman Sachs: la menace d’une guerre des prix, brandie par le ministre saoudien du Pétrole, pour mettre au pas les membres du cartel qui ne respectent pas les limites de production convenues. Les Saoudiens ont en ligne de mire l’Irak et le Kazakhstan, mais également la Russie.
"D’un claquement de doigts, les Saoudiens peuvent ouvrir le robinet du pétrole, poussant le prix à 60 ou 50 dollars, pour damer le pion aux autres producteurs."
"Les Saoudiens peuvent tolérer cette situation pendant un certain temps, mais leur patience a des limites", explique Thijs Van der Graaf. "D’un claquement de doigts, ils peuvent ouvrir le robinet du pétrole, poussant le prix à 60 ou 50 dollars, pour damer le pion aux autres producteurs. Les Saoudiens peuvent plus facilement supporter des prix bas. Leur coût de production est très faible et ils disposent également d’importantes réserves de devises étrangères dans lesquelles ils peuvent puiser." Ce ne serait pas non plus la première fois: en 1985, 2014-2016 et 2020, l’Arabie saoudite a déjà déclenché des guerres de prix.
Mais Daan Struyven estime peu probable un tel scénario. "Avant tout parce que l’industrie pétrolière américaine est devenue moins sensible à une chute des prix", explique-t-il. De nombreux producteurs indépendants de pétrole de schiste américain se sont fait racheter par des majors ces dernières années.
"Ces grands groupes cotés ont des bilans solides et se sont engagés à augmenter systématiquement leur production même si le prix du pétrole baisse. La situation est donc différente de celle de 2014, lorsque les producteurs de pétrole de schiste très endettés étaient très vulnérables à des cours au plancher", explique Daan Stuyven. Une guerre des prix ferait désormais plus de tort à l’Arabie saoudite et à la Russie qu’à leurs concurrents. Les Saoudiens ont désespérément besoin de l’argent du pétrole pour de grands projets d’investissement tels que la ville futuriste de Neom, et les Russes pour leur machine de guerre.
Quelle riposte israélienne?
Mais que pèseraient tous ces facteurs baissiers face à une explosion du Moyen-Orient si l’Iran et Israël ne parviennent pas à amorcer une désescalade dans le conflit armé qui les oppose? Le marché pétrolier en serait fortement déstabilisé. Tout d’abord, par l’Iran lui-même, membre de l’Opep, qui produit 3,2 millions de barils de pétrole par jour, dont 1,7 million est destiné à l’exportation, principalement vers la Chine. Mais les analystes estiment que l’Opep+ dispose d’une capacité de réserve suffisante pour absorber toute perte de production iranienne.
"Les réserves de capacité de production effectivement disponibles pourraient bien être beaucoup plus faibles si les infrastructures énergétiques de la région sont attaquées."
Ce serait oublier un peu vite, toutefois, qu’une bonne partie de cette capacité de réserve se trouve, elle aussi, au Moyen-Orient, à savoir 3 millions de barils par jour en Arabie saoudite et 1,4 million dans les Émirats.
Ces réserves sont donc elles-mêmes vulnérables à une éventuelle escalade militaire, souligne Giovanni Staunovo, analyste des matières premières chez UBS. "Les réserves effectivement disponibles pourraient bien être beaucoup plus faibles si les infrastructures énergétiques de la région sont attaquées", a-t-il déclaré à l’agence de presse Reuters.
Ce scénario catastrophe reste cependant très hypothétique. "Pourquoi Israël ferait-il cela?", s’interroge Thjis Van der Graaf. Une flambée des prix du pétrole nuirait à toute la planète, souligne-t-il, y compris aux États-Unis, où des élections cruciales sont prévues dans un mois. L’administration Biden voudra certainement éviter de présenter aux électeurs américains des prix du carburant plus élevés si près du jour de la présidentielle. Elle aura donc tout intérêt à enjoindre Israël de se calmer.
l’Iran, qui est fâché avec de nombreux pays arabes, est situé sur le très stratégique détroit d’Ormuz, par lequel transite 20% du brut mondial.
Aussi, les discussions israélo-américaines sur d’éventuelles attaques contre les installations pétrolières iraniennes n’ont pas manqué d’étonner les observateurs dans la mesure où le régime des mollahs et ses alliés (tels que les rebelles houthis au Yémen) pourraient riposter en frappant les exportations d’or noir de l’ensemble du Moyen-Orient.
En 2019, des attaques de drones avaient déjà causé de sérieux dommages à la capacité de raffinage du pétrole saoudien. Qui plus est, l’Iran - qui est fâché avec de nombreux pays arabes - est situé sur le très stratégique détroit d’Ormuz, par lequel transite 20% du brut mondial. Si les tensions au Moyen-Orient prenaient une tournure cataclysmique, le marché du pétrole en serait immédiatement bouleversé. Jusqu’à récemment, les investisseurs professionnels, tels que les fonds spéculatifs, pariaient encore gros sur la poursuite de la baisse des prix du pétrole. S’ils devaient dénouer leurs positions, le baril de brut aurait tout du baril de poudre pour le cours de l’or noir. Mais, pour l’heure, le feu au Moyen-Orient n’a pas (encore) embrasé le marché pétrolier.
Toute l'actualité sur la guerre entre le Hamas et Israël et la situation au Moyen-Orient. Découvrez nos analyses et les dernières infos.
Les plus lus
- 1 Volodymyr Zelensky se retire des discussions de paix et déplore le manque de sérieux de la Russie
- 2 Grève générale du 20 mai: voici les perturbations à prévoir ce mardi
- 3 L'assurance protection juridique menacée par la fin de l'avantage fiscal
- 4 Wegovy, le traitement anti-obésité de Novo Nordisk, vendu en Belgique à partir du 1er juillet
- 5 Pourquoi l'or s'achemine vers sa plus forte chute hebdomadaire en six mois