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interview

Pascal Chabot, philosophe: "Nous devons abandonner l'idée d’un progrès strictement utilitariste"

©Dieter Telemans

Dans son dernier ouvrage*, le philosophe belge Pascal Chabot essaye de comprendre notre rapport contemporain au temps. Il montre que notre époque conçoit de plus en plus le temps du point de vue de la quantité. Au carrefour de toutes les problématiques actuelles, du climat au travail en passant par l’économie ou la politique, l'expérience du temps doit, selon lui, être entièrement repensée à l'aune de la qualité.

Selon vous, nous vivons à l’époque de "l’hyper-temps". Qu’entendez-vous par là?

Il m’a semblé intéressant de comprendre notre rapport contemporain au temps. Ce rapport possède une série de caractéristiques inédites dans l’histoire de l’humanité : le temps est devenu omniprésent et il est de plus en plus quantitatif. L’hyper-temps, c'est cette alliance de technologie et de capitalisme monopolistique qui structure le présent. C’est un temps à rebours, le temps du décompte, du calcul. C'est le temps des machines. Et ce temps machinique s’introduit de plus en plus dans nos expériences. Nos actions sont régies par ce temps quantifié. Cette maitrise toujours plus importante du temps a ses avantages mais l'enjeu pour nous est de retrouver une qualité de temps, un rapport plus libre au temps.

Le temps des vacances, par exemple?

Oui, le temps des vacances, c’est le temps spontané, loin des injonctions de l'actualité ou des mails, un temps rendu à lui-même et presque innocent, où s’impose l’impression rare de retrouver une simplicité de vivre…

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Aujourd'hui, de nombreuses personnes ne se sentent plus de ce temps."

"Nous sommes tous des non-contemporains, des anachroniques qui, par moment, errons dans des temps parallèles", écrivez-vous. Il existe, selon vous, une véritable fracture temporelle dans nos sociétés? 

Je fais ce constat qu’il existe une fracture entre des individus qui vivent dans une seule et unique catégorie temporelle, et d’autres qui peuvent passer d’une catégorie temporelle à une autre assez facilement. La question est celle-ci : nos sociétés sont-elles capables de métisser les temps en partant du constat que la non-contemporanéité est une réalité ? Aujourd'hui, de nombreuses personnes ne se sentent plus de ce temps. En 2016 et 2020, par exemple, l’électorat de Trump était clairement nostalgique d’un âge d’or de l’industrie américaine. Ils se sont sentis non contemporains et ils ont voté pour le schème temporel qui leur permettait de conserver l’illusion d’un rythme habituel. Tant qu’existera une et une seule conception flamboyante de l’Histoire au milieu d’autres qui ne peuvent être que perdantes, les alternances d’épisodes de frustration et de revanche ne cesseront pas.

Le télétravail est l’étape la plus poussée de la division du travail. À chacun sa tâche et uniquement sa tâche.

L’une des conséquences de cette crise est, selon vous, la mise en lumière de la différence entre le logiciel et le logistique. Que voulez-vous dire par là?

C’est une version contemporaine de la fracture entre l’esprit et la matière. Durant le confinement, on a vu une série d’hommes et de femmes qui ont passé leur existence devant des écrans. Ils ont échangé des signes, des mots, commandés des actions. Mais tout cela à un impact réel. Ses demandes d’action dans le monde supposent des chaines logistiques dans lesquelles le corps est à chaque fois engagé.

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Enfants gâtés du logiciel, nous avions oublié le poids du matériel, ses contraintes. Durant le confinement, la situation s'est inversée : les logisticiens travaillant à flux tendus ont connu leur revanche en termes d’utilité, tandis que les télétravailleurs ont de mieux en mieux compris que ce n’est pas parce que l’on appuie sur un bouton que l’ordre est suivi d’effet. Ils pouvaient envoyer tous les mails qu’ils voulaient pour exiger qu’on leur livre des masques , s’il n’y en a plus, il n’y en a plus. Ce qui doit être remarqué, c’est que le télétravail est l’étape la plus poussée de la division du travail. À chacun sa tâche et uniquement sa tâche. La réforme du travail passera nécessairement par un nouveau rapport au temps, qualitatif plus que quantitatif. 

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Le temps, ce n’est pas de l’argent. 'Avoir du temps', c'est précisément dépasser 'l'avoir', au sens de la quantité.

"Le temps, c’est de l’argent", dit-on. Cette expression n’a jamais été aussi vraie dans le cadre de notre système actuel? 

Cette expression n’est pensable que si le temps est pure quantité. Et cependant, nous savons que c'est faux : le temps, ce n’est pas de l’argent. "Avoir du temps", c'est précisément dépasser l'"avoir", au sens de la quantité. Cette coalescence entre temps et argent qui base de notre système n’est pas uniquement visible à un niveau macroéconomique. Elle est également présente dans la vie des individus. Le crédit, par exemple, est un lieu où le présent d’un prêt d’argent suppose un échelonnement temporel de son remboursement. Le crédit façonne non seulement la vie des individus, mais aussi celle des États. Le poids de la dette glisse d’une génération à l’autre, créant une solidarité forcée qui va d’amont en aval et se répercute sur les nouvelles générations, sommées de répondre aux engagements de leurs prédécesseurs.

Nos sociétés sont des paquebots qui bougent très lentement. Leur complexité génère énormément d’inertie, parfois instrumentalisée par des intérêts qui refusent le changement ou le redoutent.

La question climatique, c'est aussi un problème de temps. Le dernier rapport du GIEC est alarmant et l’urgence climatique se précise encore. Comment expliquez-vous notre incapacité à nous projeter dans un futur clairement annoncé afin d'agir maintenant? 

Grâce aux études du GIEC et autres prospectives, nous avons un rapport au futur qui est beaucoup plus documenté que toutes les générations précédentes. Nous possédons aujourd'hui une approche plus juste du futur, même s’il reste le lieu par excellence de la surprise. Pour autant, cette prise de conscience n’implique pas nécessairement une réorientation majeure. Nos sociétés sont des paquebots qui bougent très lentement. Leur complexité génère énormément d’inertie, parfois instrumentalisée par des intérêts qui refusent le changement ou le redoutent. Et puis, il y a une autre difficulté : nous avons hérité du vingtième siècle l’opposition entre écologie et technologie. D'un côté, la nature ; de l'autre, le progrès. Le 21e siècle doit élaborer un autre rapport entre écologie et technologie, moins idéologiquement opposé. Le seul retour à la nature ou la foi déraisonnable dans la technologie représentent, chacun à leur manière, une impasse.

Jamais époque n’a vécu autant de progrès et jamais elle n’en a été si peu consciente.

Il faut donc faire évoluer notre conception du progrès?

Le progrès considéré comme une idéologie triomphante est un reliquat du passé. Le paradoxe est cependant que notre civilisation continue son mouvement de progression. Jamais époque n’a vécu autant de progrès et jamais elle n’en a été si peu consciente. Même si la conception moderne du progrès a engendré des conséquences néfastes, il ne faut pas jeter le progrès, mais le réinventer, le réorienter : nous devons abandonner l'idée d’un progrès strictement utilitariste en remettant au centre ce que je nomme le progrès « subtil » qui consiste à repenser nos liens avec l’humanité, avec la nature, avec ce qui nous importe. Il faut développer une compréhension plus large du progrès afin d’élargir le champ de l’avenir.

À mes yeux, le terme de "décroissance" ne rend pas compte de la complexité du réel. Il y a des choses qui doivent croitre, d’autres non.

Comment ne pas céder à la fatalité face aux perspectives annoncées par le GIEC?

Les annonces sont claires, en effet: nous n’avons plus le temps. D’un point de vue scientifique, le message du GIEC est exact, mais il a une répercussion existentielle absolument catastrophique, notamment sur les jeunes générations. Entendre ce message à 18 ans, c’est extrêmement violent : comment vivre à une époque où le temps est compté ? Pour cette jeunesse, il est nécessaire de développer un rapport à l’avenir qui reste un lieu d’ouverture.

La décroissance représente-t-elle une solution selon vous?

Je n’emploie pas ce terme. À mes yeux, il ne rend pas compte de la complexité du réel. Il y a des choses qui doivent croitre, d’autres non. En ce qui concerne la justice sociale, l’accès à l’éducation, la recherche médicale, il faut aller beaucoup plus vite. Il y a énormément d’accélérations nécessaires dans notre monde. En revanche, dans le secteur des hydrocarbures, par exemple, c’est plutôt une décroissance qui est souhaitable…

Nous vivons dans une société essentiellement court-termiste, mais aussi post-idéologique, ce qui est plutôt une bonne chose : nous ne croyons plus qu’il existe une seule et unique idéologie qui pourrait régler tous les problèmes.

Face à de nombreux défis actuels, on a l'impression que la politique est court-termiste. Comment penser le temps long en politique?

La politique est affaire d’individus. Certains pensent à court terme, d’autres ont une vision. Je pense qu’il faut prêter plus d'attention à ceux que je nomme les « attracteurs du futur ». Évidemment, le risque du visionnaire, c'est le dogmatisme. Nous vivons dans une société essentiellement court-termiste, mais aussi post-idéologique, ce qui est plutôt une bonne chose : nous ne croyons plus qu’il existe une seule et unique idéologie qui pourrait régler tous les problèmes. 

*Avoir le temps. Essai de chronosophie, Pascal Chabot, PUF, 224 p., 17 €

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