Les mots d’arsenic
Les mots nous nourrissent. Les galvauder revient à nous empoisonner.
«Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic: on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir», écrivait le philosophe allemand Victor Klemperer. Ce linguiste, juif, chassé de l’université de Dresde en 1935, ne survécut à la guerre que par chance et ruse. Tout au long des années de nazisme, il prit rigoureusement note du glissement du sens des mots, progressivement transposé, transformé, perverti.
La dérive des termes et langues n’est pas réservée aux régimes totalitaires. Éric Hazan, médecin et éditeur, dénonçait en 2006 la tartufferie des mots à la mode: le «problème», avec sa solution unique, remplace la question et ses réponses multiples; la «bavure» rhabille le crime de guerre. Il n’est donc pas étonnant que nous soyons contaminés aux mots d’arsenic.
Dictature
Récemment à Bruxelles et depuis des mois en Europe, des centaines de milliers de citoyens sont descendus dans la rue pour protester contre «la dictature» des gouvernements. Les manifestants hurlent en toute liberté que la liberté est insupportablement bafouée!
Il est vrai que les mesures sanitaires contestées ont en général été conçues par des gouvernements qui émanent de parlements librement élus, puis ont été critiquées, amendées et validées par ces parlements, avant d’être critiquées, amendées et validées par des conseils constitutionnels ou équivalents. La dictature n’est plus ce qu’elle était...
Expérience
Cette confiscation du sens rejoint ce à quoi beaucoup d’entre nous ont été confrontés lors des fêtes de fin d’année: «l’expérience d’achat» numérique. À peine avions-nous réservé par internet un livre à poser sous le sapin ou une nuit d’hôtel qu’un mail nous arrivait : «Comment évaluez-vous votre expérience d’achat avec XXX ?». Choisir un bien ou service, le payer et le recevoir, n’est-ce pas une simple emplette? Quel rapport avec l’expérience, ce profond mécanisme de connaissance du monde que nous utilisons «quand la raison nous manque», dit Montaigne ?
Qu’une foule qui se prétend peuple scande des sornettes, on peut le comprendre comme l’urticaire de nations souffrantes.
Qu’une foule qui se prétend peuple scande des sornettes, on peut le comprendre comme l’urticaire de nations souffrantes. Que l’e-commerce fasse du «wordwashing», cela peut se comprendre comme un usage du cynisme marchand. Malheureusement, à travers leurs indignations, la politique et la culture dérivent elles aussi.
Gouvernance
Indignation ministérielle. En juillet 2021, des pluies exceptionnelles faisaient déborder des rivières, tuant 41 personnes en Wallonie et détruisant des milliers de logements. Deux semaines plus tard, le ministre-président répondait aux journalistes sur la reconstruction. L’un d’eux osa interroger sur la lenteur des réformes. Et Monsieur le Ministre Président de répondre : «Le malheur frappe l’Allemagne, allez-vous dire que l’Allemagne est en retard? Qu’elle est mal gouvernée? (…) J’en ai un peu marre de cette vision qui accable systématiquement la Wallonie. (…) La gouvernance y vaut celle de l’autre région».
Pourtant, l’European Quality of government Index (EQI), qui objective et compare la gouvernance des différents pays de l’UE, montre qu’en la matière la Wallonie se situe un à trois niveaux sous les lands allemands. En outre, le niveau de la Belgique est inférieur à celui de l’Allemagne pour divers indicateurs socioéconomiques, et le niveau wallon est souvent sous la moyenne belge.
Qu’un responsable gouvernemental de ce calibre démonétise la notion de gouvernance, décisive de la vie politique, est inquiétant.
Désobéissance civile
Et il y a l’indignation du monde culturel qui, en décembre dernier, a réagi à la fermeture des salles de spectacle par quelques jours d’ouverture illégale.
Il est normal qu’un secteur socioprofessionnel défende son gagne-pain ; de là à se draper dans les grands mots...
On peut considérer que cette fermeture était absurde – en plus d’être disproportionnée comme l’a jugé le Conseil d'État -, que la culture est essentielle, et que l’action fondée sur une légitimité supérieure à celle de la loi est vitale à toute démocratie. Pour autant, peut-on parler de désobéissance civile dans ce cas? Le doute est permis… Car le principe de ce type d’action, du moins telle que la conçoit notamment Gandhi, c’est de se mettre en danger soi-même, et au nom d’un intérêt supérieur.
Or, ici, il s’agissait de mettre en danger la communauté autant que soi-même. De plus, un fer de lance du mouvement d’indignation est l’organisateur d’un spectacle d’une revue politique annoncée comique et programmée trois soirs. Tout en reconnaissant l’importance de la satire, il n’est pas sûr que la vie de l’esprit fût anéantie par la non-représentation dudit spectacle. Il est normal qu’un secteur socioprofessionnel défende son gagne-pain ; de là à se draper dans les grands mots...
Que certains représentants de la culture, qui sont des inventeurs, des jardiniers et gardiens des mots se fourvoient, est inquiétant aussi. Car les mots nous nourrissent. Les galvauder revient à nous empoisonner. L’empoisonnement est dangereux, pour tous, y compris les empoisonneurs.
Joël Van Cauter
Docteur en philosophie et économiste
Les plus lus
- 1 Grève générale du 20 mai: voici les perturbations à prévoir ce mardi
- 2 Le report de la réforme du chômage n'est plus un tabou
- 3 Le fast-food sain Shape&Go en faillite, son jeune fondateur carolo tire les leçons d'une trop courte aventure
- 4 Pierre Wunsch (gouverneur de la BNB): "Une baisse du taux de base en dessous de 2% pourrait être nécessaire"
- 5 Qui sont les champions des dividendes à la Bourse de Bruxelles?